Ils sont quelques-uns, témoins d’une histoire fabuleuse qui dure depuis 25 ans: celle de l’industrie luxembourgeoise des fonds d’investissement. Tout débute en 1985 lorsque l’Europe vote la directive Ucits, qui vise à réglementer la gestion collective et institutionnelle d’actifs et veut permettre l’émergence d’un marché européen des fonds d’investissement. En matière de fonds, à l’époque, le Vieux Continent est morcelé: les produits existants s’adressent presque exclusivement aux marchés domestiques pour lesquels ils ont été créés.
Au Luxembourg, dont la place financière est loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui, quelques hommes avisés comprennent la vision de l’Europe et croient en l’émergence d’un marché européen intégré pour ce type de produits. «Pouvait-on pour autant escompter à l’époque sur le succès que l’on connaît aujourd’hui? Je n’en suis pas sûr. Est-il dû au hasard ou est-il le fruit d’une volonté précisément établie? Sans doute un peu des deux», commente Freddy Brausch, managing partner du cabinet d’avocats Linklaters et membre du conseil d’administration de l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi) depuis de nombreuses années.
L’avocat d’affaires a suivi l’aventure depuis le début. Il était là en 1985, avec quelques confrères, quand le Luxembourg a commencé à réfléchir à l’opportunité de bien se positionner sur ce marché. «Quand on évoque le succès de l’industrie des fonds au Luxembourg, on parle souvent de l’avantage qu’a tiré la Place à avoir été la première à transposer cette directive. Cela a certes joué en sa faveur, mais ce n’est qu’un élément parmi d’autres. Les clés de la réussite, je pense, résident dans la réflexion qui a été menée dès le départ, dans cette volonté de pouvoir fournir aux acteurs et clients de l’industrie considérée à l’échelle internationale l’ensemble des outils dont ils avaient besoin, une large variété de structures sociétaires comme la Sicav, ou des fonds à compartiments multiples, le tout avec une fiscalité non pénalisante, des compétences dans plusieurs langues, etc. Tout cela mis bout à bout a permis de répondre à de nouvelles attentes, de pouvoir s’adresser à plusieurs marchés», précise M. Brausch.
Pragmatisme luxembourgeois
Si Rome ne s’est pas faite en un jour, la Place n’est pas non plus devenue leader du marché européen du jour au lendemain. Mais aujourd’hui, on ne peut que se réjouir, et peut-être même rester ébahi, en constatant le chemin parcouru en 25 ans. Le montant des actifs sous gestion au Luxembourg était, fin avril, de 2.565,3 milliards, avec plus de 180 milliards d’euros d’argent frais accueillis sur ces quatre mois.
Parmi ses membres, l’Alfi compte 1.200 fonds et 250 acteurs divers liés à l’industrie. Tout s’est cependant construit progressivement, grâce à une mobilisation unique de toutes les parties prenantes. «La réussite de la Place en matière de fonds tient beaucoup de ce que l’on appelle le modèle luxembourgeois», explique Thomas Seale, CEO de European Fund Administration (EFA). Président de l’Alfi de 2003 à 2007 (c’est sous sa présidence que fut franchie, en mai 2007, la barre symbolique des 2.000 milliards d’euros d’encours), il connaît bien les produits proposés, pour en administrer aujourd’hui, mais aussi pour les avoir vendus bien avant d’atterrir au Grand-Duché en 1994. «Il n’y a qu’ici que l’on connaît une telle symbiose entre les acteurs de l’industrie elle-même, les autorités de tutelle et le gouvernement, explique-t-il. Si on ne peut pas parler de collaboration ou d’entente, parce que les rôles des uns et des autres sont différents et que chacun tient sa place, tous travaillent ensemble pour que la Place puisse grandir.»
