Depuis la cession au sortir de l’été 2024 de la société No-Nail Boxes dont elle était la CEO, (67 ans) le reconnaît avec un léger sourire au coin des lèvres: elle lève enfin un peu le pied… et, en définitive, ne s’en porte pas plus mal! Ceci posé, cela ne prive guère l’ancienne présidente de la Fedil (2019-2024) de continuer à tenir son rang dans l’écosystème local via ses fonctions d’administratrice et lorsqu’elle estime utile de faire porter sa voix.
Replète carrière, en vérité, que celle de l’ex-parlementaire belge, entrée en politique dans les années 1980 avant de bifurquer vers l’entrepreneuriat. Une orientation qu’elle avait en tête depuis longtemps. Et qui lui valut au passage d’être placée . Exigence et passion du travail bien fait sont les deux éléments qu’elle met immédiatement en avant à l’heure de se retourner sur son parcours.
Quels ont été les premiers jalons de votre parcours professionnel? Dans quel contexte avez-vous effectué vos débuts dans le monde du travail?
Michèle Detaille. – «J’ai commencé à travailler dans le milieu politique avant de switcher vers le business. Parcours atypique, mais résultant d’un choix de ma part.
Dites-nous: qu’est-ce qui vous séduisait dans la politique?
«Au terme de mes études en sciences politiques, j’avais rendu un mémoire sur le Parti libéral francophone, en Belgique. L’ayant lu par hasard, son président, Jean Gol, m’a proposé de travailler avec lui. C’est une opportunité qui m’était présentée et c’est ce que je retiens, aujourd’hui, en fin de carrière: quand on reste ouvert d’esprit, sans idées préconçues, on a souvent la chance d’avoir des opportunités intéressantes.
Entre politique et business, quels traits communs? Ou quelles différences?
«Dans une entreprise, on sait quel est l’objectif: gagner de l’argent. Plus qu’un objectif, même, une nécessité pour pouvoir payer les collaborateurs, investir dans du matériel, dans la recherche, etc. Sans cela, ce n’est pas durable. En revanche, quel est l’objectif d’un homme politique? Difficile de répondre… J’ai mon idée, elle vaut ce qu’elle vaut, mais cet objectif est de mettre en place les conditions pour que les gens qui vivent dans la société dont on a la charge puissent vivre heureux. Naturellement, c’est très difficilement quantifiable. Et puis, en politique, on remet son mandat en jeu tous les quatre ou cinq ans. Les gens disent: ‘Ils font tout pour être élus!’. Évidemment, puisque c’est le seul moyen de pouvoir appliquer un programme et d’essayer de changer les choses. En entreprise, on est en théorie assuré de davantage de continuité. Sauf catastrophe économique, il est très rare de se faire licencier aussi brutalement qu’en politique.
Il y a un côté agréable à ne plus être dans l’opérationnel.
Entre politique et entrepreneuriat, avez-vous déjà eu envie de tout plaquer pour vous orienter vers autre chose?
«Tout plaquer, non, parce qu’en définitive j’ai effectué pas mal de choses différentes. Il y a quelques mois (en septembre 2024, NDLR), nous avons vendu notre entreprise, No-Nail Boxes (rachetée en 1996). Arrive un âge où les risques pour la santé sont plus importants. On a la responsabilité de 200 collaborateurs, il faut assurer la transmission d’une manière ou d’une autre. Ce n’était donc pas tout plaquer, mais l’envie de dire: ‘Cette page-là se termine, tournons-la au mieux pour tout le monde.’
Et comment vit-on privée de son «bébé»?
«Bien, car j’ai de nombreux centres d’intérêt. Le soir, au lieu de me dire que je suis fatiguée et que je n’ai plus envie de bouger, je regarde les événements organisés à Luxembourg pour me rendre à telle conférence ou aller voir s’il reste des places pour la Philharmonie… Il y a un côté agréable à ne plus être dans l’opérationnel.
Avec le recul, quelle erreur de parcours aimeriez-vous effacer?
«Si je devais recommencer, je ferais mes études bien plus sérieusement ou je ferais des études bien plus exigeantes. À l’époque, je me suis montrée trop dilettante. J’ai toutefois eu de la chance. J’ai souvent été sur un fil, mais heureusement, je suis tombée du bon côté.
Ce dilettantisme, comment l’avez-vous combattu?
