Laura Gehlkopf, vous venez d’être nommée coordinatrice finance durable au sein de la CSSF. Shaneera Rasqué, vous êtes coordinatrice ESG au sein du service OPC de la CSSF. Pouvez-vous nous décrire votre rôle?
Laura Gehlkopf (L.G.). – «Le fait de créer un poste à plein temps de coordinateur de la finance durable souligne l’importance et l’omniprésence du sujet. Cette décision rappelle également que ce nouveau cadre réglementaire poursuit un objectif supplémentaire et de portée globale, différent de celui des autres réglementations applicables au monde de la finance. Mon rôle est tout d’abord, en m’appuyant sur le groupe de travail transversal, de contribuer à assurer, au niveau de la CSSF, une convergence de la supervision en matière d’ESG chaque fois que cela est possible. Les retours et le suivi des échanges au niveau des différents groupes de travail nationaux et internationaux doivent aussi être assurés, car ils sont une source d’information essentielle pour la mise en œuvre des travaux de coordination, vu la portée internationale de la finance durable.
Shaneera Rasqué (S. R.). – «L’investissement durable répond aujourd’hui à des préoccupations et à une conscience citoyenne par rapport aux nombreux défis de durabilité auxquels le monde est confronté. La finance durable, en ayant pour objectif de canaliser les flux financiers vers une économie durable, aide à répondre à cet objectif. Mon rôle de coordinatrice au sein du métier OPC de la CSSF s’inscrit dans cette perspective. La création de ce rôle démontre l’importance qu’attribue la CSSF à la finance durable. Je travaille en permanence et en lien direct avec des experts du métier OPC afin de définir une approche cohérente et convergente de surveillance en ESG. Une telle convergence est importante en considération de l’importance du secteur des fonds d’investissement luxembourgeois pour l’Europe et de la variété des stratégies d’investissement et des mesures de gestion des risques à mettre en place. Par ailleurs, je véhicule pour la CSSF, au sein de groupes de travail européens et internationaux, les positions luxembourgeoises établies en collaboration étroite avec les experts du métier OPC au sujet des problématiques ESG.
Un certain nombre de voix s’élèvent pour fustiger la complexité et la lenteur des avancées réglementaires en matière de finance durable. Qu’avez-vous à leur répondre?
L. G. – «La réglementation en matière de finance durable est complexe, absolument. Par contre, à la CSSF, nous sommes d’avis que de grands pas ont été faits au niveau européen, et ce, en très peu de temps. La finance verte fait partie du Green Deal de l’UE, qui est une stratégie très ambitieuse. Rappelons qu’il s’agit ni plus ni moins que d’atteindre les objectifs que le monde s’est donnés dans le cadre du protocole de Paris. Jamais auparavant des directives n’avaient été transformées en règles applicables aussi rapidement, notamment parce que les dates cibles de 2030, 2035 et 2050 sont très rapprochées.
S. R. – «Évidemment, la réglementation en matière de finance durable, y compris pour ce qui est des fonds d’investissement, est complexe. Mais, au final, n’est-elle pas en adéquation avec la complexité du défi climatique et, de manière plus large, en matière d’ESG auquel nous faisons face? Je pense qu’il faut retenir que la finance durable n’est pas une réglementation parmi tant d’autres ; elle a pour vocation de contribuer à définir l’héritage qui sera laissé aux prochaines générations, ce qui n’est pas, avouons-le, une problématique simple en soi. En ce qui concerne l’autre aspect – la lenteur des avancées réglementaires –, il est important de mentionner d’abord que la feuille de route établie par l’Union européenne sous le Pacte vert pour l’Europe est sans précédent. L’Union européenne prend ainsi ses responsabilités face à l’urgence climatique, tout en reconnaissant que seule une réponse collective et partagée pourra permettre de lutter contre ses effets. Il est évident que ce sera un long voyage et que tout ne sera pas parfait dès le départ. Cela dit, en ce qui concerne les fonds d’investissement, nous entendons le message véhiculé par notre industrie que les textes de niveau II de SFDR (les RTS) n’ont été finalisés que très récemment, en juillet 2022, pour une mise en conformité par les entités au 1er janvier 2023, et nous mesurons l’ampleur de la tâche.
