Depuis plusieurs années, les mangas sont devenus des incontournables de l’éventail de livres que toute bonne librairie se doit de proposer à ses clients. Si les fans de la première heure disent que le phénomène manga ne date pas d’hier – et ils ont raison –, celui-ci s’est clairement amplifié ces dernières années, finissant même par se répandre au sein du grand public qui devient de plus en plus familier avec le genre.
Plus de fans, donc plus de ventes. Une logique qu’ont bien comprise les libraires. Le directeur administratif et financier d'Ernster – l’une des plus importantes librairies indépendantes – Paul Ernster, explique: «Ça fait un moment que nous avons une sélection de mangas dans certaines de nos librairies. Sur ces cinq dernières années cependant, on a vu une réelle augmentation des ventes dans ce département qu’on avait décidé de développer à cette même période. Toutes nos librairies ont aujourd’hui au moins une petite sélection de mangas.»
Nous avons tout de suite développé notre rayon mangas car nous nous sommes rendu compte dès le départ que c’est ça qui marchait. Nous avons su sentir la tendance venir.
Au Réservoir, une libraire indépendante spécialisée dans la culture geek, on a misé sur le manga très tôt. «Fin 2008-début 2009, au démarrage de notre activité, nous n’avions qu’un petit rayon de mangas en français. Nous l’avons tout de suite développé car nous nous sommes rendu compte dès le départ que c’est ça qui marchait. Nous avons su sentir la tendance venir», se rappelle la responsable librairie de l’enseigne, Alix Janel.
Preuve qu’un marché était bien à prendre, dès cette époque. Le pari qu’a fait Le Réservoir s’est avéré gagnant. Sur le mois d’avril 2023, la librairie a vendu 2.000 exemplaires de mangas, ce qui représente environ 15% des ventes dans son chiffre d’affaires. Et «le chiffre de ce rayon ne fait qu’augmenter», déclare fièrement Alix Janel.
Une sélection de mangas réfléchie
Faut-il encore savoir quelles séries de mangas il est judicieux mettre en rayon. Et une fois la série en rayon, combien de tomes avoir en stock – à titre d’exemple, la série très populaire «One Piece» compte, pour l’instant et pour son édition française, 103 tomes. D’où l’intérêt pour les librairies de recruter des experts du manga capables, au-delà de conseiller les clients, d’élaborer une vraie stratégie d’achat et de mise en rayon.
C’est ce qu’a fait Ernster qui «essaye d’avoir au moins un libraire spécialiste du manga dans chaque boutique», tout comme Le Réservoir où la passion pour cet univers fait partie de l’ADN de la boutique. «Je m’intéressais aux mangas avant de travailler ici, tout comme mon responsable et comme les personnes que nous avons embauchées par la suite», précise Alix Janel.
Ernster propose «entre 150 et 200 séries différentes, mais ce chiffre varie régulièrement», indique Laurent Feller, libraire spécialiste des mangas au magasin Ernster de la Belle Étoile. Pour lui «la difficulté réside dans la sélection que nous devons faire entre les mangas que nous avons envie de proposer, les séries populaires du moment et les grands classiques à avoir. Nous essayons d’avoir une offre pointue, mais qui reste large pour que les clients aient du choix.» Car il ne faudrait pas frustrer les clients à la recherche d’un tome spécifique d’une série bien précise. «Pour les séries qui fonctionnent le plus, nous avons toujours tous les tomes en rayon et en stock», explique Alix Janel qui propose environ 600 séries différentes de mangas au Réservoir.
Les libraires doivent tenir compte des nouvelles sorties et des tendances du moment. Chez Ernster, «on est extrêmement à jour sur les nouvelles sorties» et au Réservoir «quand un anime [dessin animé japonais inspiré d’un manga, ndlr] va sortir, on se refournit en exemplaires de cette série de mangas.» Même si elle ne vise pas dans le mille à tous les coups avec sa sélection, Alix Janel dit avoir «la chance de pouvoir retourner une série qui ne fonctionne pas à mon fournisseur et en commander une autre à la place.» Une mécanique bien huilée qui permet d’avoir un roulement dans les 345 séries en français, 100 en allemand et 155 en anglais que propose Le Réservoir.
Plusieurs fournisseurs pour plusieurs langues
La question des langues se pose inévitablement pour les librairies implantées au Luxembourg. Chez Ernster, on trouve des mangas en français et en allemand. Au Réservoir on trouve également des titres en anglais. Le français reste cependant la langue prédominante dans les ventes de mangas des deux librairies.
Nous pouvons commander 50.000 titres de mangas différents.
La multiplicité des langues, associée au grand nombre de séries de mangas existantes – et donc de maison d’édition – oblige les libraires à se fournir auprès de plusieurs fournisseurs à travers l’Europe et même au-delà. «Nous avons des fournisseurs en France, en Allemagne, en Angleterre et même aux États-Unis, mais la plupart sont en Belgique», détaille Alix Janel, «et j’ai récemment pris contact avec un troisième fournisseur allemand pour continuer de développer notre gamme dans cette langue.» Chez Ernster, «nous pouvons commander 50.000 titres de mangas différents», affirme Paul Ernster qui se fournit aussi «auprès de plusieurs fournisseurs.»