«En choisissant ou en tombant par hasard sur des choses qui m’intéressaient. Ce n’est pas une remise en cause de la façon de travailler des professeurs, mais cela a été une corvée pour moi d’étudier des choses dont je ne voyais pas l’intérêt. Je n’étais pas ouverte à ce que je devais ‘avaler’.
Quel événement ou quelle décision a marqué un tournant décisif dans votre ascension professionnelle?
«Le fait de racheter une PME avec un associé. Cela correspondait à une volonté de toujours. Tout à coup, vous êtes votre propre patron, vous ne pouvez plus vous retourner en demandant: ‘Mais quel est le crétin qui a décidé ça?’ Lorsque vous vous retournez, il n’y a personne et le crétin, c’est vous! Cela change entièrement la manière d’envisager les choses.
Quelle est votre recette pour gérer les périodes de difficulté? Quelle posture adoptez-vous face à l’adversité?
«Je dis souvent qu’en entreprise, il y a une règle qui s’appelle le GBS. À savoir le ‘gros bon sens’. Cela ne suffit pas bien entendu, mais c’est la base en tout cas. Sans compter la réflexion. Au moment du Covid et du début de la crise en Ukraine, nous avons été confrontés chez No-Nail Boxes à un risque très fort de rupture d’approvisionnement dans le contreplaqué. Nous avons pu nous en sortir durant le Covid pour partie grâce à des liens forts avec les fournisseurs. Quand on dit qu’une entreprise c’est l’humain, cela vaut à l’intérieur comme à l’extérieur. Je ne dis pas qu’il faut aimer ses clients. L’amitié ou l’amour, cela va ailleurs. En revanche, il faut les respecter, leur exprimer de l’estime. Idem avec les fournisseurs. En ces temps de crise que j’évoque, le fournisseur ne pouvait pas approvisionner tout le monde, mais on s’est retrouvé naturellement parmi les clients qu’il voulait fournir.
L’agilité, c’est savoir se bousculer soi-même… sans se faire mal.
Pouvez-vous me citer un revers ou un obstacle s’étant transformé, a posteriori, en levier d’opportunité?
«Il y a très longtemps, nous avons remporté un marché avec l’armée française. Mais il s’agissait en fait d’un marché bien trop gros pour nous, on se disait que l’on n’allait pas y arriver. On a installé des tentes dans la cour pour le stockage, les collaborateurs dont les vacances étaient prévues se sont mobilisés en reportant leurs congés, on a recruté des étudiants… En somme, de la débrouillardise, un attachement des salariés à l’entreprise, et de l’agilité. Un tas de petites choses coordonnées qui nous ont permis, en se retroussant les manches, de tenir les objectifs et d’être reconnus en asseyant une crédibilité.
L’agilité, c’est ce qui vous caractérise?
«On peut sans doute vivre sans, mais c’est très utile de savoir repérer assez vite les liens pouvant exister entre différentes situations, les solutions que l’on peut trouver… Prenons l’exemple du recrutement. Dans l’idéal, vous cherchez un directeur financier issu de telle école, ayant un nombre donné d’années d’expérience, sachant faire telles tâches… Mais si vous restez bornée là-dessus, vous allez sûrement passer à côté de personnes qui peuvent vous apporter un grand nombre de choses positives, même sans avoir le profil que vous aviez envisagé. Dois-je m’en tenir aux règles que je me suis fixées ou puis-je changer d’avis? L’agilité, c’est savoir se bousculer soi-même… sans se faire mal.
Quelle réalisation constitue à vos yeux votre plus grande réussite professionnelle?
«Avoir amené des gens dans l’entreprise à grandir professionnellement et parfois peut-être à se surpasser. Avoir été le déclic, avoir permis de s’épanouir… Cela fait partie de la transmission, c’est extrêmement gratifiant.
Existe-t-il un moment dans votre parcours où vous avez pensé pour vous-même: «Ça y est, j’ai réussi!»?
«Oui, j’ai atteint certains objectifs, mais, non, je n’ai jamais eu ce genre de réflexion. Aussi longtemps qu’il y a de la vie, on peut toujours mieux faire.
Une figure inspirante ou un mentor a-t-il joué un rôle structurant dans votre développement professionnel?
«Sûrement mon premier patron, le regretté Jean Gol, un homme politique d’une exigence inimaginable, d’une intelligence incroyable et d’un engagement profond. Plus de 40 ans après, il ne se passe pas une semaine sans que je pense à lui. C’était vraiment dur avec lui. Mais quand on commence dans ces conditions, tout est bien plus facile ensuite… Ce qui m’amène à ce conseil aux gens qui débutent: ne pensez pas tout de suite à gagner beaucoup d’argent, pensez d’abord à apprendre des choses. Et votre premier patron est sûrement plus important que votre premier salaire.
