Le prévenu Winzen était en charge de savoir ce qui se passait au niveau de la Cour de justice européenne dans l'affaire des déchets des cimentiers. (Photo: Olivier Minaire / archives)

Le prévenu Winzen était en charge de savoir ce qui se passait au niveau de la Cour de justice européenne dans l'affaire des déchets des cimentiers. (Photo: Olivier Minaire / archives)

Ancien du Barreau de Luxembourg, Stefan Oostvogels, fondateur de l’étude qui a longtemps porté son nom et celui de ses deux autres «partners» (avant d’être rebaptisée OPF, suite à son départ définitif du cabinet en mai 2011), a comparu mercredi et jeudi devant la 18e chambre correctionnelle du Luxembourg dans une affaire de fausses factures. Celles-ci étaient destinées à couvrir le versement de commissions occultes versées par un consultant belge, Karl Rudolf Winzen, son co-prévenu, pour dévoyer des fonctionnaires et leur tirer des informations confidentielles. M. Winzen, de son propre aveu, travaillait entre autres pour le compte de cimentiers belges. C’est en tout cas ce pourquoi le consultant assure avoir demandé à l’avocat d’affaires de mettre en place un mécanisme complexe qu’il croyait légal, destiné à sortir du cash.

Le Parquet reproche donc à l’avocat sa participation à la mise en place de structures au Luxembourg, en Suisse et dans les Îles Vierges britanniques, qui permettaient de sortir ce cash sans avoir à apporter les documents comptables et sans qu’il y ait derrière ces montages de justification économique.

Les deux hommes doivent répondre de leur participation à des infractions de faux et d’usage de faux par l’établissement de 65 factures fictives et la remise de ces factures à une société commerciale prétendument débitrice en vue de justifier leur paiement, selon le Parquet. S’y ajoute l’infraction d’abus de biens sociaux. Un montant de 1,046 million d’euros est en cause pour des faits qui se sont déroulés entre 1998 et 2006. La question de la prescription se poserait.

Lobbyistes à la Cour de justice de l’UE

Les faits les plus anciens remontent à loin et la mémoire de Me Stefan Oostvogels se montre assez défaillante. Winzen, qui le charge, a en revanche conservé intacts certains souvenirs d’un scandale qui montre que les lobbyistes ne sévissent pas seulement à Bruxelles, mais aussi auprès d’institutions communautaires au Luxembourg. Le consultant est d’ailleurs en aveux complets, tandis que son ancien avocat, qui lui a aussi fourni des services de domiciliation, dément avoir eu connaissance des intentions de son client. Or, le Parquet considère que la structure mise en place pour «soudoyer des fonctionnaires allemands et peut-être aussi communautaires» était «intrinsèquement illégale».  

Lors de son interrogatoire devant la police judiciaire et le juge d’instruction, le consultant belge avait reconnu que son intention, en allant voir l’avocat au Luxembourg, était de retirer des liquidités de sa société au Grand-Duché, Indes SA, au moyen de factures fictives qu’une «société de facturation» en Suisse, 3C Consulting, émettait sans justification économique et contre une commission de 3%. Les montants payés sur la base de ces fausses factures étaient ensuite transférés à une société établie aux Îles Vierges britanniques (mais gérée depuis le Luxembourg), du compte bancaire duquel l’inculpé pouvait retirer l’argent et le mettre dans des enveloppes. L’enquête a montré que les prélèvements se faisaient par tranches de 20.000 euros.

Winzen se lançait sur le marché luxembourgeois pour avoir des liquidités dans des enveloppes afin que certaines affaires se règlent en sa faveur.

Caroline Moulin, commissaire de la PJ

Cette fraude ainsi organisée demandait un montage de sociétés. Et c’est précisément pour le mettre en place que Winzen a pris conseil auprès de Me Oostvogels, soutient l’accusation. Pour le Parquet, l’avocat, inculpé en avril 2012, ne pouvait pas se méprendre sur la finalité frauduleuse du montage. De plus, en tant que domiciliataire, il avait le devoir de veiller au respect du droit des sociétés. L’enquête judiciaire a montré que la fiche «KYC» (know your customer), conformément aux obligations de connaissance pour les avocats des activités et de l’identité des clients lors de l’entrée en relation, faisait défaut.

Du cash dans les enveloppes

Comme l’a signalé la commissaire de la PJ, Caroline Moulin, appelée à témoigner, le montage s’expliquait par le fait que «Winzen se lançait sur le marché luxembourgeois pour avoir des liquidités dans des enveloppes afin que certaines affaires se règlent en sa faveur». À l’audience, Winzen s’est montré lui aussi prosaïque: «Je voulais disposer de liquidités pour mes enveloppes, mais sans pièces comptables», a-t-il déclaré. «Si vous dites que je suis allé trouver Oostvogels en lui demandant de faire des choses illégales, c’est juste l’inverse», poursuit-il.

Il a aussi raconté aux juges qu’il comptait parmi ses clients des cimentiers belges. Son rôle en tant que consultant indépendant consistait à «les aider à contrecarrer des pratiques en Allemagne», qui, au nom de la protection de l’environnement, mettaient des freins à l’importation vers la Belgique de déchets valorisables dans les fours des cimenteries. Les opérateurs belges visaient le marché des déchets en France, aux Pays-Bas, mais l’Allemagne leur était fermée.

Une plainte fut alors déposée contre Berlin auprès de la Commission européenne à la fin des années 1990. Bruxelles ouvrit une enquête et traîna les Allemands devant la Cour de justice européenne pour des pratiques jugées abusives et une entrave au développement économique. Un arrêt favorable aux industriels belges fut prononcé en 2003.

