Arrivé au Luxembourg en 2007, Michael Page s’en éloigne afin, explique la firme, «d’optimiser notre qualité de service en passant par la satisfaction de nos consultants». (Photo: Shutterstock)

Arrivé au Luxembourg en 2007, Michael Page s’en éloigne afin, explique la firme, «d’optimiser notre qualité de service en passant par la satisfaction de nos consultants». (Photo: Shutterstock)

Après 17 ans dans le pays, le cabinet international de recrutement Michael Page tourne une page en cette fin d’été. Ses activités luxembourgeoises seront pilotées depuis Bruxelles désormais. Une option stratégique qui interpelle d’autres acteurs du marché, qui font de la présence un argument décisif.

Quitter le Luxembourg. Tout en y restant. Mais en le quittant quand même. Ça, c’est la curieuse équation – et le drôle d’exercice de contorsion – que s’efforce de résoudre Michael Page en cette rentrée. Implanté dans le pays depuis 2007, le cabinet international (36 pays, 141 sites, 7.500 salariés) ferme actuellement ses bureaux de l’avenue Pasteur, dans la capitale, en vue d’un transfert d’activités vers Bruxelles, l’une de ses deux adresses en Belgique, avec Anvers.

Une demi-douzaine de collaborateurs opéraient sur place. Michael Page affirme que les effectifs affectés au Grand-Duché demeureront inchangés. «Mais ce ne seront pas forcément les mêmes», reconnaît le directeur Belux du groupe, Grégory Renardy, lui-même directeur de l’antenne luxembourgeoise entre 2010 et 2013, tout le monde n’ayant pas pu, ou souhaité, faire ses valises et donner suite à ce départ forcé.

Le directeur était parti fin 2023

Promue senior manager en début d’année, Céline Bartholomé continuera sa mission depuis la capitale belge. Où d’ailleurs elle exerçait avant d’être nommée au Grand-Duché, après sept ans d’ancienneté. Fin 2023, Michael Page Luxembourg avait enregistré le départ de son directeur, Maxime Durant. Le dirigeant avait rejoint la firme en 2006 côté français, il drivait l’équipe luxembourgeoise depuis huit ans. Maxime Durant œuvre à présent au lancement au Luxembourg – effectif depuis le printemps dernier – des activités d’un concurrent, le français Lincoln, spécialisé en «leadership advisory», «executive search» et «executive interim management», et désormais présent via douze bureaux dans dix pays. Un départ pareil à un tournant?

Si la rencontre physique n’a pas disparu, elle devient quand même assez marginale.
Grégory Renardy

Grégory Renardydirecteur BeluxMichael Page

Par la voix de Grégory Renardy, Michael Page explique que ce sont d’autres raisons qui ont conduit à cette bifurcation, actée depuis plusieurs mois. Une décision stratégique «orientée collaborateurs», assure-t-il. Grégory Renardy développe: «On cherche à optimiser notre qualité de service en passant par la satisfaction de nos consultants. Nous sommes dans un nouveau monde, celui du post-Covid. Un monde qui offre de nouvelles contraintes et de nouvelles perspectives. L’énorme changement dans notre métier, c’est la digitalisation totale. Avant, nos clients, nos candidats, c’était 100% en physique. Du jour au lendemain, tout se fait par Teams. Cela amène de réels bouleversements dans notre manière d’approcher le métier. Tout d’abord, nous avons essayé de revenir pas mal en physique. Mais ce n’était pas nécessairement la volonté de nos clients. Si la rencontre physique n’a pas disparu, elle devient quand même assez marginale. La grosse majorité des acteurs privilégient l’efficacité, le gain temps, et le Teams.»

Les rendez-vous en présentiel, précise-t-il, «représentent à présent 10 à 20% de nos meetings». Avant d’ajouter que ces one-to-one ne disparaîtront pas entièrement, «[depuis Bruxelles] cela s’organise facilement».

L’enjeu de la flexibilité

«Le deuxième gros impact», poursuit Grégory Renardy, «c’est un environnement de travail flexible. Ce n’est pas neuf, je pense que l’on fait tous face à ça. Les organisations, y compris la nôtre, se sont mises en ordre de marche pour proposer une offre de flexibilité correspondant aux attentes de la jeune génération, mais pas uniquement de la jeune génération. C’est vraiment un moteur de notre réflexion.»

Les restrictions en matière de télétravail et le coût de l’immobilier sur le territoire («Au fil des années, nous avions des consultants qui ne pouvaient même plus vivre à proximité du bureau. On pense que ce sera beaucoup plus confortable à Bruxelles», glisse Grégory Renardy) auraient pesé dans le choix de Michael Page, qui réalise «une centaine» de recrutements à l’année au Luxembourg et revendique un portefeuille de «250 à 300 clients».

Mais «nous conservons notre équipe dédiée au Luxembourg, spécialisée sur le Luxembourg, et qui connaît le tissu économique du Luxembourg. Simplement, elle va intervenir depuis Bruxelles. Pour le client, il n’y a aucune différence. Demain, ce sera la même personne qui va traiter son dossier et qui connaît les candidats», reprend le directeur Belux. Réfutant en creux la thèse d’une réduction des coûts susceptible de contenter l’actionnariat. Michael Page est cotée en Bourse.

