En une seule phrase, , sur le registre luxembourgeois des bénéficiaires effectifs, les journalistes du «Monde» ont évacué la situation de leurs actionnaires.
La clause de confidentialité, écrivent-ils, «a notamment bénéficié à l’oligarque russe Sergueï Pougatchev ou à Xavier Niel, actionnaire à titre individuel du groupe Le Monde. ‘Nous avons souhaité préserver la confidentialité de l’identité de M. Niel pour des raisons de sécurité’, explique l’entourage du fondateur de Free, qui détient via le Luxembourg des participations dans des opérateurs téléphoniques étrangers.»
Des raisons de sécurité? Les cinq sociétés dont l’actionnaire du Monde est bénéficiaire ultime au Luxembourg (Matterhorn Telecom et Matterhorn Telecom Holding, OCH AT Holding, OCH Finance et Eircom Finco) ne relèvent d’aucun danger particulier: les achats et les ventes qui l’ont propulsé au sixième rang des plus grosses fortunes de France sont largement documentés… la plupart du temps sur Wikipédia.
Invisible, Xavier Niel, dans Matterhorn Mobile. En 2012, cette société rachète, via sa filiale Apax Partners, Orange Suisse à France Télécom pour 2 milliards de francs suisses. Et trois ans plus tard, M. Niel se retrouve propriétaire d’Orange Suisse via sa holding personnelle, NJJ Capital, pour 2,8 milliards de francs suisses.
Depuis 2016, c’est une ex-Orange Suisse, devenue directrice de cette holding, Murielle Colart, qui dirigeait la structure luxembourgeoise. Début janvier 2021, Mme Colart a démissionné de ses fonctions auprès de l’entrepreneur français pour créer sa propre structure de conseil, MC2 Advisory, elle qui a peut-être encore quelques amis au Luxembourg, où elle a passé trois ans dans le service Tax de PwC (2002-2005).
Si Matterhorn Mobile est en liquidation volontaire depuis 2015, ce qui ne l’a pas empêchée de verser un dividende de 2 milliards de francs suisses en 2019, ses filiales Matterhorn Telecom Holding et Matterhorn Telecom, sont, elles, toujours inscrites au registre du commerce.
Xavier Niel a disparu depuis l’été dernier de Och AT, où son nom figure encore comme actionnaire unique de NJJ Suisse Acquisition, son propre family office, lui aussi entre les mains de Murielle Colart, jusqu’au 23 décembre. Disparue aussi, Och AT Management, depuis 2017, à l’inverse de Och AT Finance et de Och Manco, où dorment les parts d’Iliad dans la holding de cette société. 0,92% qui ont d’abord été entre les mains de son rookie, Thomas Reynard. Devenu directeur général de Free, il en a cédé le contrôle au directeur financier d’Iliad, Nicolas Jaeger.
Absent enfin, Xavier Niel, des documents d’Eircom Finco, que les Irlandais du groupe Eir avaient baptisée «Moceir» en 2012, à la création de la société. En 2017, Niel et Iliad avaient chacun pris 31,6% de l’opérateur irlandais. Là encore, Mme Colart a quitté la soparfi fin octobre.
Selon notre décompte, au total, Xavier Niel est le bénéficiaire effectif de plus de 100 sociétés, dans 15 pays (dont 11 européens, plus les États-Unis, le Maroc, l’Algérie et les Comores), et actionnaire dans 98 autres sociétés. Il y a trois ans, l’entrepreneur avait commencé à simplifier son organisation, qui comptait 25 holdings, la grande majorité commençant par NJJ, comme Niel, John et Jules – le nom de son père et les prénoms de ses deux fils, nés en 2000 et 2005.
Kretinsky et son insatiable appétit
Pour le milliardaire tchèque, Daniel Kretinsky, c’est l’inverse. Celui à qui Matthieu Pigasse a revendu 49% de ses parts dans Le Nouveau Monde, une des quatre entités (avec NJJ Presse de Xavier Niel, Berlys Media et Prisca) du Monde Libre, est totalement en règle avec ses obligations luxembourgeoises.
