Récemment, a repris à son compte sur les réseaux sociaux un article en ligne du média belge «L’Écho»: «Trop de télétravail», était-il avancé, «ce sont aussi des employés qui ne sont plus en phase avec la réalité et les besoins et horaires de leurs collègues et de l’entreprise. Et qui, du coup, ne donnent plus le meilleur d’eux-mêmes, sans en être conscients. Ou, dans le pire des cas, dont les impératifs de la vie privée ont fini par prendre le pas sur les obligations et la disponibilité professionnelles.» Avant de s’aider de ChatGPT pour imaginer une fable à la manière du Candide de Voltaire tendant à démontrer que le télétravail introduit «une nouvelle forme d’absence». Absence à soi-même, et donc au travail à proprement parler.
Bref, l’ancienne présidente de la Fedil (2019-2024) ne désarme pas sur le dossier, ajoutant à ses prises de position un argumentaire précis, hérité de sa propre expérience. L’entretien qu’elle a nous a accordé a des accents de plaidoyer.
Cela fera cinq ans, dans quelques semaines, que le télétravail a fait son apparition généralisée dans les entreprises. À l’aune de cette demi-décennie, quelles sont les principales limites que vous pointez… et combattez?
Michèle Detaille. – «Posons comme préalable que l’entreprise est une aventure humaine collective, dont l’objectif est de créer de la valeur économique de manière durable.
Rappelons ensuite que, lorsqu’il y a cinq ans, le télétravail a fait une entrée fracassante dans nos vies, c’était un dispositif d’urgence pour que l’économie mondiale continue de fonctionner vaille que vaille quand une pandémie a déferlé sur le monde. Il a permis à toute une série de travailleurs confinés chez eux de poursuivre leur activité professionnelle. N’oublions pas que, pendant ce temps-là, d’autres salariés ont continué leur travail sur site, que ce soit dans l’industrie de production, certains commerces ou les services à la personne, par exemple.
Le télétravail, c’était la roue de secours bienvenue pour la continuation indispensable de l’économie. Vous viendrait-il à l’idée de rouler chaque jour avec une roue de secours?
Des limites sont très vite apparues à cette façon de travailler.
Tout d’abord, le télétravail généralisé disperse les équipes, or les membres d’une équipe qui fonctionne bien sont habitués à se croiser autour de la machine à café, à échanger des idées spontanément, à commencer une conversation dans l’ascenseur et à la prolonger dans les couloirs. Avec le télétravail, les visages se limitent à des vignettes sur un écran et les contacts informels, si importants dans la vie d’une entreprise, disparaissent. Comment un responsable d’équipe peut-il voir sur l’écran que ce collaborateur a une mine renfrognée, qu’un autre n’a pas l’air en forme ou, au contraire, que le troisième a très envie de partager une bonne nouvelle personnelle ou professionnelle?
La proximité physique avec le foyer crée souvent chez les femmes une pression implicite pour s’occuper des enfants ou accomplir des tâches ménagères, même pendant les heures de travail. Bonjour la charge mentale!
Les managers, eux aussi, ont leur lot de défis. Comment motiver une équipe qu’on ne voit plus au quotidien? Comment suivre les progrès sans devenir intrusif? Comment donner aux plus timides du groupe l’occasion de partager leurs idées et leurs suggestions?
Pour certains, travailler depuis chez soi a d’abord été une bénédiction. Puis, petit à petit, la frontière entre boulot et vie perso s’est brouillée. Le bureau s’est infiltré dans le salon, les horaires se sont allongés et le stress s’est parfois amplifié, en dépit du droit à la déconnexion. La proximité physique avec le foyer crée souvent chez les femmes une pression implicite pour s’occuper des enfants ou accomplir des tâches ménagères, même pendant les heures de travail. Bonjour la charge mentale!
Puis il y a ceux, hommes ou femmes, pour qui le télétravail n’a jamais été simple. Un ordinateur vieillissant, une chaise inconfortable, ou encore des enfants qui jouent dans la pièce à côté, voire dans un coin du «salon-bureau-salle à manger-cuisine ouverte». Le contraste entre ces situations et celles de collègues mieux équipés a creusé des inégalités.
Dans cet usage continu de la connexion, un autre risque est apparu: celui des cyberattaques. Même si l’employeur est tenu de fournir une connexion sécurisée, travailler à distance peut parfois signifier utiliser des connexions moins sécurisées, exposant ainsi des données sensibles. Quid par ailleurs de la confidentialité des données vis-à-vis des membres de la famille ou des cohabitants utilisant le même ordinateur?
