Combien de morts au travail l’an dernier au Luxembourg? Dix, nous apprend le rapport annuel de l’Inspection du travail et des mines (ITM) dévoilé à la fin du mois d’avril. Soit le total d’accidents mortels enregistrés en 2023, dont cinq dans le secteur de la construction. Mais l’ITM ajuste aussitôt: «Le chiffre ne reflète pas le nombre total de salariés décédés et occupés auprès d’entreprises luxembourgeoises au cours de l’année.»
Pour 2023, l’Association d’assurance accident (AAA), l’organe auprès duquel sont adressées les déclarations d’accident, officialisera ce chiffre au sortir de l’été, lorsqu’auront été étudiés et classés l’ensemble des dossiers qui lui sont parvenus. Une chose de sûre, nous explique un responsable: chaque année, «une vingtaine d’accidents mortels» environ sont déclarés à l’AAA. Ce total inclut donc les accidents du travail reconnus en tant que tels comme les autres décès enregistrés sur le lieu de travail.
La jurisprudence affine la définition
Dans les textes, «la loi définit l’accident professionnel comme celui qui est survenu à un assuré par le fait du travail ou à l’occasion de son travail», pose l’AAA. Une «définition très succincte», toutefois complétée par la jurisprudence luxembourgeoise «qui a précisé les éléments constitutifs de l’accident du travail en reprenant une définition de la Cour de cassation française selon laquelle l’accident du travail est caractérisé par l’action soudaine d’une cause extérieure provoquant au cours du travail une lésion de l’organisme humain».
Dans le détail, «le critère de la soudaineté permet de fixer avec précision l’événement accidentel dans le temps et de distinguer l’accident de la maladie, événement progressif à évolution lente», explique l’AAA. Quant à la condition de l’extériorité, «elle exige l’existence d’un élément extérieur au corps humain qui intervient directement ou indirectement. Il peut s’agir soit d’une force au sens propre du terme, soit d’une caractéristique de l’environnement du travailleur agissant sur celui-ci, comme par exemple des conditions de travail anormalement pénibles exigeant des efforts particulièrement soutenus.»

La répartition des dix accidents mortels enregistrés au travail l’an dernier dans le pays. (Source: ITM)
«En ce qui concerne l’exigence d’un lien entre l’accident et le travail, la jurisprudence luxembourgeoise a établi la présomption suivante reprise aussi de celle de la Cour de cassation française: la brusque apparition au temps et lieu de travail d’une lésion physique constitue un accident du travail, à moins que l’AAA ne rapporte la preuve que l’atteinte est due à une cause étrangère à l’activité professionnelle assurée. La charge de la preuve des conditions de temps et de lieu incombe à l’assuré», précise encore l’institution.
De l’ITM à la justice
En cas d’accident mortel, une enquête est systématiquement diligentée par l’ITM. Ces investigations aboutissent à l’établissement d’un procès-verbal répertoriant les infractions observées sur place. Le document est ensuite transmis par la direction au procureur d’État. «En principe, le ministère public informe le directeur de l’ITM sur les suites réservées aux procès-verbaux», ajoute l’organisme.
Précisons que cette procédure ne s’applique pas aux administrations et services de l’État, ni aux établissements publics et aux écoles, qui ne relèvent pas de son ressort.
Impossibles comparaisons
Dans sa dernière étude disponible, datée de 2021, Eurostat classait le Luxembourg en milieu de peloton avec un taux d’incidence de 1,71 accident mortel pour 100.000 salariés, un chiffre dans la moyenne de l’UE 27 (1,76). En revanche, le Luxembourg apparaissait, cette même année, à la quatrième place du classement des pays comptant le plus fort taux d’incidence (plus de 1.500 accidents non mortels pour 100.000 salariés), derrière la France, le Danemark, le Portugal et l’Espagne. La Roumanie et la Bulgarie faisant figure, à l’autre extrémité du tableau, d’élèves excellents avec des taux pratiquement nuls…