Avoir été parmi les premiers à transposer cette directive aurait sans doute été vain si les acteurs, dans leur ensemble, n’avaient pas su traduire leur vision dans une réalité concrète répondant aux besoins du marché. «À l’origine, le Grand-Duché présentait l’avantage d’être une plateforme neutre directement orientée à l’international. À l’époque, il était peu crédible qu’un Allemand puisse vendre des produits sur le territoire français. Et l’inverse ne l’était pas plus. Par contre, la place luxembourgeoise n’inquiétait personne, précise Rafik Fischer, président de l’Alfi de 1998 à 2001, aujourd’hui managing director – Global Investor Services chez KBL. Par sa position et les compétences cross-border présentes en son sein, le Grand-Duché voulait et pouvait toucher tout le monde. Nous avons analysé les besoins des marchés avoisinants, identifié les erreurs des uns et des autres pour pouvoir proposer des solutions qui répondent aux attentes de tous. Puis, rapidement, la position du Luxembourg a éveillé l’intérêt des grands acteurs américains qui, par l’intermédiaire de fonds luxembourgeois, ont vu l’opportunité de vendre leurs produits à travers l’Europe.»
En 1999, soit un peu plus de 10 ans aprèsla transposition de la directive Ucits, le Luxembourg n’est déjà plus ce petit acteur que personne ne craignait. Cette année-là, le Luxembourg devient la première Place du marché européen de l’industrie des fonds, dépassant la France avec 730 milliards d’euros d’actifs sous gestion.
Dans l’intérêt de la Place
La collaboration entre les acteurs de l’industrie, l’autorité de contrôle et le gouvernement avait porté ses fruits. «Par une approche pragmatique, le Luxembourg a su s’imposer comme il le fallait, poursuit M. Brausch. Elle se traduit par un cadre législatif et réglementaire particulièrement attractif et évolutif, une surveillance efficace et respectée, mais, surtout, par une industrie des fonds où les acteurs privilégient depuis toujours l’intérêt de la Place avant leurs intérêts individuels.» Ainsi, Freddy Brausch (managing partner de Linklaters), Claude Kremer (associé chez Arendt &Medernach) ou encore Jacques Elvinger (Elvinger, Hoss & Prussen) sont directement concurrents, mais collaborent régulièrement depuis le début de l’aventure en faveur d’un intérêt commun.
C’est cette cohésion qui a fait la force de l’Alfi, association née en 1988, pour fédérer d’abord les fonds eux-mêmes, puis, en élargissant son membership dès l’an 2000, à l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur, avocats, banques dépositaires ou encore auditeurs.
«Je me suis amusé, il y a peu, à regarder les statuts de l’association à ses débuts. Ils tenaient en une page, raconte Thomas Seale. Comme l’industrie et l’environnement dans lequel elle doit évoluer, l’association s’est aussi complexifiée. Il a fallu grandir, en développant de nouvelles compétences, en trouvant des réponses adaptées aux défis et évolutions qui se sont présentés. Ne fut-ce qu’en matière de distribution transfrontalière des fonds, le Luxembourg a développé une expertise exceptionnelle. L’enjeu, au cours de ces années de développement, a été d’apporter des réponses simples et fonctionnelles face à cette complexité grandissante.»
Concentration de talents
À côté du pragmatisme dont ont su faire preuve les acteurs de la Place, Rafik Fischer fait aussi état d’une forme de conservatisme très luxembourgeois. «Il existe, ici, une certaine aversion du risque qui, selon moi, constitue un élément essentiel, à la base même d’une industrie des fonds saine qui veut grandir et durer. Le Luxembourg, s’appuyant sur ses valeurs, a finalement pu saisir les opportunités au bon moment, en faisant preuve de bon sens, mais en s’appuyant sur les bonnes compétences et en développant ces dernières», explique-t-il.
L’industrie luxembourgeoise des fonds s’est concentrée sur la création, la domiciliation, l’administration et la distribution des fonds à l’échelle internationale, laissant la gestion à d’autres places. «C’est dans ces domaines techniques que nous avons développé notre expertise. Dans ces matières, on ne connaît pas, ailleurs dans le monde, une telle concentration de talents», complète Thomas Seale.