Enfin, il y a le syndrome des écrans: ces visioconférences enchaînées, ces notifications incessantes et cette surcharge mentale qui nous guette. Beaucoup de collaborateurs se retrouvent épuisés, incapables de vraiment se concentrer.
C’est à chaque entreprise de définir son organisation propre en impliquant les collaborateurs dans la définition des règles, en personnalisant les accords, en s’adaptant et en innovant.
En cinq ans, nous avons beaucoup appris sur le télétravail. Il a révélé ses forces, mais aussi ses failles. Tout n’est pas à jeter! Aujourd’hui, le vrai défi est de trouver cet équilibre parfait: il s’agit d’offrir la flexibilité tant recherchée par les salariés tout en préservant ou, mieux, en augmentant, l’efficacité de l’entreprise et les liens humains qui passent par une présence sur site. C’est à chaque entreprise de définir son organisation propre en impliquant les collaborateurs dans la définition des règles, en personnalisant les accords, en s’adaptant et en innovant.
Revenons sur ce point précisément. En quoi le télétravail affecte-t-il la cohésion et la dynamique d’équipe?
«Quand j’entre dans une entreprise, que les bureaux sont animés, avec des discussions autour de la machine à café et des éclats de rire dans les couloirs, un sentiment d’enchantement m’envahit à chaque fois!
Je développerai quatre points…
1. La disparition des discussions spontanées. Chacun a en mémoire ces moments où, par hasard, on croise un collègue à la cafet’. Un mot en entraîne un autre et souvent, sans même s’en rendre compte, on trouve une solution à un problème ou on lance une nouvelle idée. Avec le télétravail, ces échanges n’existent plus, tout passe par des réunions planifiées et ces conversations informelles, si riches, ont disparu. Résultat: une certaine distance s’est installée entre collègues, et cette spontanéité qui rendait le travail si fluide s’est évanouie.
2. Le risque de l’isolement. Je me souviens de cette jeune femme dynamique qui a rejoint une entreprise en plein confinement. Nouvelle dans l’équipe, elle n’a jamais eu l’occasion de nouer de vrais liens avec ses collègues. Chaque journée ressemblait à la précédente: des tâches à accomplir, des visioconférences, et un sentiment de solitude de plus en plus prégnant qu’elle confiait à son compagnon avec qui elle était confinée. Elle n’a jamais vraiment été intégrée, s’est sentie de moins en moins motivée, moins engagée, et a cherché un autre job dès le retour à des conditions normales de travail. Ce qui lui a manqué, je crois: des moments humains qui créent un sentiment d’appartenance et qui soudent les équipes.
En télétravail, les outils numériques ont pris le relais, mais quelque chose manque: cette fluidité, ces échanges spontanés qui faisaient avancer les projets.
Quand tout le monde travaille sur site, transmettre les valeurs et la culture de l’entreprise c’est facile: on les vit au quotidien, dans chaque interaction. Mais à distance, comment montrer l’importance de ces valeurs aux nouvelles recrues? Le risque est grand que ce lien fragile, si essentiel pour garder une équipe soudée, s’effrite peu à peu.
3. Collaboration ou silos? En présentiel, le travail d’équipe est facilité: des quick meetings décidés sur le champ, une tête passée par la porte du bureau ou au-dessus de la séparation de l’open space permettent d’obtenir l’information qui débloque le projet. En télétravail, les outils numériques ont pris le relais, mais quelque chose manque: cette fluidité, ces échanges spontanés qui faisaient avancer les projets. Désormais, il faut fixer une réunion digitale, avec un peu de malchance votre collègue aura signalé qu’il est occupé. Chacun reste dans son coin, concentré sur sa tâche, et les groupes s’isolent peu à peu. Les silos se forment. Partager une vision commune, qui est le moteur du succès d’un projet, devient plus difficile.
4. Les conflits à distance, une poudrière silencieuse. Et que dire des conflits? Avant, un malentendu pouvait souvent se résoudre en quelques minutes, avec un sourire ou une discussion franche, voire un pot à la sortie du bureau ou à l’heure de midi. Mais à distance, sans les expressions du visage ou le langage corporel, les tensions peuvent s’accumuler. Un simple désaccord, mal communiqué, peut se transformer en conflit latent.
Comment percevez-vous l’impact du home office sur la productivité des collaborateurs à long terme?
