Paperjam.lu

 

Alain Georges, président depuis 3 ans du Conseil d'Administration de Luxair, n'a pas sollicité le renouvellement - annuel - de son mandat à l'occasion de l'assemblée générale ordinaire du 10 mai dernier. Ou tout du moins lui a-t-on demandé avec insistance de ne pas le faire, ce qui, à conséquence égale, n'en revient cependant pas au même...

Clairement, Alain Georges semble avoir été sacrifié par son ministre de tutelle, conséquence des quelques échanges d'amabilités entre les deux hommes, dans la gestion de la "crise" qu'a traversé Luxair suite au dramatique crash du 6 novembre 2002.

Abandonné en bout de piste, après trois années à la tête de la compagnie, Alain Georges nous livre ses premières impressions d'ex-président et ses inquiétudes quant à l'avenir d'une compagnie aérienne qui n'a, à ses yeux, d'indépendante que le nom.

Monsieur Georges, que retiendrez-vous de vos trois années passées à la tête de Luxair?

Je retiens avant tout l'aspect merveilleux, au sens médiéval du terme, de l'activité du transport aérien. Même plus de 100 ans après le premier vol des frères Wright, il est toujours fascinant de voir s'envoler ces engins colossaux et de mesurer l'ensemble de compétences, de performances et de responsabilités hors du commun que cela implique.

Voilà pour les aspects positifs. Evidemment, le tragique accident du 6 novembre 2002 reste le fait le plus marquant. Le deuil, les souffrances m'ont profondément marqué et ont aussi beaucoup changé Luxair.

Peut-on dire, en effet, qu'il y a un "avant" et un "après" 6 novembre?

Peut-être Luxair s'était-elle laissée bercer par une certaine confiance, sans doute superficielle, que la société avait en elle-même. Mais la catastrophe du 6 novembre a sans doute agi comme le révélateur d'une certaine anxiété. Je reste néanmoins persuadé qu'en dépit des mélodrames qui ont suivi ces événements, Luxair a les moyens de sortir de cette crise encore plus forte et plus dynamique.

Quel est, selon vous, l'importance de cette crise?

Il s'est surtout agi d'une crise des mentalités, qui servira peut-être à mieux attaquer les problèmes considérables que Luxair doit affronter: aussi bien en externe, avec la concurrence des compagnies low cost et la déréglementation des activités aériennes, qu'en interne, où il lui faut trouver les structures de gouvernance, les productivités, les stratégies qui lui permettent d'avancer. Ce sera ardu, mais réalisable si tout le monde pousse dans le même sens. En cela, je souhaite beaucoup de succès à mon successeur, qui aura à mener à bien cette démarche.

Dans quelle mesure la situation de "niche" exploitée par Luxair est-elle un frein à ce développement?

On utilise souvent le terme de "niche" comme métaphore pour parler de "monopole". Certainement, pendant un temps, Luxair a bénéficié d'un monopole de fait, puisque cette niche était tellement petite que les concurrents ne voyaient aucun intérêt à s'y précipiter. Mais cela est révolu, aujourd'hui! Regardez le tarmac du Findel et vous y verrez des avions de British Airways, KLM, VLM, ... British Airways opère, aujourd'hui, plus de vols vers Londres que Luxair... Ce qui différencie Luxair des autres compagnies, c'est que les concurrents ne volent que lorsque c'est profitable, alors que Luxair, qui se veut une société citoyenne, continuera à assurer des liaisons même si elles ne sont pas profitables. Au moins pendant un certain temps.

Luxair assure, en quelque sorte, un service public du transport aérien...

La société est, en tous cas, moins regardante sur ses recettes, car elle se considère comme faisant partie du tissu économique luxembourgeois. Mais il faut bien voir que la concurrence ne se limite pas au seul tarmac. Il y a les transports de bus entre Luxembourg et Francfort ou Charleroi, il y aura bientôt le TGV vers Paris... Ne parlons donc plus de monopole, ni de notion de "national carrier"! Il ne restera plus, à l'avenir, que des transporteurs qui opèreront là où leur business model sera le mieux adapté.

Cette mutation dont vous parlez est-elle facile à envisager compte tenu du poids important que représente l'Etat dans tous les rouages de la compagnie?

