L’avocate fiscaliste Beatriz Garcia, inscrite au Barreau de Luxembourg, est sortie le 3 octobre dernier des geôles de la banlieue de Madrid où elle a été placée 85 jours en détention préventive dans une affaire de fraude fiscale présumée, dont elle serait un des maillons, alors que son implication s’est limitée à du conseil fiscal et à sa présence dans les conseils d’administration de sociétés d’un de ses clients.
Pour autant, la justice espagnole la présente comme la tête d’une organisation criminelle (avec une vingtaine de personnes, principalement en Espagne), pour avoir mis en place des montages de sociétés à cheval entre plusieurs juridictions offshore destinés à minimiser le paiement d’impôts sur un contrat de 152 millions d’euros. Un exercice auquel se prête toute la communauté des fiscalistes au Luxembourg et qui, vu de l’intérieur, restait conforme à la réglementation en vigueur. D’autant que les montages fiscaux mis en place par l’avocate entre Luxembourg, les Îles Vierges britanniques et l’Espagne furent validés à l’époque par un ruling de l’Administration des contributions directes. «L’utilisation de la voie la moins imposable, ce n’est pas un délit», se défend-elle dans un entretien à Paperjam.
La voie la moins imposable, c’est légal!
L’affaire dite «Angolagate 2» porte sur des contrats conclus en 2008 par le gouvernement angolais à une société semi-publique espagnole pour l’acquisition de matériel policier et militaire par Luanda. Sa révélation fait suite à la dénonciation d’une banque luxembourgeoise qui va déclencher, en 2009, une enquête du Parquet luxembourgeois pour abus de biens sociaux présumés lors des montages de sociétés destinés à payer, entre autres, les sous-traitants du contrat angolais. Jusqu’ici, aucune inculpation n’était intervenue dans le dossier luxembourgeois. Des perquisitions étaient intervenues à l’étude de Me Garcia et dans les locaux d’une fiduciaire avec laquelle l’avocate avait l’habitude de travailler et l’argent qui avait été saisi a été débloqué. L’enquête a toutefois rebondi en Espagne, après que la justice luxembourgeoise a adressé des commissions internationales à Madrid pour débroussailler le volet espagnol de l’affaire. Du même coup, les autorités espagnoles ont déclenché leur propre enquête, qui a débouché sur des préventions élargies au blanchiment de fraude fiscale et même au trafic d’armes.
Le dossier «Angola 2» semble désormais avoir basculé en Espagne, depuis qu’un juge d’instruction, aux méthodes plutôt brutales, a délivré un mandat d’arrêt européen contre Beatriz Garcia, alors qu’il lui aurait suffit de lui adresser une convocation, à laquelle, assure-t-elle, elle se serait volontiers rendue.
Le cauchemar de l’avocate a commencé au matin du 9 juillet, lorsque les officiers de police judiciaire au Luxembourg, plutôt gênés de la situation, se sont rendus à son appartement à Luxembourg pour la placer sous mandat de dépôt à Schrassig dans l’attente de son extradition. Laquelle interviendra le lundi 14 juillet. Beatriz Garcia voyagera à bord d’un jet privé avec un jihadiste également extradé vers l’Espagne et enfermé tout au long du voyage dans une camisole de force. L’avocate ne voulait pas faire appel de la décision à Luxembourg.
L’atterrissage a lieu à 16 heures et l’avocate, après son transfert à la Cour suprême, est entendue une heure et demi plus tard pendant trois heures, entourée de deux policiers, dans le bureau du juge d’instruction Pablo Rafael Ruz Gutiérrez, et en présence du procureur, qui assez curieusement, posera les questions, non pas le juge d’instruction comme c’est normalement le cas, des enquêtes ne devant pas être instruites unilatéralement à charge.
«J’ai répondu à toutes les questions», assure l’avocate. «Je leur ai expliqué, poursuit-elle, ce qu’est un ruling fiscal et je leur ai parlé des lois et des avantages que nous avons au Luxembourg. J’avais l’impression que le juge d’instruction dormait.» Au bout de trois heures, ses interlocuteurs la remercient en lui demandant tout de même si elle ne voulait pas «élargir» sa déclaration, c'est-à-dire dénoncer son client, ce qui lui aurait peut-être valu un autre régime, puis, devant son refus l’envoient, menottes aux poignets derrière le dos, au dépôt de la Cour suprême, une cellule sans fenêtre où elle reste deux heures. «Je me sentais comme une pestiférée: ici, les droits de la défense n’existent pas. Je n’ai pu appeler ma famille que le lendemain.»
À ce stade, Beatriz Garcia, qui est encore persuadée que sa présence à Madrid est une affaire de trois jours, maximum, encaisse le coup: «Je me disais que j’allais rentrer demain ou après-demain», témoigne-t-elle dans un entretien à Paperjam.
