La fidélisation de la clientèle est déterminante pour la continuité de l’activité, résume Dominique Colaianni. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

La fidélisation de la clientèle est déterminante pour la continuité de l’activité, résume Dominique Colaianni. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Après deux années d’épreuves, entre pandémie et inondations, Dominique Colaianni souffle les 30 bougies de son restaurant La Mirabelle. La passion est intacte, mais celui qui a aussi cofondé le groupe Espaces Saveurs s’inquiète pour l’avenir de la profession, faute de formation suffisante et de personnel qualifié.

Avec 30 ans d’expérience à la tête de La Mirabelle, qui a donné naissance au groupe Espaces Saveurs, vous êtes un des restaurateurs emblématiques de la scène luxembourgeoise. Comment est née cette aventure?

Dominique Colaianni. – «Je suis né de parents italiens et suis originaire de Nancy, ce qui n’est pas vraiment surprenant, vu le nom du restaurant dans lequel on se trouve. J’y ai grandi, j’y ai fait des études courtes dans le commerce et un début de ­carrière dans ce créneau de la vente, avec quelques extras dans la restauration pour arrondir les fins de mois. C’est dans ce cadre que j’ai eu un déclic: le métier me plaît beaucoup, j’aime être au contact des gens, leur faire plaisir. Je me voyais bien m’épanouir dans cette profession, et j’ai su, lorsque cela commençait à être le cas, que c’était mon ­avenir… 

Puis sont arrivés des facteurs décisifs dans cette future carrière qui se dessinait alors: des rencontres! De belles rencontres, qui ont été l’élément déclencheur de mon arrivée au Luxembourg, aux Caves Gourmandes. Puis celle avec mon associé principal, encore aujourd’hui, Olivier Fellmann. On était encore des gamins – la vingtaine à peine – et on ­partageait les mêmes rêves. Est alors ­arrivée La Mirabelle, en 1992…

Quelles étaient ces envies communes, justement? 

D.C. – «L’idée était d’exploiter un créneau libre dans le paysage gastronomique au Luxembourg, représenté par un fait notable au début des années 90: la présence grandissante d’avocats, de médecins, de professionnels de la finance ayant des envies et des exigences particulières et variées. Nous avons alors développé, pendant les années qui ont suivi l’ouverture de La Mirabelle, d’autres concepts: un restaurant alsacien, la Goethe Stuff, un restaurant italien d’un certain standing, le Come Prima, mais aussi Le Septième Art à Contern, par exemple, pour ne pas rester que dans la capitale. Nous avons aussi repris le Domus des Mosconi à Esch-sur-Alzette et Le Bouquet Garni à Moutfort, des projets ambitieux pour notre jeune âge… 

À un moment, on ouvrait un établissement par an, voire plus, pendant cette petite dizaine d’années! Beaucoup d’ambition, pas froid aux yeux: on a pu se permettre tout cela, car on savait qu’on avait une belle terre d’accueil au Luxembourg pour se permettre ce genre ­d’audace, pour réaliser notre vision commune. 

L’année 2008 a été marquée une crise financière majeure, avec d’importantes répercussions sur l’économie. Comment avez-vous fait face à cette épreuve? 

D.C. – «La clé a été la fidélisation de notre clientèle, par une présence sur place, une relation forte entre elle et nous. C’est ce qui nous a permis de bien nous en sortir, et ce qui nous permet aujourd’hui d’être encore présents, 30 ans après notre première ouverture. Je pense qu’on peut compter les établis­sements avec une telle longévité – et avec les mêmes patrons – sur les doigts d’une main… Pourtant, ce n’était pas gagné… À

l’époque, la place Dargent était plus synonyme de «faubourgs extérieurs» de la capitale que partie intégrante de celle-ci, comme c’est le cas à présent. Et puis, on était souvent plus jeunes que nos employés! Il a fallu y mettre les tripes, sans douter. Et c’est cette même passion qui nous anime encore.

Il est devenu difficile de garder de bons éléments, qui ne s’en vont plus seulement pour des questions financières
Dominique Colaianni

Dominique Colaiannirestaurateur et entrepreneur

Aujourd’hui, on parle beaucoup du problème du personnel dans le secteur de l’horeca, justement. Vous en avez vu passer plusieurs générations. Qu’est-ce qui a changé? 