Ouvert sur les pays limitrophes, puis sur l’Europe, le Grand-Duché a très rapidement compris l’intérêt d’aller évangéliser le monde entier et de faire valoir cette expertise développée en une vingtaine d’années bien au-delà des frontières de l’Union. «Les produits proposés au départ ont été conçus pour traverser les frontières. Correctement pensés et structurés, ils pouvaient répondre au plus grand nombre. Il y avait donc un intérêt à aller chercher une masse critique en les proposant à certaines cibles potentielles plus éloignées», assure M. Seale.
Durant les 10 premières années, la Place s’est évertuée à mettre en œuvre une plateforme efficiente. Au cœur de la décennie suivante, l’enjeu a été de la valoriser à travers le monde. «Il a fallu dépasser cet adage luxembourgeois arguant que pour vivre heureux, il fallait vivre caché. Nous avons décidé d’aller à la rencontre des clients potentiels, de confronter nos produits à leurs attentes», explique M. Seale. L’Alfi et ses partenaires ont dès lors commencé à organiser des road-shows afin de promouvoir la Place, ses produits, ses compétences, de mettre en exergue l’intérêt pour des personnes à travers le monde et de distribuer leurs fonds depuis le Luxembourg. Entre 15 et 21 pays sont visités chaque année par les acteurs de l’industrie des fonds au Grand-Duché.
Nouveaux défis
Bien sûr, tout n’a pas toujours été rose dans l'évolution de l'industrie des fonds au Luxembourg. L’explosion de la bulle internet, au début des années 2000, a freiné la croissance des actifs sous gestion. La crise de 2008, elle aussi, a eu des effets néfastes sur l’industrie. Mais, à chaque fois, la Place a su rebondir, pour repartir de plus belle. «Suite à la crise, l’industrie se voit confrontée à une vague de réglementations nouvelles. Face aux défis qui se présentent, il faut pouvoir préserver ses atouts et saisir des opportunités, parvenir à traiter toujours plus de volume en gérant la complexité, assure Freddy Brausch. Les produits restent actuellement toujours attractifs et il existe encore un fort potentiel de croissance, en Europe et à l’étranger. Il suffit de voir, par rapport aux États-Unis, la faible proportion de l’épargne que les Européens investissent dans des produits structurés et réglementés.» Un des enjeux sera donc de pouvoir, par des solutions toujours plus performantes, répondre à leurs attentes. «Il faut trouver, dans l’environnement actuel, les moyens de faire fructifier l’épargne des investisseurs en veillant à leur sécurité. Préserver cette épargne passe par une grande diversification des risques. Et, en matière de fonds, tout n’a pas encore été inventé», précise Rafik Fischer.
Dès lors, pour autant que l’industrie ne se retrouve pas confrontée à un important accident de marché, la place luxembourgeoise devrait poursuivre sur sa lancée. À condition qu’elle reste attentive et continue à faire évoluer son cadre de fonctionnement de manière optimale. Pour cela, elle peut capitaliser sur les nombreuses compétences développées. De nouvelles opportunités s’offrent à elle, notamment à travers la directive visant à réglementer les fonds alternatifs (AIFMD). «La volonté, à ce niveau, est de pouvoir reproduire le succès de Ucits en développant, à partir des compétences présentes sur la Place, de nouvelles classes d’actifs», précise M. Brausch. L’avenir ne sera pas forcément simple. «C’est une erreur de penser que demain sera fait comme aujourd’hui et hier. La concurrence, avec l’émergence d’un marché mondial intégré, s’annonce toujours plus rude. De nouveaux modes d’épargne, comme le crowdfunding, naissent et pourraient avoir un impact sur l’industrie traditionnelle, conclut Thomas Seale. Pour faire face à ces défis, il n’y a pas de secret, il nous faudra rester agiles et pragmatiques.» À ce niveau, le Luxembourg a déjà prouvé qu’il disposait d’une belle longueur d’avance.
