Michel Wurth se faisait le chantre d’un changement à double dimension: transformation et adaptation. (Photo: Maison Moderne)

Michel Wurth se faisait le chantre d’un changement à double dimension: transformation et adaptation. (Photo: Maison Moderne)

Il y a dix ans, 24 personnalités partageaient dans Paperjam leur vision de ce que serait le Luxembourg en 2020. En cette fin d’année, la rédaction a choisi d’en republier huit pour voir à travers elles quelles sont les avancées réalisées et celles qu’il reste à faire. Place aujourd’hui à Michel Wurth.

Alors président de la Chambre de commerce et de l’Union des entreprises luxembourgeoises, livrait en 2010 à Paperjam une réflexion fouillée et pointue de sa vision du Luxembourg dix ans plus tard. Des lignes qui se (re)lisent avec un grand intérêt, alors que 2021 est à notre porte.

Le texte de Michel Wurth

«L’intitulé de cet article, issu d’une citation de l’auteur italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans «Le Guépard» (magnifiquement adapté au cinéma par Luchino Visconti), s’applique à beaucoup de situations:

- à Paperjam qui, malgré son jeune âge, change régulièrement son contenu et sa présentation pour rester cette revue de référence de l’actualité économique nationale et internationale au Luxembourg;

- à toute entreprise leader qui veut rester en avance sur ses concurrents et qui se transforme continuellement pour renouveler sa gamme de produits et adapter son organisation.

Comment appliquer cette maxime au Luxembourg, «paradis sur terre», comme l’a qualifié le Premier ministre en annonçant le programme de travail de la Tripartite chargée de débattre de la situation du pays en crise, des mesures pour y remédier et en se rappelant que la devise du pays est «Mir wëlle bleiwe wat mer sinn» («nous voulons rester ce que nous sommes»)?

Le changement est en effet requis, ce dont ne doute heureusement plus personne maintenant que la crise la plus grave de l’après-guerre s’est invitée, et que ses premières conséquences sont désormais visibles au niveau de l’ensemble des indicateurs économiques et sociaux du pays.

Au-delà de l’impact direct du choc financier sur notre pays, celui-ci a été révélateur des faiblesses structurelles qui, tel un cancer, ont rongé depuis dix ans la performance du Luxembourg pour le conduire aujourd’hui dans une situation où il doit se transformer pour rétablir ses équilibres (financiers, sociaux, démographiques, culturels). L’envolée conjoncturelle de la période 2003 à 2008 a masqué cette dure réalité à ceux qui ne voulaient ni voir ni entendre (le Pr. Fontagné en 2004, ceux qui, comme l’UEL ou les économistes de la Chambre de commerce, s’inquiétaient de la perte de la compétitivité) et qui préféraient extrapoler plutôt que de prévoir l’avenir.

Écrire de manière prospective est un exercice difficile parmi tous, comme on le constate en réfléchissant à ce qu’on aurait répondu à la question «Quo vadis Luxembourg 2020?» en mars 2008 ou en mars 2010.

En mars 2008, le monde paraissait en règle et – comme certains rêvent de le faire – en extrapolant les chiffres caractéristiques du pays avec les performances du passé, la projection 2020 aurait été celle reproduite dans le tableau ci-contre:

(i) La projection 2008 calcule l’évolution du PIB, de la population active et de la population totale «comme si rien n’avait changé», c’est-à-dire en appliquant les taux de croissance réels enregistrés par l’économie luxembourgeoise pendant la période faste 1985-2007.  Le résultat du calcul est impressionnant en ce sens qu’il nous révèle que, à l’horizon 2020, le PIB aurait augmenté de 90%, l’emploi total de 48% et le PIB/personne employée de 28%, soit en termes réels d’environ 2% par an. Dans cette extrapolation, qui n’est en réalité qu’une version simplifiée du «scénario 700.000 habitants», calculé il y a quelques années pour illustrer l’évolution économique nécessaire pour financer le régime général des pensions, les Luxembourgeois seraient minoritaires dans leur pays, la majorité d’entre eux travailleraient directement ou indirectement pour la fonction publique et la démocratie luxembourgeoise ne serait plus représentative de la vie réelle. Et pourtant, ce scénario, si commode que personne ne veut le voir disparaître totalement, est bien celui de «If things don’t change, things won’t stay as they are».