Mais dans l’intervalle, pour défendre leur position dans la procédure devant la juridiction européenne, raconte Winzen, les autorités allemandes avaient recruté des grands cabinets d’avocats. «Il y avait un besoin de savoir ce qui se passait, un besoin d’informations confidentielles. Et pour les obtenir, il fallait payer sans comptabilité», se souvient le principal prévenu. «Je vais voir Me Oostvogels», dit-il.

L’avocat lui aurait fourni un montage clé en main avec une société luxembourgeoise (Indes), une société offshore, mise en contact avec une firme d’affacturage en Suisse pour donner à la structure un semblant d’activité économique, ainsi qu’avec les banques au Luxembourg. «Il m’a dit à quelle banque aller et quelle personne contacter», a expliqué Winzen. Le choix tombera sur l’agence Gare de ce qui s’appelait alors Fortis BGL. Le montage, assure-t-il, lui fut présenté «comme parfaitement légal», mis à part sur le plan de la fiscalité vis-à-vis de la Belgique, où le consultant résidait: «Je ne déclarais pas le compte que j’avais en Suisse». En l'occurrence auprès d'UBS.

Le substitut du procureur d’État s’est d’ailleurs étonné jeudi dans son réquisitoire de la «légèreté» du banquier luxembourgeois. Face à Winzen, totalement décomplexé, le substitut du Parquet lui demande en substance si le fait d’avoir constitué la société à Luxembourg procédait de la volonté du lobbyiste «de s’installer à proximité des communautés européennes». Le consultant n’esquive pas la réponse: une adresse luxembourgeoise faisait bon effet du point de vue marketing et fut suggérée par les clients, assure-t-il.

Légèreté du banquier

Quant à l’efficacité de son action, Winzen assure qu’elle s’avéra «utile», puisque grâce à son intervention et ses enveloppes, il assure avoir obtenu un certain nombre d’éléments sur les conclusions de l’avocat général de la Cour de justice européenne, dans l’affaire des cimentiers «quelques jours avant que ce soit publié». L’accusation est lourde.

Le représentant du ministère public l’interroge sur la mise en place du compte auprès de la Fortis BGL: «Y a-t-il eu un problème à la banque?», demande-t-il. «Pas du tout», lui rétorque le prévenu. «L’avocat a téléphoné à l’agence Gare à telle personne… ça n’a posé aucun problème…»

Winzen parle aussi de son frère, journaliste économique à Francfort et administrateur d’Indes (auquel il versait de l’argent pour payer des informateurs, selon ses déclarations devant les juges) aux côtés d’un troisième homme, un agent immobilier belge qui se révélera un escroc et contre lequel il portera plainte.

Le consultant a été confondu assez bêtement par sa banque belge ING, dans le cadre de ses démarches pour obtenir un prêt hypothécaire. Il avait fait figurer comme source de revenus ses activités «occultes» au Grand-Duché que la banque, dans le doute, a dénoncées en septembre 2007 au Parquet fédéral en Belgique, lequel prévint à son tour les autorités grand-ducales. La machine judiciaire s’est déclenchée début 2008 et une enquête a été ouverte, menant à des perquisitions au cabinet d’avocats, ainsi qu’au domicile de Me Oostvogels, qui n’exerçait déjà plus à OPF, mais à son domicile à Bertrange.

Mon rôle s’est limité à la domiciliation de la société luxembourgeoise.

Me Oostvogels, avocat d'affaires

Dans son costume impeccable, l’ancien avocat d’affaires, qui déclare gagner 18.000 euros par mois, dément avoir mal agi et s’interroge sur sa présence devant le tribunal aux côtés de son ancien client. Il ignorait que le but de Winzen en montant ses structures était de «faire de la corruption». D’ailleurs, assure l’avocat, le consultant aurait pu le faire directement en Belgique, et sans payer de taxe.

Les Suisses récalcitrants

«Mon rôle dans ce dossier», dit-il, «a été de répondre à des questions juridiques et fiscales bien précises de M. Winzen. Je l’ai aidé à constituer la société luxembourgeoise et à acquérir une BVI et à le mettre en contact avec 3C. Pour le reste, mon rôle s’est limité à la domiciliation de la société luxembourgeoise». L’avocat pourra au moins se vanter d’avoir inventé un nouveau concept qui ne devrait pas tant amuser les gardiens de la place financière, celui d’une activité de «domiciliation passive», par opposition à une domiciliation active. Pas sûr que le néologisme passe auprès des juges correctionnels, même si l’ancienneté de l’affaire, qui a plus de 15 ans, devrait valoir une certaine indulgence aux deux prévenus.

Le substitut du procureur, qui parle d’une «affaire sulfureuse» et utilise le terme «corruption», tout en admettant que l’enquête, faute d’éléments de preuve suffisants, n’avait pas pu retenir le trafic d’influence, réfute les reproches de l’avocat d’Oostvogels, Me Patrick Kinsch, sur le dépassement du délai raisonnable. La longueur de la procédure (huit ans, entre 2007 et 2015) trouve partiellement son explication dans la complexité de l’affaire, la mauvaise volonté des autorités suisses «particulièrement récalcitrantes» à exécuter une commission rogatoire venue du Luxembourg, et le comportement de Me Oostvogels qui fit appel contre l’ordonnance de la Chambre du conseil qui l’avait renvoyé devant le tribunal correctionnel.

Contre Me Oostvogels, le Parquet a requis 18 mois de prison avec sursis et 50.000 euros d’amende; 15 mois de prison avec sursis et une peine d’amende moindre pour Winzen. Le tribunal rendra son jugement le 7 mai prochain.