La vie d'une société active dans le transport aérien baigne dans les réglementations contrôlées par l'Etat: l'agrément des avions, des pilotes, la définition des routes aériennes, les droits de survol, les "slots"... Après la dérégulation imposée en 1979 par les Américains et Jimmy Carter, certaines compagnies qui n'ont pas su se sortir de cette culture de société semi-étatique, ont disparu. Tous les efforts de Luxair doivent donc aller dans ce sens et si de grosses sociétés comme Lufthansa ou British Airways y sont parvenues, une plus petite société, comme la nôtre, plus flexible et mobile, doit aussi y parvenir. Mais il est clair qu'une culture d'entreprise d'un demi-siècle n'est pas facile à quitter, surtout si tout le monde ne pousse pas dans le même sens.

Y a-t-il eu une réelle réflexion, au Luxembourg, quant à un désengagement progressif de l'Etat?

Lorsque je suis arrivé à la tête de Luxair, on en parlait, effectivement. Mais la catastrophe de novembre 2002 a changé les attitudes et le souci du long terme a fait place à des questions de court terme. On n'en parle plus aujourd'hui.

Pensez-vous, ainsi, qu'on en parlerait toujours s'il n'y avait pas eu ce drame?

Je ne sais pas si les intentions exprimées à l'époque auraient été au bout. N'oublions pas non plus qu'il y a eu les attentats du 11 septembre 2001 et des crises géopolitiques qui font que l'ensemble du secteur aérien a été ébranlé et a perdu la belle confiance qui était la sienne auparavant.

Qu'en est-il d'une entrée en Bourse de Luxair? Ne serait-ce pas là un des moyens susceptibles de soutenir les mutations devenues indispensables?

J'avais, en effet, proposé l'idée d'une cotation en Bourse comme vision à moyen terme. Un tel objectif est très motivant pour une entreprise et, une fois cotée, devient un excellent stimulant pour maintenir une bonne performance continue. Dans le cas de Luxair, il faut bien voir qu'en fin de course, c'est la Bourse, ou bien l'Etat, qui constituent les investisseurs de dernier ressort. La compagnie a été créée avec l'engagement d'un certain nombre de grandes sociétés du pays, convaincues par le gouvernement de l'importance de pouvoir disposer d'une ligne aérienne nationale.

Et depuis? Arbed est sortie du capital il y a une vingtaine d'années, RTL Group il y a deux ans... Combien de temps les autres resteront-ils (outre l'Etat, actionnaire à 23,1%, les autres actionnaires "luxembourgeois" sont la BCEE (13,4%), le Groupe Luxair et "autres" (13,2%), Dexia-BIL (13,1%) et la BGL (12,1%), NDLR)? Et qui voudra racheter les prochaines actions libérées? Personne n'en veut! J'ai passé trois années à chercher des actionnaires potentiels. Je n'ai trouvé que les Suisses de Panalpina. J'en suis fier, mais il en faudrait d'autres. C'est pourquoi la Bourse constitue certainement une issue, mais il faut pour cela que Luxair décide d'entrer vraiment dans un effort de restructuration et de rationalisation à moyen terme.

Entrée en Bourse ou pas, cet effort est de toute façon indispensable si la compagnie ne veut pas devenir, à terme, une petite filiale de Lufthansa (déjà actionnaire à 13%, NDLR). La société possède une bonne rentabilité, grâce à l'activité Cargo. Avec un effort sérieux au niveau des activités aériennes, elle afficherait un très joli compte de pertes et profits.

Sur un plan plus général, comment jugez-vous l'évolution du "ciel aérien' luxembourgeois et de ses deux fleurons, Cargolux et Luxair?

Cargolux et Luxair sont assurément deux grandes réussites. Dans les deux cas, il s'agit de l'aboutissement de ce qui ne fut, au départ, d'un rêve un peu fou, auquel peu de gens croyaient. D'un côté, Luxair, indépendamment de ses problèmes actuels, est une société solide, dotée d'une flotte moderne et d'un des Cargo center parmi les plus efficaces du marché. De l'autre côté, Cargolux est une des compagnies-cargo leader dans le monde. Elle a gagné de l'argent en 2003, là où d'autres, même les leaders, en ont perdu.
N'oublions pas non plus Lux-Airport, créée l'année dernière, qui dispose d'un grand potentiel dans sa mission de rendre l'aéroport du Findel plus performant et plus rentable.

Tout cela peut donc paraître encourageant, mais il y a deux problèmes à résoudre. Tout d'abord, l'opinion publique et le monde politique ne voient pas le transport aérien comme une réelle activité économique, au même titre que peut l'être un DuPont à Contern ou un Arbed à Belval. Les problèmes d'environnement doivent être attaqués, non seulement en cessant de développer des zones de terrains à bâtir à Hamm, mais aussi en concevant des avions toujours plus silencieux et moins polluants.