Quels sont les défis en termes d’harmonisation européenne?
S. R. – «Nous sommes aussi conscients que la réglementation européenne en matière de finance durable applicable aux fonds d’investissement n’est pas encore complète et que des ajustements sont encore nécessaires, notamment en vue d’une approche européenne harmonisée. Un exemple probant est la définition de seuils quantitatifs d’investissement en vue de la catégorisation en tant qu’articles 8 et 9 sous SFDR. La réglementation européenne en l’état actuel n’impose pas de tels seuils, ce qui ne permet pas d’avoir une approche convergente au niveau européen. Cela complexifie l’identification et la prévention du greenwashing, et donc la protection de l’investisseur. Contrairement à certains États membres qui ont mis en place des régimes nationaux afin d’imposer de tels seuils d’investissement, ce qui va au-delà des exigences européennes et qui risque d’entraver le bon fonctionnement du passeport européen et du marché unique, le Luxembourg prône plutôt la convergence au niveau européen. Cette démarche s’inscrit dans l’esprit d’une initiative commune à l’échelle européenne ; il va de soi – et cela est en ligne avec les positions que la CSSF a toujours défendues au niveau international – que nous nous attendons en conséquence à ce que les instances européennes créent les conditions en vue d’instaurer un level playing field entre États membres. Il serait en effet inapproprié que les juridictions qui jouent la carte européenne et du marché unique soient ultérieurement pointées du doigt injustement, notamment en matière de greenwashing, faute d’instauration de régime national pour pallier les insuffisances du cadre européen, s’il y en avait.
L. G. – «Bien sûr, de nombreux aspects restent à affiner. Il y a également d’importants enjeux en matière de collecte et d’analyse de données pour pouvoir mettre en œuvre correctement le cadre réglementaire. Il est également facile d’affirmer que le contexte réglementaire n’est pas parfait. Mais il convient aussi de rappeler que nous n’avons pas de consensus politique sur tous les aspects. Un grand nombre de points seront cependant encore éclaircis cette année. Les prestataires de services financiers ne disposeront alors que d’un délai très court pour les mettre en œuvre. C’est pour cela que nous insistons sur la nécessité d’anticiper et que nous accompagnons l’industrie dans ce travail de mise en œuvre.
Il y a également d’importants enjeux en matière de collecte et d’analyse de données pour pouvoir mettre en œuvre correctement le cadre réglementaire.
Quelle est la mission de la CSSF en matière de finance durable? Et quelles actions avez-vous entreprises ces derniers mois dans ce contexte?
S. R. – «Nous pouvons souligner notamment, dans le domaine des OPC, la mise en place, en 2021, d’une procédure accélérée par rapport au visa des prospectus / documents d’émission relatifs à la mise en conformité avec le règlement SFDR, ainsi que celle d’une procédure pour faciliter le dépôt des mises à jour des informations précontractuelles pour se conformer aux exigences du règlement Taxonomie en ce qui concerne les objectifs environnementaux d’atténuation du changement climatique et d’adaptation au changement climatique. Il est utile de mentionner que la mise en conformité des prospectus et des documents d’émission avec les textes de niveau II de SFDR au 1er janvier 2023 ne se fera cependant pas cette fois-ci par le biais d’une procédure accélérée auprès de la CSSF. Par ailleurs, nous continuons d’accompagner activement l’industrie dans la mise en conformité avec la réglementation en vigueur liée à la finance durable, surtout avec la conformité avec les textes de niveau II de SFDR endéans l’échéance réglementaire.
L. G. – «Dans le secteur bancaire, citons la publication de la circulaire CSSF 21/773 relative à la gestion des risques liés au climat et à l’environnement. L’objectif de la circulaire est d’inciter les établissements de crédit à prendre en compte et à évaluer les risques environnementaux, ainsi que de sensibiliser les membres de l’organe de direction et le personnel des établissements à ces risques.