«Nos clients sont prêts à cela»

«Nous informons les clients depuis plusieurs mois, le service ne change pas. Je souhaite qu’ils ne voient aucune différence, voire que ce soit synonyme de plus-value sur le long terme», insiste donc Grégory Renardy, pour qui «le marché est prêt pour cela». «Les clients et les candidats ne nous demandent pas de nous rencontrer chaque jour en face à face. Ils nous disent: ‘Non, on veut un consultant qui connaisse notre dossier, qui nous suive, qui ait de la stabilité et qui connaisse le Luxembourg.’ Tout le monde est confronté à cette nouvelle réalité du modèle hybride, nous ne sommes pas les seuls à réfléchir à la manière d’optimiser l’organisation du travail. On l’a mesuré, on l’a mis dans la balance, et on pense que nos clients seront prêts à cela. On a un nom, nos clients nous font confiance depuis longtemps déjà. S’ils vérifient qu’ils continuent à avoir la même qualité de service, je ne vois vraiment pas pourquoi ils iraient voir ailleurs. C’est ce qu’ils nous disent, d’ailleurs.»

Il y a, au Luxembourg, une pression sur le marché de l’emploi un petit peu plus forte que dans les autres pays européens.
Grégory Renardy

Grégory Renardydirecteur BeluxMichael Page

Le transfert de Michael Page intervient dans une séquence où le marché du recrutement enregistre, de l’avis des professionnels que nous avons interrogés, sinon un ralentissement, du moins une période de trouble, elle-même consécutive à un fort rebond post-Covid. Conflit armé en Ukraine, désordres géopolitiques, «soap opéra» électoral aux États-Unis… Les raisons sont plurielles. «Il y a, au Luxembourg, une pression sur le marché de l’emploi un petit peu plus forte que dans les autres pays européens», dépeint Grégory Renardy.

Le tout couplé à «plus féroce que jamais», entend-on, et une perte d’attractivité du pays, que l’on dit pénalisé par un rattrapage salarial dans les pays voisins, aussi bien que par les difficultés rencontrées en matière de logement et des marges de manœuvre riquiqui sur le front du home-office – on y revient.

Le marché, pourtant, a vu les acteurs se multiplier ces dernières années. On pourrait le diviser en deux camps. D’un côté, des cabinets travaillant avec un acompte financier et une approche exclusive. De l’autre, ceux travaillant «au succès», rémunérés par leurs clients à condition d’avoir déniché la perle rare. «Or, dans un marché au ralenti, travailler au succès peut revenir à ne travailler pour rien», nous explique une société concurrente. Dans ce même temps difficile, les bureaux dits «isolés», comme pourrait être qualifiée l’antenne luxembourgeois de Michael Page, deviendraient beaucoup moins rentables.

La concurrence circonspecte

Quoi qu’il en soit, l’option prise par Michael Page de privilégier le digital interpelle les observateurs. «Cela pourrait sembler viable sur le papier, surtout en considérant les avancées technologiques, mais je pense qu’il est plus avantageux de choisir un cabinet local, surtout dans un contexte comme celui du Luxembourg», défend ainsi la chasseuse de têtes , fondatrice en 2018 d’un cabinet qui porte son nom. «Nous avons une connaissance intrinsèque du marché local, c’est-à-dire la compréhension approfondie des spécificités économiques, des attentes du marché, des tendances actuelles et des évolutions réglementaires, ce qui est crucial pour offrir un service pertinent et efficace. Par ailleurs, les cabinets locaux ont généralement un réseau de contacts plus riche et plus immédiatement accessible sur place», .

Une analyse que partage un «ex» de Michael Page, , devenu entre-temps regional managing director Belux pour le compte de Morgan Philips. Le groupe créé en 2013 exerce dans une vingtaine de pays. «Ce que veulent les sociétés aujourd’hui, ce sont du conseil et de la proximité. Elles vont payer un vrai service», assure le dirigeant.

«Pour moi, la présence physique à Luxembourg est décisive, parce qu’il s’agit d’un marché à part. Mais tout est affaire de positionnement… Le digital, cela peut fonctionner sur des jobs à faible valeur ajoutée – et ce n’est pas péjoratif de l’exprimer ainsi. Du jour au lendemain, on s’est rendu compte que l’on pouvait très bien recruter exclusivement en vidéo, certes, mais on est quand même pas mal revenu là-dessus. Car beaucoup de ces recrutements se sont avérés peu probants par la suite», explique Rémi Fouilloy. «La vidéo permet sans doute de gagner du temps pour faire un premier filtre et avoir un premier échange allant plus loin qu’un appel téléphonique. Mais il manque la posture, la gestuelle et l’interaction directe. Il manque aussi le fait de venir dans les bureaux, de sentir l’atmosphère de l’entreprise dans laquelle on va travailler. Quand on se rencontre, on ouvre un contact assez privilégié. C’est de l’humain. Moi, je suis de nature à pousser mes équipes à favoriser les entretiens physiques. C’est aussi une façon de tester la motivation du candidat. Quelqu’un que l’on approche mais qui ne veut pas vous rencontrer, préférant une visio de 30 minutes depuis chez lui, cela traduit un effort assez limité pour se mettre dans un processus de recrutement. Alors que la personne qui va spontanément venir vous voir témoignera d’une démarche beaucoup plus volontariste.»

Autrement dit, voilà Michael Page au pied d’un nouveau défi. Mais un défi qu’il a lui-même choisi de se lancer.