Pays par pays, le taux d’incidence des accidents mortels au sein de l’UE, selon des données de 2021. (Source: Eurostat)
Ces données se heurtent en réalité à un obstacle de taille, tant les règles divergent au sein de l’UE. Sur le papier, la définition de l’accident du travail est à peu près la même d’un État à l’autre. Ce qui varie, en revanche, ce sont les modalités de déclaration. En gros, certains pays en déclarent beaucoup. Et d’autres pas suffisamment.
En France, par exemple, où ils donnent lieu à indemnités dès le premier degré d’invalidité, les accidents du travail sont plus «facilement» déclarés, et surtout en plus grand nombre, qu’en Allemagne, en Espagne ou… en Bulgarie, où les seuils d’invalidité ouvrant droit à indemnités varient de 20 à 50%. Dans ces conditions, pourquoi s’embêter avec de la paperasse qui ne débouchera sur rien de concret, hormis nourrir un outil statistique?
«Des taux d’incidence particulièrement faibles pour les accidents non mortels peuvent refléter un problème de sous-déclaration lié à des systèmes de déclaration mal établis; peu d’incitations financières pour les victimes à signaler; des obligations juridiques non contraignantes pour les employeurs, etc.», souligne ainsi Eurostat.
Deux taux, deux mesures
«De la même manière, des systèmes de déclaration/reconnaissance bien établis peuvent souvent expliquer le taux d’incidence élevé dans certains pays. Si le phénomène des faibles taux d’incidence non mortelle peut en partie être considéré comme reflétant une sous-déclaration, la situation des taux d’incidence des accidents mortels est différente dans la mesure où il est beaucoup plus difficile d’éviter de déclarer un accident mortel», poursuit l’institut statistique.

Les conséquences d’un accident du travail au Luxembourg ces deux dernières années. (Source: ITM)
«Ce n’est pas parce que l’on a beaucoup d’accidents de travail que l’on est plus mauvais que les autres», en conclut le patron d’Eurogip, groupement d’intérêt public travaillant sur la santé et la sécurité au travail au plan européen, Raphaël Haeflinger.
Pour l’année 2023, l’ITM compte 597 accidents du travail ayant fait l’objet d’une information de la part de la police et 1.586 accidents déclarés par l’employeur auprès de ses services.
«Une preuve pas si facile à rapporter»
À présent, une question: quelle responsabilité endosse l’employeur lorsque survient un décès qui n’est pas assimilable à un accident du travail? «Question complexe et qui dépend surtout d’un lien causal entre une faute qui pourrait être reprochée à l’employeur et le décès intervenu», répond l’avocate spécialiste du droit du travail, Me Natalia Zuvak, fondatrice du cabinet Fedis Law.
«La responsabilité civile de l’employeur, en dehors d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle, est soumise au régime de la responsabilité de droit commun. Il en découle qu’il appartiendra aux ayants droit du salarié décédé de prouver que le décès est lié aux conditions de travail et, partant, à la faute de l’employeur. Une preuve qui n’est pas si facile à rapporter en réalité, surtout lorsqu’il s’agit d’une mort involontaire», prolonge Me Zuvak.
«La faute de l’employeur qui serait en lien avec le décès au travail du salarié peut résulter d’une infraction aux dispositions légales sur la sécurité et la santé au travail. Nous savons que la prévention des risques inhérents au travail est le fondement des obligations à charge de tout employeur concernant la sécurité et la santé au travail. Ces obligations sont des obligations de résultat qui engagent sa responsabilité civile ou pénale», rappelle l’avocat. «Dès lors, l’employeur, dont la faute est à l’origine d’un décès, ne peut en principe s’exonérer de sa responsabilité civile en invoquant la faute du salarié ou d’un tiers. Ce n’est que dans le cadre d’une responsabilité pénale que l’employeur pourrait se décharger en prouvant une délégation valable, réelle et effective de ses pouvoirs.»
«En tout état de cause», termine Me Natalia Zuvak, «l’employeur qui se rend coupable d’une infraction aux dispositions légales sur la sécurité et la santé au travail à l’origine d’un décès au travail peut être poursuivi pour homicide involontaire. La question de responsabilité d’un employeur, garant du bien-être au travail, est de plus en plus d’actualité suite à une augmentation considérable des problèmes d’ordre psychologique des salariés qui peuvent avoir des conséquences dramatiques. C’est pourquoi, si les causes d’un décès au travail sont liées à une faute ou une négligence, l’employeur risque une peine de prison.»