Enfin, dans le domaine des émetteurs, les informations non financières publiées par les émetteurs soumis à la directive sur les informations non financières ont été revues, et un communiqué attirant de manière proactive l’attention des émetteurs sur la mise en œuvre progressive de l’article 8 du règlement Taxonomie à partir du 1er janvier 2022 a été publié.
Quels sont les moyens dont la CSSF dispose en matière de lutte contre le greenwashing?
L. G. – «L’intégration de l’ensemble des considérations ESG dans le système existant et la responsabilisation de l’ensemble des parties prenantes sont l’objectif qui sous-tend le cadre réglementaire applicable en matière de finance durable. En anglais, on parlerait de sustainability by design. Cette approche est aussi la plus pertinente en matière de greenwashing, qui est une problématique trop complexe et polymorphe pour pouvoir être appréhendée par un seul biais. Ainsi, pour ce qui est des moyens et outils de surveillance, ceux-ci existent déjà et sont utilisés depuis toujours par la CSSF dans les domaines qui tombent sous sa surveillance, qu’il s’agisse de surveillance off-site ou on-site. Les dispositifs de lutte contre la fraude existent aussi depuis un certain temps. De la même façon que la CSSF attend de la part des acteurs qu’ils intègrent les facteurs ESG aux différents niveaux de leurs organisations, nous avons entrepris l’intégration des aspects ESG dans les moyens et outils de surveillance existants, que nous affinerons au fur et à mesure des évolutions réglementaires et de l’avancement des travaux au niveau européen.»
S. R. – «Les règles en matière de durabilité qui découlent du Pacte vert pour l’Europe sont intégrées dans les missions fondamentales de la CSSF relatives à la protection des consommateurs et des investisseurs et à la sauvegarde de la stabilité financière. Au niveau des fonds d’investissement, nous allons ainsi continuer de nous assurer que les entités surveillées respectent les règles de durabilité qui leur sont applicables par nos contrôles on-site et/ou off-site. La spécificité pour les fonds d’investissement réside notamment dans le fait que l’Esma a récemment émis un rapport, Supervisory Briefing – Sustainability Risks and Disclosures in the Area of Investment Management, qui donne de la guidance aux autorités de surveillance nationales sur la surveillance en matière de finance durable. Notre surveillance va aussi être axée sur ce Supervisory Briefing et couvrira ainsi toute la chaîne de valeur des fonds d’investissement en ligne avec les exigences réglementaires, à savoir, notamment, la transparence et la cohérence des documents précontractuels et périodiques, des sites internet, ainsi que la mise en place d’une gouvernance interne adéquate, l’intégration des facteurs de durabilité dans les processus de gestion des risques. L’aspect de transparence des données chiffrées, notamment en matière de seuils d’investissement durables et d’alignement à la Taxonomie, sera également revu et challengé lorsque jugé pertinent par le métier OPC de la CSSF. Rappelons enfin que la loi du 25 février 2022 visant à mettre en œuvre le règlement SFDR sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers ainsi que le règlement Taxonomie confèrent à la CSSF les pouvoirs d’intervention nécessaires en ce qui concerne la mise en conformité des fonds d’investissement avec SFDR.»
La connaissance de la clientèle
Depuis le 2 août dernier, les distributeurs de produits d’investissement et les assureurs ont l’obligation d’interroger leurs clients afin d’établir leur profil d’investissement en termes de finance durable. Avec cette règle qui s’inscrit dans le cadre de la directive Mifid II (Markets in Financial Instruments Directive) et de l’IDD (Insurance Distribution Directive), les conseillers financiers doivent étendre le champ de la connaissance de la clientèle à la finance durable. Le but étant de déterminer les produits financiers les plus adaptés à chaque profil d’investisseur. Il s’agit d’un complément aux processus de know your client (KYC) et know your product (KYP). Les institutions financières doivent connaître leurs clients et les produits qu’ils distribuent, et cette connaissance doit désormais s’étendre aux aspects ESG, qui vont au-delà de la seule compliance financière.
Cette interview croisée a été rédigée pour de l’édition parue le 21 septembre 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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