(ii) À l’inverse, la projection 2010 illustre une situation qui, si on se réfère aux performances économiques et démographiques moyennes de nos voisins européens, peut paraître normale, voire banale. On peut en effet penser que les responsables allemands, français et belges souscriraient aujourd’hui à un taux de croissance moyen du PIB de 2% l’an pendant les dix prochaines années, ceci alors que l’Europe vit sa crise la plus grave depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et que, à la suite de l’échec cuisant de l’agenda de Lisbonne, l’économie européenne est aujourd’hui celle dont la compétitivité s’est le plus dégradée, dont la population est vieillissante et qui a souffert de surcroît de la réévaluation structurelle de sa monnaie par rapport au dollar américain, devise du commerce mondial par excellence (le taux de change était de 0,8252 en octobre 2000, alors qu’il oscille entre 1,24 et 1,59 entre 2008 et 2010).

Pour le Luxembourg, la projection 2010 n’est pas banale du tout, pour au moins trois raisons: d’abord, cette projection fait apparaître le coût dramatique de la crise de 2008 qui est estimé à 36% du PIB au cours de la période 2009-2020*. En d’autres termes, par rapport au «If things don’t change, things won’t stay as they are», il manque l’équivalent de 20 milliards d’euros de PIB à l’horizon 2020, soit deux tiers de la valeur annuelle produite aujourd’hui.

Ensuite, la comparaison de la projection 2010 avec celle de 2008 montre l’effet de ciseau, autrement dit la différence à vivre au «paradis» par comparaison à vivre sur terre, avec en sus la nécessité de s’adapter en conséquence à cette nouvelle vie plus rude. Cela signifie en pratique que l’État, avec un taux de croissance de l’économie de 2% par an, devrait garder constantes ses dépenses jusqu’en 2020 en termes réels et, de surcroît, devrait contenir l’évolution de la dette publique par des économies supplémentaires, en ce compris le niveau des dépenses d’investissement. Là où la projection 2008 se distingue le moins de la projection 2010, c’est au niveau de la population totale, laquelle continuerait à croître et maintiendrait donc le besoin d’infrastructures nouvelles en matière de transports, d’éducation et d’équipements de santé et de vieillesse.

Cette hypothèse démographique trouve également son explication dans le fait que l’attractivité de nos systèmes et prestations sociaux est telle que, malgré une croissance plus faible, le Luxembourg reste très attractif par rapport au reste du monde, la conséquence en étant que l’État aura à continuer à financer des investissements publics et notre système social (qui aujourd’hui n’est déjà plus en équilibre). La pression sur les finances publiques resterait donc grande, ce qui serait négatif pour l’attractivité du pays.

Enfin, on doit rappeler que la projection 2010 n’est pas à proprement parler un scénario catastrophe, puisqu’elle se base sur une croissance légèrement supérieure à ce qu’a connu l’Europe depuis 20 ans et, au-delà, à la norme de la croissance à long terme du Vieux Continent.

Il faut que l’on retrouve notre bon sens d’antan.
Michel Wurth

Michel Wurthprésident de la Chambre de commerce et de l’UEL

Pour consolider la situation privilégiée de tous ceux qui résident dans notre pays et de beaucoup de ceux qui  viennent y travailler chaque jour, il faudra que le pays s’adapte et se transforme à la fois. Voilà pourquoi le changement requis aura une double dimension: que faut-il changer pour que rien ne change? Et que faut-il changer pour que le pays se transforme? Il faut garder à l’esprit que nous devons réussir l’un et l’autre.

