Serge Weyland représente l’in­dustrie des fonds luxembour­geoise depuis décembre 2023.  (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Serge Weyland représente l’in­dustrie des fonds luxembour­geoise depuis décembre 2023.  (Photo: Guy Wolff/Maison Moderne)

Le CEO de l’Alfi, Serge Weyland, craint que les élections n’encouragent le protection­nisme financier en favorisant une approche nationale plutôt qu’européenne, au détriment du marché unique.

Quel est votre rapport à l’Europe et à l’UE?

. – «Je suis un Européen convaincu. Mon père était diplomate pour le Luxembourg et a occupé divers postes à l’étranger, notamment à New York, Londres et surtout à Bruxelles, où il a représenté le Luxembourg auprès de l’UE entre 1984 et 1991. C’est d’ailleurs le poste que Nicolas Mackel assumera dès l’automne. Ayant grandi dans un milieu très international et europhile, j’ai été fortement influencé par l’engagement européen de mon père, surtout lors de périodes-clés telles que la présidence luxembourgeoise de l’UE avant le traité de Maastricht.

Le projet européen, la construction de l’Europe, ça vous fait rêver?

«Absolument. Ayant fréquenté l’école européenne ici, j’ai grandi aux côtés de jeunes Italiens, Espagnols, Grecs, Français… Cette diversité culturelle a été pour moi une richesse inestimable. Je suis persuadé que notre continent possède un avantage naturel par rapport aux autres, grâce à cette diversité et à notre histoire commune. Cet avantage ne peut être pleinement exploité que si nous œuvrons pour une réelle convergence et pensons «Europe».

Quelles sont vos attentes concernant les élections européennes?

«Mon grand espoir est de voir les électeurs européens voter pour l’Europe et non pas uniquement dans une optique nationale. Ma crainte, c’est de constater un biais national dans ces élections. J’espère que le Parlement restera équilibré, sans une montée significative des voix populistes. Nous avons devant nous d’énormes défis: le renforcement de la compétitivité européenne, la transition énergétique, la transformation numérique et surtout le développement de notre marché des capitaux, qui est notre sujet numéro un.

Qu’attendez-vous de la représentation luxembourgeoise?

«J’attends des élus luxembourgeois qu’ils se mobilisent particulièrement autour des enjeux financiers. J’espère les voir s’engager activement dans les différentes commissions parlementaires, à commencer par la commission des affaires économiques et monétaires, qui est cruciale. Il est important que ce message soit porté à tous les partis politiques.

En gestion d’actifs, le protec­tionnisme est toujours au détriment de l’investisseur.
Serge Weyland

Serge WeylandCEOAlfi

Le monde politique luxembourgeois reconnaît-il l’importance de l’enjeu européen en matière financière?

«Il existe aujourd’hui une prise de cons­cience que la santé économique et financière du Luxembourg passe par de vraies ambitions européennes dans la finance. Et que nous devons continuer à nous battre pour que les choses évoluent dans le bon sens.

Malgré son petit nombre de députés, pensez-vous que le Luxembourg puisse influencer les décisions au Parlement européen?

«Je pense que oui. Au demeurant, la capacité d’influence du Luxembourg n’est pas seulement une question de nombre de députés. Il est central également de maintenir le dialogue avec les régulateurs paneuropéens, comme l’Autorité européenne des marchés financiers (Esma), et la Commission européenne. L’Alfi, en tant qu’association, doit travailler à mettre en lumière les défis quotidiens de notre secteur et le rôle social que nous jouons, notamment dans le financement de l’économie réelle européenne.

Comment pourriez-vous faire mieux entendre votre voix?

«L’arrivée prochaine de Nicolas Mackel comme représentant permanent, compte tenu de sa connaissance du secteur financier, devrait encore améliorer notre capacité d’influence. Les Luxembourgeois pourraient également se montrer plus ambitieux pour occuper des postes-clés à la Commission européenne – à l’instar des Irlandais, qui ont un représentant à la tête de DG Fisma, la Direction générale de la stabilité financière, des services financiers et de l’union des marchés de capitaux. Pour prétendre à ce genre de poste, les Luxembourgeois peuvent faire valoir une vraie ambition européenne. Nous dépendons tellement du marché unique qu’on ne peut pas nous soupçonner de vouloir privilégier notre marché national…

Quel message souhaitez-vous faire passer en vue des élections européennes?