Publication
De nouvelles perspectives
Understanding Investment Funds: Insights from performance and risk analysis est le titre du récent ouvrage signé Virginie Terraza, associate-professor au Centre de recherche en économie et gestion, entité de la Faculté de Droit, d’Économie et de Finance de l’Université du Luxembourg, et Hery Razafitombo, associate-professor de l’Université de Lorraine. Cet ouvrage offre de nouvelles perspectives, des idées et des données empiriques devant permettre d’améliorer les outils et les méthodes d’analyse du rendement des fonds. «Par le passé, les crises étaient généralement limitées à des marchés singuliers ou à des classes d’actifs spécifiques. Désormais, les classes d’actifs affectées sont nombreuses et variées, explique Virginie Terraza. Elles sont touchées de manière simultanée et à l’échelle globale. Dans ce nouveau contexte, nos méthodes traditionnelles d’analyse des risques et de mesure de performance doivent être adaptées.» Le livre, au-delà d’une base théorique étayée, évoque un certain nombre de problèmes liés à l’évaluation de la performance financière des systèmes de fonds, et notamment de la prédiction de l’échec d’un fonds. Les mesures de performance appropriées où un contrôle plus efficient des risques constituent, pour les auteurs, des outils essentiels pour faire face aux incertitudes de l’avenir. Ils proposent notamment, au cœur de cet ouvrage, un nouveau système de répartition de l’actif, complémentaire de l’approche traditionnelle, en vue d’une meilleure optimisation du portefeuille. De quoi, effectivement, permettre aux acteurs de l’industrie des fonds d’améliorer leurs connaissances en la matière et de se donner de nouvelles perspectives.
Marc Saluzzi
«Pas le fruit du hasard»
Monsieur Saluzzi, 25 ans après la création de l’Alfi, quel est le poids de l’association, aujourd’hui?
«L’Alfi est la voix de l’industrie de la gestion collective et institutionnelle d’actifs au Luxembourg. Elle compte 1.400 membres, des fonds, mais aussi l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur liée aux métiers des asset managers, des banques dépositaires, des auditeurs, des avocats… Tous contribuent à la vie de l’association et lui permettent de réaliser son action. Celle-ci est portée par 25 personnes et s’articule autour de trois axes: le lobbying, la promotion et l’éducation.
Comment le Luxembourg est-il parvenu à préserver l’avantage concurrentiel qu’il a en matière de fonds?
«En s’appuyant sur une vision forte et par anticipation. En 1985, le Luxembourg a compris que la directive Ucits pouvait être le point de départ d’un marché intégré des fonds à l’échelle de l’Europe. La Place a donc inscrit son destin, avecconviction, dans une ambition européenne. Cette réussite n’est pas le fruit du hasard, mais d’un travail de chaque instant. Il faut, en permanence, s’adapter à un environnement en mutation, travailler dans la continuité sans oublier de se remettre en question.
Ce succès, en jetant un œil dans le rétroviseur, vous surprend-il?
«Je ne sais pas si cela me surprend. Le résultat de 25 ans de travail et d’histoire dans la gestion collective et institutionnelle au Luxembourg est remarquable. Jamais on n’aurait pu l’imaginer il y a un quart de siècle. Mais ce succès s’est construit dans le temps, à force de travail et s’entretient toujours actuellement. Les résultats sont toujours très bons. Mais les défis sont nombreux et l’équilibre fragile. Nous poursuivons selon nos ambitions, avec l’espoir que les chiffres d’aujourd’hui paraîtront aussi ridicules dans 25 ans que ne l’étaient ceux de l’industrie des fonds au Luxembourg au début de l’aventure.»
* De gauche à droite et de haut en bas: Pierre Vansteenkiste (1988-1992), Patrick Zurstrassen (1992-1995), Jean-Michel Gelhay (1995-1998), Rafik Fischer (1998-2001), Guy Legrand (2001-2003), Thomas Seale (2003-2007), Claude Kremer (2007-2011).