«L’impact du télétravail sur la productivité des collaborateurs à long terme est complexe. Elle varie en fonction des conditions de mise en œuvre, des métiers concernés, et des caractéristiques individuelles de la personne.
Le télétravail, lorsqu’il est pratiqué dans un environnement calme, permet une meilleure concentration, notamment pour les tâches nécessitant de la réflexion ou de la créativité.
Le télétravail fragilise la culture d’entreprise, qui est un levier d’engagement et de performance, car il éloigne les employés des valeurs, des rituels et de la convivialité qui forment l’identité de l’entreprise.
Les métiers nécessitant de la production individuelle (analyse, écriture, codage…) enregistrent souvent des gains de productivité.
Les collaborateurs peuvent mieux adapter leur emploi du temps à leur rythme biologique, ce qui favorise des périodes de travail plus efficaces.
Le gain de temps et d’énergie lié à l’absence de déplacements quotidiens contribue à un meilleur équilibre entre vie professionnelle et personnelle, ce qui peut améliorer la performance.
Les collaborateurs autonomes ou expérimentés tirent parti du télétravail pour maximiser leur efficacité.
Le télétravail incite les collaborateurs à développer des compétences en gestion du temps et en autonomie, augmentant leur productivité à long terme. Mais tout le monde n’y arrive pas! Pour les plus faibles, il est sûrement plus facile de demander une aide ponctuelle sur un sujet mal compris à un voisin de bureau, plutôt que de poser une question à distance en parallèle d’une visioconférence.
La productivité peut aussi diminuer à cause de l’épuisement professionnel ou du manque de temps pour se ressourcer.
Certaines fonctions nécessitent des interactions permanentes entre différents services ou collaborateurs. La proximité physique permet de résoudre rapidement certains problèmes ou de prendre des dispositions efficaces parce que tous les intervenants sont sur place et disponibles.
Estimez-vous que le télétravail peut nuire, demain ou après-demain, à la culture d’entreprise? Et dans ce cas, comment cela se traduit-il?
«Le télétravail fragilise la culture d’entreprise qui est un levier d’engagement et de performance, car il éloigne les employés des valeurs, des rituels et de la convivialité qui forment l’identité de l’entreprise.
À distance, les salariés ont moins d’opportunités pour absorber et vivre la culture de l’entreprise. C’est le cas notamment des recrues nouvellement arrivées qui n’ont pas de repères physiques ou sociaux forts. Peuvent s’ensuivre une perte de sentiment d’appartenance pour le salarié et, pour la direction, une difficulté à aligner les collaborateurs sur une vision commune.
À long terme, le télétravail peut générer des disparités entre ceux qui sont souvent en présentiel (les leaders, les fonctions stratégiques, mais aussi tous les intervenants en production ou en maintenance) et ceux qui restent à distance.
Le télétravail diminue les échanges informels et non structurés, qui jouent un rôle clé dans la transmission des valeurs, la résolution des conflits et la création d’une identité collective. Avec comme conséquences, une communication plus mécanique et transactionnelle et des équipes travaillant davantage en silos, au détriment de la collaboration interservices.
Les événements, célébrations ou pratiques qui rythment la vie collective (café ou lunch entre collègues, réunions conviviales, fêtes d’entreprise…) se raréfient à distance. Les employés se sentent déconnectés de l’histoire et des traditions de l’entreprise et les rituels symboliques perdent leur impact, ce qui peut nuire à la fidélisation.
À long terme, le télétravail peut générer des disparités entre ceux qui sont souvent en présentiel (les leaders, les fonctions stratégiques, mais aussi tous les intervenants en production ou en maintenance) et ceux qui restent à distance. La cohésion de l’entreprise et les relations interpersonnelles peuvent en être fragilisées. Des clivages entre collaborateurs, avec un sentiment d’injustice ou d’exclusion, et une baisse de la motivation et de l’engagement peuvent aussi apparaître.
Les managers et dirigeants ont plus de mal à transmettre leur vision et leur leadership à travers des outils numériques. Les interactions directes permettent souvent de communiquer la culture de manière plus authentique. Vu uniquement sur écran, le management peut être perçu comme distant ou désincarné. Il y aura sans doute moins de dynamisme collectif autour des initiatives stratégiques.
L’utilisation excessive des outils numériques peut standardiser les relations professionnelles, les rendant impersonnelles. Une perte de convivialité et d’humanité dans les interactions peut diminuer le sentiment de loyauté ou de différenciation par rapport à d’autres entreprises.