«What to change so that nothing fundamental changes?» Le dialogue Tripartite, commencé le 17 mars 2010 et abruptement arrêté le 27 avril, aurait dû répondre à la première question posée, à savoir: comment réussir le triptyque compétitivité-croissance-équilibre financier? Pour cela, il faudra:

Arrêter le mouvement de dégradation de la compétitivité et rattraper une partie du retard pris depuis 2000 sur l’Allemagne en matière de coût unitaire du travail et de hausse des prix. En conséquence, notre inflation ne devra plus excéder celle de notre voisin allemand, un moratoire sur l’indexation et/ou sur les salaires devra être introduit, les prélèvements sociaux ne pourront pas augmenter et les transferts sociaux devront devenir plus sélectifs.

Rétablir ensuite les conditions d’une plus grande croissance par la création d’un cadre propice aux activités dans lesquelles notre pays possède des avantages comparatifs. Il y en a beaucoup dans les secteurs traditionnels, mais également autour des nouveaux «clusters» et dans le giron de l’économie des services dont la place financière n’est qu’une partie. Les avancées en matière de recherche et les premiers succès de l’Université sont un atout pour promouvoir l’économie de la connaissance et générer de nouvelles sources de croissance.

Finalement, combiner une plus grande r­igueur de la dépense et de la gestion publiques avec le maintien des activités clés de l’État et la modernisation des infrastructures. Pour y parvenir, l’État devra être à même de retrouver son équilibre non pas en comptant sur une augmentation réelle des dépenses de 6% l’an (moyenne des années qui ont précédé la crise) mais, comme dans les pays limitrophes, limitée par exemple à 1% au-dessus du taux d’inflation. Notre situation de départ, beaucoup plus confortable, devrait contribuer à atteindre cet objectif. La recherche des économies de gestion, une limitation des transferts résultant d’une plus grande sélectivité des politiques sociales et surtout le moratoire, tel que proposé, de l’indexation seraient des instruments performants pour y arriver.

L’échec cuisant (provisoire?) de la Tripartite signifie tout d’abord une perte de temps très dommageable qui affaiblit notre pays (puisque les déséquilibres restent et que la dégradation de la compétitivité se poursuit), d’autant plus que le reste du monde bouge.

«What to change, for transforming the country?» Les conclusions que le gouvernement et le Parlement ont tirées de la Tripartite 2010 ont donné une réponse totalement négative à la question de savoir si les changements proposés seront suffisants pour espérer que notre pays conserve l’écart de bien-être matériel qu’il a conquis pour devenir ce «paradis sur terre».

Autrement dit, nous n’avons jamais été aussi près de la porte de sortie du paradis, et la distribution de pommes à laquelle certains de nos gouvernants veulent procéder risque de nous être fatale et de transformer nos concitoyens en des «Adam et Eve». Le seul espoir est que les Luxembourgeois et leurs gouvernants ne se laissent pas embobiner par le serpent et que le deuxième essai, à savoir la Tripartite prévue pour l’automne, puisse faire ce qu’elle n’a pas fait au mois d’avril.

Au-delà, il ne faut pas croire que les réformes économiques et financières soient suffisantes pour asseoir le mouvement de transformation dont le pays a besoin pour réussir son positionnement au 21e siècle.

Un chiffre, celui de l’emploi des Luxembourgeois qui demeurera constant dans tous les scenarii à l’horizon 2020, illustre bien ce besoin de transformation. Crise ou pas crise, la démographie de la population de nationalité luxembourgeoise ne devrait pas connaître d’évolution substantielle. A contrario, cela signifie qu’au Luxembourg, il faudra revisiter la loi de Malthus en ce sens que c’est la croissance de l’économie qui détermine la croissance de la population étrangère (sous forme de résidents ou de frontaliers) et non pas la croissance démographique, comme l’avait écrit le grand penseur anglais.

Les enjeux en sont considérables, parce que le Luxembourg a besoin des étrangers résidents ou frontaliers pour sa croissance, que chaque départ est un appauvrissement de notre capital humain et que si l’on veut que rien ne change, le nombre d’étrangers vivant et venant travailler au pays devra continuer à augmenter.