D.C. – «Il y avait déjà une évolution des mentalités et des envies au fil des années. Puis, la pandémie de Covid-19 a tout bouleversé. Lorsqu’on a commencé dans les années 90 et 2000, on avait encore affaire à des personnes que je qualifierais de “carriéristes”, pour qui la restauration représentait une vraie voie professionnelle génératrice de revenus et de fierté. Des collaborateurs qui étaient fidèles à leur établissement, dans une approche résolument familiale du métier. J’ai d’ailleurs la chance d’avoir encore avec moi des gens avec qui je travaille depuis 25 ans! 

Tout cela a donc évolué… 

D.C. – «On a vu une soif d’aller apprendre ailleurs chez les jeunes, peut-être grâce aux voyages, devenus beaucoup plus accessibles, et d’aller bien au-delà de leur région d’origine. C’est flagrant avec celles et ceux qui sortent de l’école hôtelière de Diekirch, par exemple, dont très peu restent ici… Le turnover est devenu beaucoup plus important, et il est devenu difficile de garder de bons éléments, qui ne s’en vont plus seulement pour des questions financières, comme ça pouvait être le cas avant, mais aussi et surtout parce que la profession permet maintenant d’assouvir des envies internationales. Alors je n’irais pas jusqu’à dire que la profession est en danger aujourd’hui à cause de cette évolution, mais cela peut représenter une sacrée épine dans le pied, si on veut continuer à envoyer du bon travail, de manière professionnelle, midi et soir, en semaine comme pendant le week-end. Fidélisation, ­qualification et formation sont des éléments à stimuler autant que possible.

Qu’est-ce qui a encore changé suite à la pandémie, par rapport à cette ­pro­blématique de personnel? 

D.C. – «Le fait de devoir rester à la maison a chamboulé le secteur. Ce n’est pas un métier où on a l’habitude de ne rien faire chez soi. Ça a été assez difficile à gérer pour beaucoup de profes­sionnels, et ça a donné des envies de changer de métier à d’autres. J’en connais certains qui sont devenus paysagistes, qui sont allés travailler dans la manutention, la vente, ou encore en fiduciaire… Ceux-là, nous les avons perdus pour de bon, car ils savent aussi qu’ils peuvent faire des extras en plus et garder ainsi un pied dans la profession.

C’est sur ce point que je suis le plus pessimiste, car ce problème de personnel n’est pas général qu’au Luxembourg; il l’est partout ­ailleurs aussi. Cette raréfaction de staff qualifié entraîne aussi une surenchère au niveau des salaires demandés, ce qui s’ajoute aux charges déjà importantes avec l’augmentation des énergies et des matières premières. Sauf qu’il est impossible de tout répercuter sur l’addi­tion. Les clients, eux aussi, voient le coût de la vie augmenter, et je les vois mal se dire que ce n’est pas un problème de dépenser beaucoup plus pour aller déjeuner ou dîner dehors. 

Dominique Colaianni: «En tant que groupe de plus de 80 employés, nous n’avons pas été indemnisés de la même manière que des restaurateurs ayant une activité habituellement plus réduite.» (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Dominique Colaianni: «En tant que groupe de plus de 80 employés, nous n’avons pas été indemnisés de la même manière que des restaurateurs ayant une activité habituellement plus réduite.» (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Et les candidatures… elles se font aussi plus discrètes? 

D.C. – «Plus que discrètes! À une époque, si je publiais une annonce, je recevais plusieurs dizaines de CV dans les jours qui suivaient. Aujourd’hui, tout le monde est en galère, même dans les ­restau­rants étoilés, et pour tous les postes. C’est angoissant, même pour ceux qui se lancent dans des projets ambitieux, d’autant plus que, dans la restauration, on ne débauche pas chez les ­collègues…

Il faut donc regarder plus loin, prévoir des logements, donc des coûts supplémentaires encore une fois. Et ce n’est plus un problème passager; il est bel et bien ancré, et il ne va pas se résoudre tout de suite. Même si on entend parler de bonnes initiatives, comme une nouvelle école hôtelière dans le sud du pays. Et c’est tant mieux, car, malgré l’adversité, la restau­ration reste un magnifique métier, qui fait ­plaisir aux gens. Un métier gratifiant, qu’il ne faut pas laisser tomber et qu’il faut continuer de ­stimuler, notamment et surtout via la formation.

