Adorable, elle tricotait des pulls aux couleurs improbables pour les offrir à Noël. Énergique, elle allait vendre les légumes de son jardin au marché du coin. Gourmande, elle mettait le four à chauffer pour cuire ces petits gâteaux que vous aimiez tant. Ces grands-mères qui n’ont pas à se soucier vraiment de l’éducation de leurs petits-enfants pourraient-elles devenir éternelles, comme des madeleines de Proust digitales à grignoter en cas de blues automnal?
On n’en a jamais été aussi près. On ne parle pas ici des comptes sociaux oubliés, de ces anniversaires que Facebook continue de vous suggérer quand une personne décédée n’a pas été retirée par ses proches, et qui tiennent plus d’un guide touristique avant-gardiste du Père-Lachaise que d’un moment d’intimité. Pas plus des pages que Google fournit quand vous tapez le nom de quelqu’un. Non, mais des possibilités de restitution, sinon vivante, du moins animée d’un proche disparu.
À la conférence «Connecting Tomorrow», au Kirchberg, la cabine présentée par Orange et commercialisée par les Espagnols de Newtonlab Space a beaucoup amusé le Premier ministre, (DP), qui a pu en une seconde se dédoubler. Dopée à la 5G, «elle permet de représenter entièrement la personne filmée en 4K sous forme d’un hologramme, de voir ses gestes et son langage corporel, de l’entendre et d’interagir avec elle comme si l’on était dans la même pièce», indique Guillaume Fernandez, event project manager au sein du Hello Lab d’Orange. «Cette technologie rend donc la communication à distance toujours plus instantanée, humaine et interactive.»
Cette semaine, le groupe américain Cisco avait rameuté tout ce que l’Europe compte de journalistes intéressés par la technologie pour la présentation, lundi soir, de sa solution, Webex Hologram. Ces hologrammes «photoréalistes» donnent l’impression d’avoir son interlocuteur devant son bureau, grâce aux lunettes de réalité augmentée existantes, comme Magic Leap ou Microsoft HoloLens. L’idée est quand même plutôt de permettre à des équipes distantes de collaborer au développement ou à l’entretien de pièces ou de machines.
Si le monde du travail semble aux avant-postes de ce mouvement, il est techniquement possible, depuis des années, de créer son hologramme préféré, ou même, au lieu d’une urne de cendres, d’avoir, en deux clics, l’image et la voix de sa grand-mère.
Le capitaine Kirk prêt pour la postérité
, Microsoft a dû faire machine arrière sur son projet de chatbot dopé à l’intelligence artificielle pour parler à un disparu. .
StoryFile commercialise aux États-Unis un «module» dans lequel la personne à rendre éternelle peut répondre à 1.600 questions sur 77 thématiques en moins de cinq minutes à chaque fois, pour moins de 500 dollars. «Mémé, tu peux me redonner la recette de ton fameux […, à remplir]?», la restituera à la perfection, à condition de ne pas oublier ce qu’on aime le moins chez ceux qui nous sont chers.
Avec un célèbre contre-exemple: le capitaine Kirk de Star Trek, qui n’est né qu’en 2233, a déjà enregistré son StoryFile – tout de même assez bluffant. .
Nayeon, la petite fille partie trop tôt
Début 2020, dans une vidéo vue 30 millions de fois et qui a suscité de nombreux débats, une maman sud-coréenne de quatre enfants a pu dire «au revoir» à une de ses filles, décédée trois ans plus tôt d’une maladie rare et incurable. Nayeon, sept ans au moment de son décès, avait été recréée sous la forme d’un avatar. Avec un casque de réalité virtuelle et des gants, sa maman a pu «rencontrer» une dernière fois sa fille.
[Cette vidéo peut heurter les personnes sensibles, ndlr]
Depuis 10 ans, une start-up japonaise a même créé une icône du pop-rock… qui n’existe pas en dehors de son hologramme. Hatsune Miku – «le premier son du futur», en japonais – a donné ses premiers concerts en 2011 et continue à «tourner» dans les salles de concert de toute la planète, protégée par son agent, Crypton Future Media, avec un tour de chant de 100.000 chansons potentielles.
À tout jamais âgée de 16 ans, mesurant 1,58 m pour 42 kilos, la virtual pop-star a enregistré 17.000 vidéos sur Youtube et a une communauté de 900.000 fans sur Facebook. Pour moins de 3.000 euros, il est même possible de donner naissance à sa propre Hatsune.
Autant de développements technologiques qui donnent une urticaire polie à des chercheurs en éthique ou en anthropologie, qui évoquent la nécessité de faire son deuil et donc l’impossibilité dans laquelle se retrouvent certains proches confrontés à cette maintenance du vivant.
Mises en concurrence des démarches
D’autres invitent à mesurer l’évolution de la société: ces évolutions donnent, surtout aux jeunes générations, un pouvoir qu’elles n’avaient pas précédemment, celui de pouvoir maintenir vivante une personne décédée.
«Les espaces numériques ne sont et ne seront jamais parfaitement neutres concernant la place qu’y occuperont la mort et les morts. Ces espaces peuvent constituer des outils pour accompagner ou soutenir le deuil, mais dans le contexte hypermoderne, les endeuillés sont aussi sommés de faire des choix et de gérer la ‘bonne distance’ avec leurs morts: comment investir ces espaces, alors que dans ces derniers persistent des traces du mort que certains endeuillés voudraient voir disparaître à jamais? Comment se donner le sentiment de maîtriser un espace et un temps de commémoration pendant que d’autres personnes qui connaissaient le défunt alimentent des réseaux socionumériques de photographies que l’on voudrait voir disparaître?», s’interrogent Jocelyn Lachance, chercheur postdoctoral en socioanthropologie, et Martin Julier-Costes, socioanthropologue, .
«La mise en visibilité des démarches de personnalisation du deuil (Gamba, 2016) participe aussi d’une mise en concurrence des démarches adoptées. À la tension permanente qui s’impose à l’individu tiraillé entre désir de maintenir le contact et volonté de prendre ses distances s’ajoute une seconde tension. Cette fois, l’individu hypermoderne assiste à la démultiplication des mises en visibilité des démarches de deuil empruntées par les uns et par les autres, qui sont parfois des occasions de se rassembler et qui parfois blessent ceux qui ne veulent pas assister à telle ou telle mise en scène du défunt, à tel ou tel rappel de ce dernier.»
Reconnaissance personnelle, reconnaissance sociale ou douloureuse répétition d’un traumatisme… ces évolutions rappellent au moins une chose universelle: le rapport à la mort est personnel. Et c’est peut-être par là que la technologie devrait commencer à l’envisager.
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