L’enjeu du choix des fournisseurs et de leur localisation est aussi de pouvoir recevoir rapidement les commandes que les clients passent en boutique. Face à une attente trop longue, ils risqueraient de se tourner vers un concurrent ou un achat en ligne. Les délais de réception d’une commande sont de quelques jours dans les deux librairies concernant les ouvrages en français et en allemand.
Vous êtes plutôt shonen, shojo, seinen ou josei?
Shonen, shojo, seinen et josei, ces mots ne vous disent rien? Ils correspondent à la classification traditionnelle des mangas: les shonen sont destinés à un public masculin jeune et les shojo à un public féminin de la même tranche d’âge. Les seinen et les josei ciblent plutôt les adultes, respectivement les hommes et les femmes. Mais les experts expliquent que cela ne correspond pas forcément aux profils des consommateurs de mangas. «Énormément de jeunes filles achètent des shonen et, même si le manga est principalement destiné aux enfants et aux adolescents, beaucoup d’adultes en lisent», témoigne Laurent Feller.
Les profils des amateurs de bande dessinée japonaise sont donc très variés, tant sur leur âge et leur sexe, que par rapport à leurs moyens financiers. Car l’une des caractéristiques du manga est son accessibilité: le prix d’un exemplaire tourne classiquement autour des sept euros. «Il y a même des mangas pour lesquels les premiers tomes sont à deux ou trois euros, pour que l’entrée dans la série soit encore plus facile», souligne Laurent Feller.
Au Réservoir, Alix Janel voit «des gamins qui viennent acheter un manga avec leur argent de poche, tout comme des adultes qui ont plus de moyens, qui peuvent acheter une série complète d’un coup ou craquer sur une figurine de collection à plusieurs centaines d’euros. On a déjà fait des ventes à plus de 1.000 euros.»
Des otakus prêts à tout
Ernster et Le Réservoir ont en effet chacun leurs otakus, surnom donné aux amoureux de l’univers manga, qui passent très souvent dans leurs boutiques. Des habitués fidèles qui ont parfois des demandes et des attentes précises. «J’ai plusieurs clients qui m’envoient chaque semaine la liste des nouveautés que je dois leur mettre de côté. Il faut être affuté parce que si on oublie un livre ou de prévenir le client, on culpabilise et le client n’est pas satisfait.» Car quand on est fan de mangas, on ne l’est pas à moitié.
Ce type de client est également très friand de mangas collector produits en édition limitée. «Les fans savent que ce type d’édition va sortir, ils sont très bien informés», explique même Alix Janel. «Nous avons souvent des pré-commandes pour ces éditions collectors, sans ça il est difficile de s’en procurer. Mais les libraires doivent commander un certain nombre d’éditions “normales” pour pouvoir avoir accès à un certain nombre d’éditions collectors.»
Des livres, mais pas que
Pour surfer sur la vague manga, les librairies misent aussi sur les produits dérivés. Chez Ernster, «nous avons commencé à proposer des figurines, puis des peluches, des accessoires, des puzzles ou encore de la papeterie et même des jeux de société, tous autour de l’univers manga», illustre Laurent Feller.
Le manga, c’est ce que nous vendons le plus comme livre, nous avons donc développé notre communication sur ce type de produits.
Au Réservoir aussi, la gamme de produits dérivés s’étend «Il y aura forcément des nouveaux anime, donc des nouveaux mangas, et finalement de nouveaux produits dérivés. Notamment des figurines, un produit que l’on vend de plus en plus», précise Alix Jane, «et nous travaillions avec le Japon maintenant, toutes nos boules gashapon viennent de là-bas et certaines de nos figurines aussi.» Vente de tickets de loterie avec figurine à gagner, encadrement de poster et pochette surprise créée exclusivement pour : le Réservoir a largement développé son offre de produits et services dérivés. Parfois en réponse à une demande de sa clientèle, parfois en s’inspirant de ce qui se fait au Japon.
Autant de choses que les libraires peuvent promouvoir à travers leur communication. Sur ce point, la stratégie du généraliste et celle du spécialiste divergent. Au Réservoir «le manga, c’est ce que nous vendons le plus comme livre, nous avons donc développé notre communication sur ce type de produits. Nous faisons par exemple beaucoup de posts sur Instagram, ce que nous ne faisions pas avant. Nous participons aussi à toutes les conventions, de mars jusqu’à septembre. Nous voulons être présents et avoir de la visibilité.» Chez Ernster, «nous fonctionnons beaucoup par le bouche-à-oreille», accorde Paul Ernster. Une approche simple, mais apparemment efficace.