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Si les dégâts sont multiples et indéniables, les réactions des politiques et professionnels financiers au Luxembourg restent néanmoins isolées...

Des lettres anonymes, des faux listings informatiques, un grand dirigeant d'entreprise impliqué, un général des services secrets qui archive des notes personnelles, un juge d'instruction mis en cause dans sa façon d'agir, un président de la République et quelques-uns de ses principaux ministres (Premier ministre, ministre de l'Intérieur et ministre de la Défense) concernés, parfois à leur corps défendant... La vague de la "nouvelle" affaire Clearstream a balayé la vie politique française ces dernières semaines et le mouvement ne semble pas s"arrêter.

Certes, entre le tournoi de tennis de Roland Garros, la coupe du monde de football, les déboires d'EQDS ou ceux de Dominique de Villepin, la pression médiatique s"est quelque peu relâchée, mais pour autant, auditions, gardes à vue et mises en examen se succèdent... Jusqu'à la décision du tribunal de grande instance de Paris, le 7 juin, de reporter la parution du livre du journaliste Denis Robert, "Clearstream, l'enquête", initialement prévue pour le lendemain, pour "atteinte à la présomption d'innocence" d'Imad Lahoud, l'informaticien qui serait un des pivots de l'affaire. La mise en examen de Lahoud, intervenue le 9 juin, pour "dénonciation calomnieuse" et "faux et usage de faux", permit alors la sortie du livre dans les bacs dès le 10 juin.

En apparence, donc, cette deuxième affaire Clearstream apparaît comme un imbroglio avant tout franco-français. Mais, son traitement médiatique n'entache pas seulement l'image de la chambre de compensation, il diffame aussi, par ricochet, le Grand-Duché du Luxembourg.

Cependant, cela ne semble pas émouvoir les divers acteurs tant financiers que politiques, lesquels ont largement été discrets dans leurs réactions. à l'heure où la politique de promotion apparaît comme une des priorités des professionnels de la place financière, nous aurions ainsi bien aimé savoir ce que pensait de tout cela Michel Maquil, président de l'association de promotion Profil ou bien encore les deux grandes associations professionnelles, l'ABBL et l'ALFI. Peine perdue, personne n'ayant souhaité prendre position, pas plus, du reste, que Luc Frieden, sous sa casquette de ministre du Budget et du Trésor, pourtant tutélaire du secteur.

Seul Lucien Thiel, député CSV et ancien directeur de l'ABBL, fut parmi les rares à s"indigner. Dans une question parlementaire adressée le 10 mai à Luc Frieden, il interrogeait ainsi le gouvernement sur son "intention de réagir à cette grave atteinte à la réputation du secteur financier en général, et d'une de ses entreprises phares en particulier, et d'intervenir en conséquence auprès des autorités françaises". En réponse à quoi le ministre, profitant d'une entrevue le 23 mai avec André Roelants, président du Conseil d'administration et Jeff Tessler, le chief executive officer, réaffirmait son soutien à Clearstream, déplorant - sans grande fermeté toutefois -, l'utilisation du nom de l'institut financier par "certains organes de presse pour désigner certains événements en France". Sans oublier de rappeler "que le Luxembourg attache une grande importance à la lutte contre le blanchiment d'argent et la criminalité financière, qu'il applique l'ensemble des règles internationales applicables en la matière..." et que, par conséquent, il appelait tous ceux qui s"expriment sur ces questions "à tenir compte de la réalité des faits, dans un souci d'information objective".

Ainsi, les politiques et professionnels du secteur semblent donc suivre avec détachement les rebondissements judiciaires du microcosme politique parisien. Il est vrai que le préjudice financier semble avoir été jusqu'à présent moindre. Et, si Clearstream ne manque pas de porter plainte pour diffamation, le business continue de plus belle, puisque la société affiche des résultats opérationnels en constante hausse.

En mai dernier, la firme communiquait une augmentation de 57% du nombre de transactions internationales traitées (2,38 millions), par rapport à mai 2005, avec une valeur des actifs conservés en dépôt pour la clientèle s"élevant à 9.100 milliards d'euros, soit 12% de plus que les 8.100 milliards d'euros enregistrés en mai 2005. La progression atteint même 11% dans les activités internationales, où la valeur des titres en dépôt passe de 3.600 à 4.000 milliards d'euros.