Vous avez longtemps fait appel à des jeunes étudiants d’une école hôtelière étrangère. N’est-il pas possible d’y recourir à nouveau? 

D.C. – «Effectivement, nous travaillions très bien avec l’école hôtelière de Poznań, en Pologne, qui a une excellente réputation. Les jeunes qui en sont issus, dont beaucoup étaient Ukrainiens, et qui venaient en stage chez nous, étaient toujours sérieux et très doués, mais la législation luxembourgeoise ne permettait malheureusement pas de les embaucher à l’époque. Du coup, on les perdait une fois qu’ils retournaient à l’école pour être diplômés, ce qui était vraiment dommage… Ajuster ces règles pourrait être bénéfique pour tout le monde. 

Revenons à vous… Quel a été l’impact particulier du Covid sur votre activité? 

D.C. – «Comme beaucoup, nous étions quasiment à l’arrêt. Nous avons fait un peu de take-away, surtout pour garder un lien avec notre clientèle. Cela n’a clairement pas été rémunérateur. C’était une chouette expérience, car nous n’avions pas l’habitude de le faire, mais cela nous a aussi permis de maintenir une certaine cohésion et une stimulation des équipes, ne serait-ce que psychologique. Surtout pendant le second confinement, qui a été vraiment dur. En tant que groupe de plus de 80 employés, nous n’avons pas été indemnisés de la même manière que des restaurateurs ayant une activité habituellement plus réduite. Il n’y a vraiment rien à dire là-dessus, nos autorités ont simplement suivi les directives de Bruxelles sur le sujet. Mais bon, pour faire bref, on a mangé!

On a dû faire un emprunt conséquent, avec le soutien de notre banque, simplement pour garder nos établissements à flot et nos employés, et non pas pour se développer et s’améliorer, comme c’était le cas auparavant. Ça, c’est dur à avaler. Mais on a fini par s’en remettre, avec le retour des clients, avec leur envie de nous retrouver, et aussi avec des tickets moyens qui augmentaient dans tous nos ­restaurants. À peine voyait-on le bout de ce tunnel que sont arrivées les inondations de juillet 2021… 

Lorsqu’on voit les factures de gaz et d’électricité actuelles, il faut trouver des solutions et faire preuve de créativité.
Dominique Colaianni

Dominique Colaiannirestaurateur et entrepreneur

Des inondations qui vous ont surtout coûté un de vos établissements phares, le Sapori. Pouvez-vous revenir sur cette tragédie? 

D.C. – «C’est simple: le 14 juillet 2021, tout ce qui a été perdu l’a été pour de bon, définitivement. Le matériel, la salle sous les eaux, la cave… Nous n’avons pas été les seuls à être touchés, bien sûr, et dans ces cas-là, le soutien de tout le secteur, sur lequel je sais que l’on peut compter, est primordial. Mais dans le contexte actuel, je ne peux pas m’empêcher de me poser des questions: qu’est-ce qui va encore nous arriver ensuite? Quand cela va-t-il s’arrêter? C’est une charge mentale non négligeable. Mais on fait tout pour garder le sourire et l’envie d’aller travailler chaque jour. Pour en revenir aux inondations, ce genre de drame alerte également clairement sur l’urbanisme et l’environnement. Comme tous les autres secteurs, l’horeca a un rôle à jouer dans la transition écologique, mais c’est un ensemble de métiers pour lesquels du temps, et surtout de l’aide et de la formation, va être nécessaire pour parvenir à une transformation de certaines mentalités et à des changements concrets et durables…

L’environnement, certes, mais aussi l’énergie et l’augmentation actuelle drastique de son coût doivent aussi impacter votre modèle économique. Dans quelle mesure? 

D.C. – «Le coût de l’énergie qui s’envole a un impact indéniable sur tous les niveaux du secteur: nos transporteurs répercutent cette augmentation sur leurs tarifs, nos fournisseurs directs font de même, donc nous aussi, nous devons à un moment trouver un moyen de le compenser, via nos prix. On essaie bien sûr de ne pas augmenter nos “best-sellers”, qui nous font tourner en grande partie, mais lorsqu’on voit les factures de gaz et d’électricité actuelles, il faut trouver des solutions et faire preuve de créativité. Travailler encore mieux un produit moins noble, ­repenser les assiettes pour ne pas faire flamber le prix des menus… C’est donc aussi un vrai défi et une remise en question quotidienne en cuisine et en salle, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, même si l’économie n’est pas le plus vendeur en restauration. 