Quelle a été la critique la plus difficile à entendre et à digérer?
«Quand j’étais bourgmestre de Vaux-sur-Sûre (dans la province de Luxembourg, NDLR), entre 1987 et 2000. On mettait sur pied ou on menait à son terme un projet devant servir l’intérêt général, et certains nous accusaient avec violence d’agir par copinage ou je ne sais pour quelle raison… Dans ces cas-là, on a envie d’exploser. Parfois, il faut le faire d’ailleurs!
Je suis devenue bourgmestre à l’âge de 25 ans et je ne savais pas du tout ce que c’était.
Dans quelle mesure votre entourage influe-t-il sur vos choix de carrière ou vos prises de décision?
«Parmi mes amis, dans ma famille, des gens donnent leur avis… même si je ne le leur demande pas (sourire). Je trouve ça très bien. Sauf s’il s’agit d’un sujet nouveau pour moi, je décide seule mais je m’informe au préalable. Il en va ainsi depuis le départ. Je suis devenue bourgmestre à l’âge de 25 ans et, même si je connaissais la politique en théorie, puisque j’avais fait des études en ce sens, je ne savais pas du tout ce que c’était. Je suis allé voir le bourgmestre de la commune voisine, un homme très sage qui était là depuis très longtemps et qui m’a appris beaucoup de choses.
Dans le leadership, quels sont les grands principes et grandes valeurs qui vous guident?
«La quête d’excellence, j’y reviens, avec ce que cela dit d’idée de progrès. S’y ajoute le fait qu’il faut respecter les gens avec qui on travaille. Les respecter, ce n’est pas seulement leur parler poliment, c’est aussi accepter leurs limites. Il y a la parole aussi… On ne se rend pas toujours compte de la force de la parole. Je vous relate cette anecdote. Un jour, je reçois au côté de mon adjoint un collaborateur qui m’annonce qu’il est inscrit aux Alcooliques anonymes, qu’il se soigne, et que ça va fonctionner. Selon le récit qu’il m’en a fait bien plus tard, je lui aurais répondu: “Si tu l’as décidé, tu vas y arriver, ça va marcher!”. Toujours selon lui, mon adjoint lui aurait dit au contraire: “Tu as toujours été comme ça [sous-entendu, alcoolique], tu n’es jamais arrivé à rien, on ne voit pas pourquoi ça marcherait.” Bien des années plus tard, ce même monsieur m’a dit: “Je ne bois plus et c’est grâce à vous. Puisque vous m’aviez dit que je pourrais y parvenir, j’ai pris conscience que je pourrais le faire.” L’impact de nos paroles peut être très important.
Vous est-il déjà arrivé de prendre une décision sur un coup de tête?
«Je suis impulsive mais je me soigne. J’ai une règle depuis longtemps: ne rien décider d’important sans laisser passer au moins une nuit là-dessus.
Si vous deviez résumer en une phrase ce que votre carrière vous a appris sur vous, que diriez-vous?
«Un, j’aime les gens et c’est à mon avis indispensable si on veut faire de la politique ou diriger une entreprise. Deux, si j’aime ce que je fais, je le fais bien.
Quel conseil donneriez-vous à la jeune femme que vous étiez en début de parcours?
«Je lui dirais de rejoindre une école où l’on apprend d’autres langues. La langue française fait partie de moi, elle suit le fil de ma pensée. Quand je barguigne des langues étrangères, en revanche, rien n’est aussi nuancé, j’ai l’impression de parler en sous-tires. Quelle chance ont les gens au Luxembourg de n’avoir pas de langues étrangères… Si j’étais née 40 km plus à l’est, j’aurais eu moi aussi une ouverture sur ces différentes cultures.
S’il y avait un moment que vous pouviez capturer pour le revivre à l’envi, quel serait-il?
«Ces différents moments où l’on commence quelque chose de nouveau. L’ivresse des débuts.
Si votre carrière était un titre de film, de livre ou de chanson, quel serait-il?
«Indépendamment du sujet du film, et en ne s’en tenant qu’à un titre, une formule, je répondrais ‘La Vie est belle’. Autant que possible, il faut conserver un regard optimiste. Si on veut être chef d’entreprise, c’est indispensable.»