Évidemment, la concurrence ne reste pas inactive. Comme il y a cinq ans, d'importants mouvements de consolidation dans le secteur boursier et du clearing paneuropéen émergent avec cette nouvelle affaire. En 2001, la publication du premier ouvrage de Denis Robert, Révélation$ avait entraîné l'éviction du CEO de l'époque, André Lussi, avec, dans la foulée, le rachat de la banque par Deutsche Börse Group, au détriment d'une fusion avec sa concurrente Euronext. Aujourd'hui, c'est Euronext qui s"associe à NYSE, la bourse new-yorkaise, et rejette tout partenariat avec le groupe allemand.

à quand la campagne?

Si les professionnels du secteur s"accordent à relativiser les répercussions financières, "l'impact est avant tout purement moral', constate Paul Hammelmann, ancien président de Profil. "Les professionnels n'étant aucunement impressionnés par la méconnaissance des médias français envers la Place du Luxembourg", précise-t-il.

De son côté, Lucien Thiel remarque que "le tort causé à l'image du Grand-Duché n'en demeure pas moins incommensurable". Tout d'abord auprès de l'opinion publique, "qui se voit confirmée dans sa perception du Luxembourg comme paradis des escrocs financiers", explique le député CSV. Mais aussi dans les milieux politiques, par définition "assez influençables et tributaires de leur opinion publique".

Comment réagir et quelles solutions envisager? "Tous les acteurs de la place, gouvernementaux et privés, devraient être à même de réagir endéans un laps de temps très court dans une situation pareille", suggère Paul Hammelmann. Pour sa part, Lucien Thiel préconise "une action permanente et assidue, un arrosage positif de l'opinion publique à l'étranger", menée par "une agence de promotion de l'image du Luxembourg gérée par de grands

professionnels". Tout comme les autres centres financiers, l'existence d'une telle structure semble indispensable pour le pays. "Elle aurait été en mesure de réagir vite et efficacement dans le cas de Clearstream', assure-t-il.

Pourtant, l'ABBL réfléchit déjà sur une série de mesures concrètes (Newsletter destinée aux médias internationaux, création de supports de promotion standardisés, participations renforcées aux missions de prospections économiques, promotions conjointes avec l'ALFI et l'ACA ...), visant à convaincre les institutions étrangères et leurs actionnaires à investir dans le Grand-Duché...

Cette affaire aurait donc été là une bonne occasion de mettre en application ce programme et de tester à chaud les capacités promotionnelles de la place. "Je continue de penser que nous avons raté ici une occasion de nous manifester d'une façon plus offensive", renchérit Paul Hammelmann.

Même parmi le grand public, l'"Affaire" n'a pas non plus provoqué de fortes réactions. Dans un registre un peu différent, l'émotion suscitée par l'annonce de l'OPA de Mittal Steel sur le groupe sidérurgique Arcelor avait eu, évidemment, un tout autre impact et avait été suivie avec un plus grand intérêt. Les enjeux ne sont évidemment pas les mêmes, à commencer par le fait que, contrairement à Clearstream, Arcelor constitue tout simplement un des fleurons historiques de l'économie luxembourgeoise et que la perspective du changement de mains qui résulterait de la réussite de l'opération de Lakshmi Mittal - d'aucuns parlent de dépeçage en règle - est loin de laisser indifférente.

Émotions sélectives

Ensuite, l'État luxembourgeois est directement impliqué dans Arcelor, en tant qu'actionnaire principal, ce qui n'est pas le cas pour Clearstream. Lors de la "première" affaire Clearstream, en 2001, les réactions "officielles" avaient été également peu nombreuses, même si l'État avait directement été mis en cause au sujet de comptes détenus auprès de Clearstream. La direction du Trésor du ministère des Finances s"était fendue d'un communiqué, quelques jours après la parution de Révélation$, pour expliquer la nature de ces deux comptes régis par l'article 35 de la loi du 8 juin 1999 sur le budget, la comptabilité et la trésorerie de l'État.

