Dans le monde financier, les expressions «historique», «jamais vu» ou encore «sans précédent» n’ont jamais été si souvent utilisées ces derniers mois. Le lundi 20 avril, il s’est produit une fois de plus une anomalie financière qui jusqu’alors était inconcevable, et qui mérite quelques explications. Ce jour-là, pour la première fois de l’histoire, le prix du baril négocié aux États-Unis est devenu négatif. Les marchés sont-ils devenus fous?
De quel prix parle-t-on?
Pour la plupart des matières premières, dont le pétrole fait partie, il coexiste un marché physique et un marché à terme (les contrats «futures»). Ces derniers permettent aux producteurs de pétrole et à d’autres intervenants de marché de se couvrir contre les variations du prix. De la sorte, certaines entreprises qui exploitent des champs pétroliers vendent à échéance future ces contrats, afin de garantir un prix de vente futur. Dans le même ordre d’idée, une société acheteuse de pétrole peut prendre la position inverse dans cet instrument financier dérivé en promettant d’acheter du pétrole à une future date, ce qui la couvre contre une hausse inopinée des cours du baril dans l’intervalle de temps.
Ces instruments financiers existent pour plusieurs échéances et sont échangeables sur les marchés financiers. Ces contrats stipulent que l’investisseur qui a une position longue – le futur acheteur – doit prendre possession du nombre de barils de pétrole stipulé dans le contrat à la date d’échéance de l’instrument. De même, celui qui détient la position dite courte – le vendeur – est contraint légalement de livrer ces barils à la partie opposée à la date convenue. Afin d’éviter cette livraison physique de pétrole, la plupart des investisseurs sortent de ces contrats avant l’échéance et règlent en numéraire la différence entre le prix fixé dans le contrat et le cours actuel. Dès lors, il n’existe pas seulement qu’un prix «au comptant» ou «spot» du pétrole, mais bien une multitude de prix de marché en fonction des échéances (1 mois, 2 mois, 3 mois…) de ces instruments financiers.
De plus, il convient de faire la différence entre les deux indices pétroliers mondialement réputés: le WTI négocié aux États-Unis, et le brent, qui est le benchmark international. Lundi et mardi, le prix négatif concernait le contrat «future» du WTI qui devait être débouclé à la plus courte échéance, en mai. Les cours des autres contrats ont également baissé, mais dans une bien moindre mesure. Quant à lui, le prix du brent physique a atteint un point bas de 16 dollars par baril la semaine dernière.
Le Covid-19 pèse lourdement sur la demande
Le marché du pétrole fait face à un choc sans précédent. Depuis le début de la crise du Covid-19, la demande mondiale de pétrole est en baisse de près de 30%, une conséquence directe des mesures de confinement prises par les gouvernements pour lutter contre la propagation du virus. À lui seul, le transport pèse un peu plus de la moitié de la demande mondiale de pétrole. Les avions cloués au sol et le trafic automobile presque à l’arrêt expliquent une bonne partie de cette chute de la demande.
En mars, le pétrole a également subi un choc d’offre. Deux poids lourds dans la production mondiale de pétrole, l’Arabie saoudite et la Russie, ne sont pas parvenus à trouver un accord de réduction de la production de pétrole afin de rétablir un certain équilibre dans le marché dont la demande était en chute libre. En réponse au refus de la Russie de réduire davantage sa production, l’Arabie saoudite s’est engagée dans une guerre des prix, en augmentant sa production dans le but d’engranger des parts de marché.
Quelques semaines plus tard, la baisse du prix du pétrole qui s’ensuivit a mis en difficulté un grand nombre de sociétés américaines actives dans le pétrole de schiste. Ces entreprises ont en effet besoin d’un prix du baril plus élevé pour survivre. Sous l’impulsion de Donald Trump, les trois plus importants pays producteurs de pétrole se sont mis d’accord pour réduire la production mondiale. Cependant, cette réduction temporaire d’environ 10% de la production mondiale ne permettra pas de compenser la baisse de la demande. Le marché reste donc en surabondance de pétrole à court terme. Et les capacités de stockage de pétrole, qui sont limitées, atteignent rapidement un niveau de saturation aux États-Unis.
Certains acteurs financiers ont été contraints de liquider ces contrats arrivant à échéance à un prix négatif.
C’est là où ça coince. Le contrat WTI qui arrivait à échéance en mai a atteint un prix négatif lundi dernier, ce qui signifie que les producteurs et traders rémunéraient les autres intervenants de marché pour se débarrasser de leur pétrole! Ce prix négatif est donc lié à ces deux éléments: le manque d’acheteurs pour des barils de pétrole sur le marché physique et le manque de capacité de stockage aux États-Unis. Afin d’éviter une livraison physique suite à l’échéance des contrats à terme WTI sur le pétrole, certains acteurs financiers ont été contraints de liquider ces contrats arrivant à échéance à un prix négatif (proche de -40 dollars dans certains cas) pour se repositionner sur des échéances plus longues. Les cours des contrats «futures» à échéance plus lointaine sont actuellement plus élevés que ceux des contrats à plus courte échéance, signe que les investisseurs anticipent déjà un redressement des prix une fois la crise passée.
Quelles perspectives pour le pétrole?
En période normale, le stockage de pétrole agit comme un tampon entre l’offre et la demande. Or, les capacités de stockage arrivant à saturation à un moment où la demande est en berne, le prix du pétrole risque d’être encore fort volatil ces prochaines semaines. Mais à ces niveaux-ci, le prix du pétrole est en dessous du prix qui couvre les dépenses opérationnelles des producteurs de pétrole.
Un tel niveau de prix n’est donc pas soutenable à long terme. Le rebond des prix à moyen terme sera fonction du redressement de la demande de pétrole et de l’ampleur de la destruction de l’offre. En effet, ironiquement, le meilleur remède pour les prix de l’or noir a souvent été la faiblesse des prix eux-mêmes, qui rééquilibre naturellement le marché en écartant les producteurs les plus faibles et en stimulant la demande.