Le Tchèque détient 100% d’Energeticky a Prumyslovy Holding, via deux sàrl immatriculées l’an dernier au Luxembourg, EP Equity Investment et EP Equity Investment 2. Ces deux sàrl lui permettent de contrôler la plus grande partie de son activité, directement (sur EP Corporate Group, Czech Media Investment ou Mackarel Enterprises à Chypre) ou indirectement via trois autres sociétés immatriculées au Luxembourg, Majorelle Investments, Ruby Equity Investment et Vesa Equity Investment.
Dans la première, le Tchèque s’est associé à Gabriel Naouri, le fils de Jean-Charles Naouri, le grand patron du groupe Casino. L’été dernier, les deux associés avaient acheté assez d’actions de Maisons du Monde pour se faire remarquer, M. Kretinsky ayant un goût pour le commerce aussi prononcé que pour l’énergie ou les médias.
Dans la deuxième, immatriculée depuis mars 2018, où il a fait évoluer la société mère de son groupe énergétique à Czech Media, et où il est associé à son mentor Patrick Tkac, il gère ses parts dans ProSieben. Entré dans le groupe de média allemand en 2019 pour 120 millions d’euros (4,1%), il a doublé ses parts au début de la pandémie, en mars dernier, en profitant de la chute de la bourse. Aujourd’hui, les deux hommes comptent plus de 10% et ont annoncé leur intention de continuer à acheter.
Dans la troisième, après Macy’s (États-Unis), Foot Locker, Sainsbury’s, Metro (29,99%) et Mall Group, le Tchèque a poursuivi son raid sur Casino, au capital de laquelle il est entré en fin d’année 2019, avant de dépasser les 10% en novembre dernier. L’arrivée d’un capitaliste aux reins solides pour poursuivre le redressement de la société avait été bien accueilli.
Les journalistes du Monde s’étaient inquiétés de l’arrivée du milliardaire dans le capital et qui leur avait valu intéressant du point de vue du passage par le Luxembourg et sa soi-disant fiscalité avantageuse. Le voici dans son intégralité:
«Dans cet article, vous déclarez que je bénéficie de certains avantages fiscaux dus à la domiciliation au Luxembourg de la société détenant mes actions du groupe EPH. Je précise qu’une telle interprétation n’est pas correcte et que le fait de détenir ma part dans EPH, via des entités luxembourgeoises, ne m’apporte aucune économie d’impôts.
Plus précisément: je suis résident fiscal tchèque et donc imposé sur tous mes revenus de dividendes dans le monde entier en République tchèque, conformément à la loi fiscale tchèque. Les dividendes des entités luxembourgeoises sont soumis à un taux d’imposition de 15%; si ces dividendes provenaient d’entités tchèques au lieu d’entités luxembourgeoises, les dividendes seraient imposés au même taux de 15%. Il n’y a donc pas de différence sur le taux d’imposition (pas d’économie d’impôt et surtout pas d’évitement). La seule différence est que, dans le premier cas, 15% d’impôts sur le revenu seraient payés aux autorités fiscales tchèques alors que, dans le second, je paye 10% d’impôts aux autorités fiscales luxembourgeoises et 5% aux autorités fiscales tchèques (selon les règles de la convention relative à la double imposition). Il n’y a donc aucune économie d’impôts sur mes revenus.»
Seule petite précision: cet article et ce droit de réponse datent de 2018, alors que l’immatriculation des deux sociétés évoquées par M. Kretinsky n’est intervenue que l’an dernier. En 2020, donc.
Daniel Kretinsky, , avec 3,4 milliards de dollars de fortune personnelle, et Xavier Niel, : avouez-le, ça méritait bien quelques lignes au milieu de cette enquête.
Mise à jour (mercredi 10 février, à 14h42): le journal Le Monde a, depuis la rédaction de notre article, publié un volet de son enquête dédié aux affaires luxembourgeoises de son actionnaire Xavier Niel, ce mercredi 10 février.