De même, lorsque la commission parlementaire française, présidée par le député socialiste Arnaud Montebourg, avait tiré à boulets rouges sur "l'institution' Luxembourg, la réaction du gouvernement luxembourgeois s"était notamment concrétisée par un communiqué rejetant "comme non fondées les accusations formulées à son égard', refusant en particulier d'admettre "d'être qualifié comme un État animé par la volonté délibérée de ne pas s'associer pleinement à la lutte contre la criminalité financière". Dans le cas présent, il est vrai, une réaction en haut lieu sur l'affaire en cours pourrait frôler l'ingérence. Du reste, dans la réponse à la question parlementaire de Lucien Thiel, diffusée un mois plus tard, Luc Frieden insistait sur le fait que "cette affaire française n'a aucun rapport avec Clearstream', rappelant, par ailleurs, son intention de poursuivre ses "nombreux efforts des deux dernières années visant, à travers de nombreuses missions de promotion à l'étranger, de bien expliquer la réalité de la place financière à l'étranger".

Dernier point de différence, enfin: alors que Mittal Steel et Arcelor ont mené une campagne médiatique plus offensive, à coup de communiqués de presse, de notes d'information et d'assemblées générales extraordinaires, Clearstream, évidemment, a préféré ne pas entrer de nouveau dans le jeu, André Roelants et consorts limitant au maximum leurs interventions publiques sur le sujet.

Il n'en reste pas moins une question lancinante: le Luxembourg aurait-il du mal à s"identifier au secteur financier et, par extension, à l'ensemble de sa place financière? Certains stéréotypes concernant le monde bancaire et ses développements au Grand-Duché semblent avoir la vie dure, même en période d'eaux calmes. Autant de sujets sur lesquels les promoteurs de la Place devraient aussi se pencher...

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Provocation$

Comme par un fait du hasard, paraît ces jours-ci un ouvrage de management et de gouvernance sur le Luxembourg, Vus... Pas pris ! Essai sur les risques du monde des affaires au Grand-Duché de Luxembourg, de Jérôme Turquey, aux Éditions Le Publieur (voir aussi page 85). à point nommé! Et qui confirme à sa manière l'inertie de la Place. L'auteur la mettant d'ailleurs en garde contre les risques d'une "autosatisfaction manquant de pragmatisme".

Sans oublier Clearstream, l'enquête, de Denis Robert, aux éditions Les Arènes, remis en vente le 10 juin dernier. Interrogé par d'Wort (lire par ailleurs), André Lussi, l'ancien CEO de Clearstream, ne mâche pas ses mots au sujet de l'auteur sulfureux: Denis Robert "n'est seulement intéressé qu'à brasser du vent et à financer sa subsistance par la vente de livres aux allégations scandaleuses et vides de contenu".

D"ailleurs, la réaction de l'un des principaux protagonistes ne s"est pas fait attendre; le Premier ministre français, Dominique de Villepin, a en effet décidé de porter plainte pour diffamation contre le journaliste d'investigation.

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André Lussi parle

Le 27 avril dernier, André Lussi bénéficiait d'un non-lieu dans la première affaire Clearstream, soit cinq ans après les débuts de l'instruction. Dans un entretien accordé à d'Wort le 9 juin dernier, l'ancien patron de Clearstream se déclare "victime d'une OPA hostile" de la part de Deutsche Börse Group. Il y relate aussi la partialité et les méthodes du procureur d'État Carlo Zeyen durant la procédure judiciaire.

Ce dernier s"était en effet rendu à Francfort pour une entrevue avec Werner Seifert, le CEO du groupe boursier allemand. Le soir même de son retour, il inculpait André Lussi et cinq de ses collaborateurs. Aucun compte-rendu de ce voyage ne figure au dossier. La raison de ce déplacement demeure encore sans réponse, et à ce sujet, Luc Frieden a réclamé un complément d'information au parquet général. "Si la justice luxembourgeoise avait consciencieusement clos le dossier, il n'y aurait très certainement pas eu d'Affaire Clearstream II en France", conclut André Lussi.