Vous réalisez une grande partie du chiffre d’affaires de La Mirabelle avec une clientèle business. Comment a-t-elle évolué en 30 ans? 

D.C. – «D’un côté, nous avons une clientèle traditionnelle privée qui vient en famille depuis de nombreuses années, avec les enfants, et même les petits-enfants de nos premiers clients, qui nous ont découverts très jeunes et qui continuent à venir. Mais bien sûr, c’est notre ­clientèle d’affaires que nous avons vue le plus évoluer… Des évolutions qui rythment notre dynamique. On a tous connu l’époque où les déjeuners d’affaires duraient des heures, avec des contrats signés sur un morceau de nappe ou avec une simple poignée de main autour d’une excellente bouteille de vin.

Aujourd’hui, c’est beaucoup plus rapide, il faut être efficace. C’est pour cela que nous avons mis en place le lunch de 45 minutes et que nous avons réaménagé les salons et les solutions de parking. Mais c’est une clientèle fidèle, qui revient volontiers le soir, et ce de manière régulière. Les ­habitudes ont juste un peu changé! C’est d’ailleurs un schéma que l’on retrouve – pas à l’identique, mais presque – au Bistro du Sommelier au Limpertsberg et à L’Ultimo à Mamer. C’était aussi le cas au Sapori… 

Vous nous aviez confié, au lendemain des inondations de juillet dernier, vouloir rouvrir le Sapori, justement. Mais ailleurs. Qu’en est-il? 

D.C. – «C’est une idée qui reste à l’étude pour le moment. Nous nous demandons si, dans les conditions actuelles, notamment en matière de loyers, cela vaut vraiment le coup, ou s’il vaut mieux se concentrer sur le développement du Bistro des Sommeliers – dont le succès prouve qu’il y a une demande pour un lieu qui tourne autour du vin et de moyens plus variés de se restaurer. Nous avons cherché de façon assidue dès le 16 juillet, et nous avons visité des espaces qui conviendraient très bien, mais ils sont tout bonnement impayables… D’autant plus que nous étions copropriétaires au Sapori. Cela change forcément la donne. La perte du restaurant a été un crève-cœur, mais nous avons reçu un nombre absolument incroyable de messages de soutien, de restaurateurs, mais aussi et surtout de clients peinés parce que le Sapori n’est plus. On entend souvent dire qu’il faut trois ans avant de savoir si un projet est viable dans la restauration, mais c’est ­réducteur, voire erroné. On l’a vu avec le Sapori, qui avait encore beaucoup de choses à offrir après plus de 15 ans d’existence, mais qui a disparu du paysage gastronomique en une nuit, alors que nous sortions tout juste du confinement…

Après 30 ans dans le rétroviseur et deux années d’épreuves consécutives, comment garez-vous la motivation, et que prévoyez-vous pour La Mirabelle dans les 30 années à venir? 

D.C. – «La motivation, l’envie et la passion sont toujours là chaque jour, c’est clair. Mais outre les épreuves récentes, une chose qui m’a aussi beaucoup peiné est le fait de ne pas avoir pu célébrer ces 30 années de travail et de succès à La Mirabelle, entourés de celles et ceux avec qui on aurait voulu le faire. On est en train de mettre en place quelques petits événements dans les mois à venir, mais ce ne sera pas pareil, et cela fait évidemment penser à l’avenir. ­D’autant plus que l’énergie, elle, n’est plus la même à 60 ans!

Pour moi, l’idéal serait de transmettre le restaurant en interne, en famille, préserver ce nom, qui est devenu une véritable référence pour la clientèle. Quand on dit “Mirabelle”, on sait où c’est. Mais si on décide de vendre lorsqu’on arrêtera, alors il est fort possible que La Mirabelle laisse la place à un nouveau nom, même s’il restera – j’en suis certain – bien présent dans l’esprit des gourmets… En tout cas, je regarde toujours vers l’avant, parce qu’on ne rattrapera plus ce qu’on a perdu dans le passé!»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  parue le 27 avril 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam. Votre entreprise est membre du Paperjam Club? Vous pouvez demander un abonnement à votre nom. Dites-le-nous via