L'autre problème vient du fait que l'Etat est actionnaire à près de 40% de Luxair et est majoritaire dans Cargolux, au travers de ses participations directes et indirectes. Il s'agit là d'un réel danger pour la culture entrepreneuriale de ces entreprises, voire pour leur survie. L'Etat luxembourgeois est un grand capitaliste, ce qui est inévitable, dans un certain sens, puisque le pays n'a jamais eu de culture capitalistique privée. Il ne s'agit pas d'un reproche, mais d'un constat. Les différents ministres des transports que j'ai connu jusqu'à présent, n'ont jamais pratiqué de politique vraiment différente en fonction de leur appartenance à tel ou tel parti.

Estimez-vous que le système de gouvernance actuel chez Luxair n'est pas approprié?

Ce thème m'est très cher et je l'ai d'ailleurs mis en exergue dans le dernier rapport annuel de Luxair, insistant sur le fait qu'il est indispensable de s'appuyer sur un système de gouvernance solidement structuré, définissant les pouvoirs à tous les niveaux, déléguant clairement les responsabilités et organisant une reddition des comptes régulière et un contrôle objectif, le tout suivant des procédures transparentes et des objectifs connus bien arrêtés.

Si je l'ai écrit, c'est que, quelque part, je ne suis pas sûr que tout soit en place de la sorte. Je ne tiens pas à entrer dans la polémique, mais tout ce qui s'est passé dernièrement doit servir de leçon et amener à réfléchir sur les problèmes de la bonne gouvernance et la gestion des conflits d'intérêt.

Ce qui revient à poser la question de l'interventionnisme de l'Etat dans la gestion de la compagnie...

L'Etat est inévitable. Il faut donc faire le maximum pour qu'il gère correctement les choses. Si les procédures de gouvernance usuelles ne sont pas respectées, si chaque organe de direction ne fait pas son travail, c'est le désordre. C'est même un comportement irresponsable. On arrive facilement à une situation de fuite devant les responsabilités et de refus de prise de décisions importantes. Il s'agit là d'un risque énorme de démotivation et il y a un risque pour l'Etat, qui est actionnaire indispensable, mais ne comprend pas bien cette démarche collective qui doit être celle d'une société privée.

Le ministre dit "c'est comme ça"... Or, dans une entreprise privée, il y a en général plusieurs personnes qui mettent leurs idées en commun et prennent des décisions de manière collective. A chaque niveau, il y a des tâches bien définies par les statuts et les lois. Mais il peut arriver qu'un actionnaire se mêle de la gestion courante ou bien que la direction générale empiète sur les prérogatives du Conseil d'Administration. La politique du "Je" est alors privilégiée au détriment du "Nous". Nos sociétés doivent être organisées autour du "Nous". Le Comité de direction doit décider en tant que comité, et cela doit continuer ainsi, par délégation, jusqu'au bas de l'échelle. Si ce système n'est pas observé, c'est alors la paralysie.

Ce premier problème est exacerbé par celui des conflits d'intérêt, qui est gravissime et crucial dans le cas de Luxair. L'Etat tient à la fois le rôle de régulateur, imposant les normes pour les pilotes et les avions; de contrôleur, surveillant les opérations (un contrôleur du gouvernement siège, du reste, au Conseil d'Administration de Luxair, NDLR); de fournisseur, via l'Administration de l'Aéroport et Lux-Airport, dont Luxair et Cargolux sont les deux principaux clients; de co-contractant et, enfin, d'actionnaire principal, autrement dit responsable, à ce titre, de la bonne santé financière et de la bonne exécution de l'objectif social de Luxair, en tant qu'entreprise privée.

Or, toutes ces compétences sont logées dans le même ministère, sous la responsabilité du même fonctionnaire. Personnellement, je serais bien incapable d'avoir une seule de ces responsabilités sans que cela n'influe sur les quatre autres. La qualité des décisions prises par l'Etat, quel que soit le haut niveau de compétence du ministre, en souffre et est forcément biaisée. La culture entrepreneuriale est étouffée par la plénitude des pouvoirs de l'Etat. C'est la source d'une crise d'identité et Luxair peine à trouver sa personnalité et sa vie sociétale car elle ne sait pas très bien où elle se situe. Une société qui veut avoir une vie à long terme doit avoir une vie entrepreneuriale propre, de haut en bas, jusqu'au dernier des employés. C'est cela qu'il faut renforcer pour que cette culture fonctionne pleinement chez Luxair".