Cela conduit à s’interroger sur l’évolution vers une nouvelle identité luxembourgeoise et les pistes qu’il faudra engager pour y parvenir. Énumérons-en quelques-unes:

Casser la dualité du marché du travail qui réserve de fait les emplois du secteur public aux Luxembourgeois en assurant à ceux-ci une prime en termes de rémunération à cause du non-accès (de facto) des étrangers à ce marché;

Engager une réflexion sur la langue qui est, pour les résidents communautaires, la principale barrière d’entrée dans la fonction publique et, au-delà, dans la communauté luxembourgeoise. Cette question est difficile, car un pays a le droit de faire valoir sa langue même si celle-ci n’est qu’un dialecte. Mais un pays aussi petit que le nôtre se doit également de s’ouvrir sur ses voisins, car nous savons, depuis l’éclosion de la sidérurgie au 19e siècle, que notre salut en tant que pays et en tant que peuple ne vient que de l’ouverture que nous avons sur l’étranger et de notre capacité à exceller dans certaines activités par rapport au reste du monde.

Parmi les pistes à creuser, on pourrait se limiter à demander la connaissance de deux des trois langues administratives du pays, offrir après embauche des formations en luxembourgeois dont la connaissance pourrait être sanctionnée après une période de stage; limiter le nombre de postes dans la fonction publique pour lesquels la connaissance du luxembourgeois est requise (pour acheter du pain ou commander un menu au restaurant, on n’attend pas non plus que l’interlocuteur parle la langue du pays), ce qui devrait s’appliquer en particulier aux métiers de l’enseignement qui absorbent actuellement plus de 50% des élites luxembourgeoises (c’est-à-dire titulaires de l’examen de fin d’études secondaires classiques).

Réfléchir à de nouvelles formes d’association des résidents étrangers au processus de décision politique au Luxembourg. En fait, afin d’éviter que la démocratie représentative dans notre pays ne se limite majoritairement  aux pensionnés et aux fonctionnaires, il faudrait accélérer les réformes institutionnelles visant à réduire le plus possible les caractéristiques de la dualité sociologique de la population résidente. La nouvelle loi sur la nationalité, l’encouragement d’une plus grande participation des étrangers aux élections locales vont dans ce sens. Vont-elles assez loin ou ne faudrait-il pas creuser d’autres pistes en matière de loi électorale, voire de constitution d’une seconde Chambre au Parlement, reflétant davantage le fait étranger?

Miser sur la grande région frontalière autour du Luxembourg (par contraste avec la région Sarre/Lor/Lux/Wallonie) en tant qu’espace commun économique mais également culturel et en matière d’infrastructures. Avec l’euro, avec les frontaliers et grâce à Schengen, les frontières sont en train d’être définitivement abolies. Ce sera un énorme atout pour notre pays, à condition que l’on mise résolument sur les complémentarités avec nos voisins. Seul le Luxembourg peut jouer cette carte et offrir aux régions limitrophes un accès à une capitale et à une région prospères et ouvertes.

Le Luxembourg et les Luxembourgeois sont devant un choix fondamental qui déterminera largement la position du pays en 2020. Serons-nous recroquevillés sur nous-mêmes, forcés de gérer le déclin dans des tripartites successives et partager la voie du cercle vicieux avec les pays européens les moins courageux? Ou, au contraire, serons-nous à même de faire preuve d’agilité et de bon sens pour nous positionner favorablement avec les atouts que nous avons et demeurer un des centres d’excellence de la vieille Europe?

Tenant compte de la baisse du taux de croissance potentiel comme conséquence de la crise, la réalité se trouvera éventuellement entre ces deux hypothèses, tout comme la réalité économique en 2020 sera probablement quelque part entre les deux extrapolations projetées ci-dessus.

Pour que ce soit le cas, deux conditions devront être remplies: que l’on retrouve notre bon sens d’antan et que l’on sache établir une vraie symbiose avec tous les non-Luxembourgeois qui ont choisi de vivre et/ou de travailler avec et parmi nous.»