Comment le télétravail influence-t-il les opportunités de développement professionnel et de promotion des salariés, selon vous?
«Le télétravail transforme les occasions de développement professionnel et de promotion. Il peut favoriser l’autonomie, l’accès à des formations, et même des opportunités internationales, mais il peut aussi réduire la visibilité des salariés et limiter leur accès à des interactions clés.
Les inégalités préexistantes, notamment entre les catégories socioprofessionnelles, peuvent être amplifiées et limiter ainsi les opportunités d’évolution pour certains.
Le télétravail, qui réduit la présence physique au bureau, limite les interactions informelles avec les managers ou les dirigeants. Les salariés à distance risquent d’être moins visibles et moins pris en compte pour des projets stratégiques ou des opportunités de promotion. À côté de critères objectifs, les promotions sont souvent influencées par des perceptions informelles, comme l’engagement perçu ou les relations interpersonnelles, plus difficiles à maintenir à distance.
Les employés en télétravail peuvent être écartés de certaines opportunités, en raison d’un ‘biais de proximité’ favorisant ceux présents au bureau. Tous ceux qui participent régulièrement à des réunions où certains sont présents physiquement, tandis que d’autres participent en ligne, savent combien il est difficile pour ces derniers d’exister!
Le télétravail a démocratisé l’accès aux formations numériques (MOOCs, webinaires, ateliers à distance) qui permettent aux salariés de développer de nouvelles compétences. Les plateformes en ligne offrent la possibilité de personnaliser les parcours d’apprentissage, elles renforcent ainsi les compétences nécessaires pour évoluer.
Sans encadrement, les salariés en télétravail peuvent manquer de temps ou de motivation pour s’engager pleinement dans ces formations.
Les salariés ayant des responsabilités domestiques importantes – souvent les femmes – ou des conditions de travail difficiles à domicile (connexion lente, espace réduit) peuvent être désavantagés. Les inégalités préexistantes, notamment entre les catégories socioprofessionnelles, peuvent être amplifiées et limiter ainsi les opportunités d’évolution pour certains.
Le télétravail oblige les salariés à développer des compétences clés comme l’autonomie, la gestion du temps, et la maîtrise des outils numériques, qui sont très valorisées dans le monde professionnel. Ces compétences peuvent renforcer leur employabilité et leur positionnement pour des promotions.
Tous les employés ne développent pas ces compétences au même rythme, ce qui peut creuser des écarts au sein des équipes.
Le télétravail limite les interactions spontanées et informelles, essentielles pour établir des relations de mentorat ou pour réseauter.
Les salariés en télétravail peuvent manquer d’accès à des conversations clés qui ont lieu en présentiel.
La flexibilité passe par une dose de télétravail, par l’ouverture de bureaux satellites sur le territoire luxembourgeois près des frontières, par des investissements dans la mobilité.
Le télétravail permet aux salariés de collaborer avec des équipes internationales, ouvrant la porte à des projets globaux ou des promotions liées à des postes internationaux. Ces opportunités nécessitent souvent une forte maîtrise des outils numériques et une excellente communication interculturelle.
Dans la problématique d’attraction des talents, les recruteurs et responsables RH insistent en majorité sur la nécessité d’introduire davantage de flexibilité dans le droit du travail sur cette question du home office. Au Luxembourg, c’est un sujet sensible. Partant, quelle méthode préconisez-vous afin de résoudre ce dilemme entre travail à distance, auxquels sont attachés les candidats, et qui peut donc constituer un facteur d’attraction (comme de rétention d’ailleurs), et impératifs de présentiel?
«Je crois que la vraie demande des travailleurs motivés n’est pas de travailler à distance. Leur vraie demande est double: ils veulent de la flexibilité dans l’organisation de leurs horaires et parfois de leurs tâches, et ils souhaitent raccourcir la durée des trajets entre leur domicile et leur lieu de travail.
Les réponses sont multiples: une modernisation du droit du travail est indispensable, qui donne plus de flexibilité aux entreprises pour organiser, en concertation avec leurs salariés, le temps de travail. La flexibilité passe par une dose de télétravail, par l’ouverture de bureaux satellites sur le territoire luxembourgeois près des frontières, par des investissements dans la mobilité: la modernisation des transports en commun dans le pays et la grande région, l’encouragement du covoiturage, des offres de services nouvelles dans les zones industrielles, comme l’hébergement des nouveaux travailleurs pendant leur période d’essai, une crèche de zoning, un service de nettoyage de vêtements, un point de retrait des courses, etc.»