À 23h30, le secrétaire du juge d’instruction l’informe du mandat de dépôt. Elle est transférée à la prison de Soto dans la proche banlieue de Madrid pour les détenus préventifs et ne gagne sa cellule qu’à une heure du matin. Elle va la partager avec une jeune femme britannique, en détention depuis cinq mois pour un délit fiscal. Elle y passera 12 jours avant d’être transférée, le 26 juillet, dans une prison de femmes, à Brieva, à 130 km de la capitale. Un endroit normalement réservé aux condamnées. Ses avocats forment un recours le 21 juillet contre le mandat de dépôt, qu’elle estime difficilement justifiable puisque pour enfermer une personne, il faut qu’elle présente un risque de fuite, de destruction de preuve (or, les perquisitions avaient eu lieu en 2009) et une «alarme sociale». Ce dernier dispositif avait été déclaré illégal en 2009.
Le recours est déposé peu avant les vacances judiciaires, mais la loi prévoit qu’il doit être examiné dans les 30 jours qui suivent son dépôt. Toutefois, la secrétaire devant fixer les audiences ne rentrera de congés que le 3 septembre. L'avocate ne peut pas espérer voir son affaire tranchée avant le 26 septembre. Elle prend conscience qu’elle passera l’été derrière les barreaux: «C’est là que j’ai commencé à perdre courage.»
Confiance mutuelle mise à mal
«Le système judiciaire européen se base sur la confiance mutuelle entre les États, on trouve ces grands mots dans les préambules des directives et c’est dans cette philosophie que l’on signe les traités, comme celui sur le mandat d’arrêt européen, et que l’on accepte d’être extradé vers l’Espagne», explique Me François Prum, l’avocat de Beatriz Garcia.
Entre la philosophie des préambules, les textes et leur application pratique, il y a un vrai fossé. À Luxembourg, un recours contre un mandat de dépôt doit être examiné dans les 48 heures. En Espagne, c’est neuf semaines. «Les traités ne reposent sur rien d’autre que des vœux pieux des hommes politiques», déplore encore Me Prum.
En prison, Beatriz Garcia lit beaucoup, dévore notamment le manuel du droit pénitencier, et rencontre des détenues extrêmement dangereuses, apprend le crochet et se réjouit d’aller à la messe le dimanche, vue comme une «excursion». «On apprend à arrêter de juger», dit-elle. Le 21 juillet, jour où son recours est déposé, on lui annonce qu’elle a été classée dans le fichier spécial FIES répertoriant les détenus liés à des organisations criminelles et susceptibles de mettre en péril la sécurité de la prison et des gardiens. Un dispositif stigmatisé par les défenseurs des droits de l’Homme comme étant anticonstitutionnel.
Ce fichage, normalement réservé aux terroristes (de l’ETA par exemple), change son régime carcéral: l’avocate voit ses communications téléphoniques restreintes et ses courriers limités à deux par semaine. Jusqu’alors, elle n’avait pas versé une seule larme sur son sort, mais là, elle craque. Toujours est-il que ce statut FIES lui vaut le respect de ses codétenues. Une des femmes caïds de la prison lui assurera même sa «protection».
À Brieva, c’est une longue attente qui commence, celle de la date des plaidoiries de son recours. La fixation dépend du retour de vacances d’une secrétaire. La date est enfin fixée au 26 septembre.
Le 29 septembre, son client, Juan Carlos Cueto, qui avait été placé sous mandat de dépôt presque en même temps qu’elle et dont le recours fut également plaidé le 26 septembre, est libéré sous caution (100.000 euros). Sa femme l’avait été dès juillet pour le double de cette somme.
Beatriz Garcia doit encore ronger son frein et, philosophe, se dit qu’elle fêtera peut-être Noël à Luxembourg. Elle est finalement libérée sous caution de 100.000 euros le 2 octobre à minuit. Mais son calvaire n’est pas fini pour autant. Dans un premier arrêt, les juges l’autorisent à quitter le sol espagnol pour retourner travailler à Luxembourg, mais cette décision, sur appel du Parquet de Madrid, est retoquée le lendemain pour cause «d’erreur matérielle». Elle ne peut pas quitter l’Espagne alors qu’elle n’y est pas résidente.
Après négociation et un appel de cette décision restreignant sa liberté, elle est enfin autorisée à prendre l’avion le 13 octobre pour s’occuper de son cabinet où elle n’avait pas remis les pieds depuis près de trois mois, à la condition de «pointer» deux fois par mois devant la justice espagnole. «Je me sens un peu comme une gamine devant chaque fois demander l’autorisation pour se déplacer», dit-elle. Le 28 octobre, elle était toujours coincée, en Espagne, après un premier pointage, et attendait toujours l'autorisation de se déplacer pour revenir à Luxembourg.
Beatriz Garcia sera jugée en Espagne, avec une quarantaine d’autres personnes, lorsque l’instruction sera terminée, ce qui pourra prendre facilement deux ans. «Les Espagnols m’ont déjà jugée, car je suis la nièce de Francisco Paesa (l’ancien chef des services secrets, ndlr)», indique-t-elle.
Au Luxembourg, Beatriz Garcia a aussi eu son lot de déceptions lorsqu’elle séjournait dans les geôles madrilènes: certaines banques luxembourgeoises lui ont demandé de se démettre de ses mandats d’administrateur de sociétés.