«Il concerne l’union des marchés de capitaux. Considérons l’épargne des ménages européens: actuellement, en incluant la Suisse et le Royaume-Uni, près de 14.000 milliards d’euros dorment sur des comptes bancaires. Dans un contexte où l’inflation érode le pouvoir d’achat, cette épargne peu productive contribue à l’appauvrissement des ménages. Si ces mêmes ménages avaient investi sur les marchés de capitaux, ils auraient vu leur fortune augmenter d’environ 50% ces cinq dernières années. Il y a un devoir social, essentiel pour maintenir la paix sociale en Europe, à adresser ce point. Pour la Commission européenne, cela devrait être l’objectif numéro un.

C’est facile de critiquer après coup: l’important est d’apprendre de nos erreurs et d’ajuster le tir pour l’avenir.
Serge Weyland

Serge WeylandCEOAlfi

L’ancien président du Conseil italien, Enrico Letta, a présenté au printemps des propositions dans ce sens. Que vous inspirent-elles?

«Certaines des mesures proposées me semblent essentielles. Pour n’en citer qu’une: le développement du deuxième pilier de retraite, qui a prouvé son efficacité dans des pays nordiques tels que la Suède, le Danemark et les Pays-Bas. En Suède, il est obligatoire pour les employés de consacrer une portion de leur salaire à un pilier 2 de retraite, une épargne investie dans des fonds, ce qui les incite à s’y intéresser et potentiellement à considérer plus largement ce type d’épargne.

On a l’impression que l’objectif d’amé­liorer l’engagement des ménages européens sur les marchés financiers est partagé, mais qu’on diverge largement sur les moyens d’y parvenir…

«C’est vrai, et je pense que c’est là que le bât blesse. Dans les premières phases de l’union des marchés de capitaux, nous nous sommes concentrés sur la transparence des coûts et la lisibilité des produits financiers, y compris leur intégration ESG (environnementale, sociale et de gouvernance). Cependant, nous n’avons pas suffisamment travaillé sur la manière de permettre aux ménages de s’engager davantage dans ces produits. Il est maintenant temps de changer de stratégie.

La Commission européenne pointe un problème de confiance: beaucoup de consommateurs doutent que le conseil en investissement qu’ils reçoivent serve vraiment leurs intérêts…

«La confiance est un défi permanent et je pense que cela passe essentiellement par un renforcement de l’éducation financière, qui ne peut pas simplement être décrétée. Il est nécessaire d’adopter des mesures complémentaires pour y parvenir. Par exemple, il serait judicieux d’introduire des cours de santé financière dès l’école primaire, bien que cela prendra du temps à se généraliser. À court terme, nous devons adopter des mesures plus efficaces, comme le pilier 2 de retraite, qui est pour moi une solution-clé. J’ajoute que, depuis 2008, la réglementation dans le secteur financier s’est fortement renforcée, augmentant ainsi le niveau de responsabilité, y compris pénale, ce qui devrait légitimer cette confiance.

Éducation financière, fiscalité: autant d’enjeux nationaux. Quel rôle voyez-vous pour l’UE?

«La Commission a un rôle à jouer dans le partage et la promotion des meilleures pratiques au niveau européen. Le deuxième élément, c’est d’éviter les mesures protectionnistes nationales, qui nuisent souvent aux investisseurs. Exemple en France avec l’assurance-vie, qui représente une part importante de l’épargne des ménages: seuls sont éligibles les produits d’investissement alternatifs de droit français! À l’heure de l’Europe, ce n’est pas justifiable.

Y a-t-il eu des interventions de la Commission européenne ou des actions en justice à ce sujet?

«À ma connaissance, il n’y a pas de procédures en cours, mais il est important de commencer à discuter de ces questions. Nous espérons qu’une telle discussion puisse éviter des procédures judiciaires et encourager un véritable esprit européen.

Quel peut être l’impact, sur ce plan, des résultats des élections?

«Ma principale préoccupation est le risque de repli sur soi qui pourrait se traduire par des mesures protectionnistes. Ces mesures existent déjà et doivent être combattues. Dans le secteur de l’asset management, le protectionnisme est toujours au détriment de l’investisseur. Par exemple, un fonds de 100 millions d’euros aura des frais élevés à cause de frais fixes importants, tandis qu’un fonds distribué à travers l’Europe et attirant des investisseurs d’Asie ou d’Amérique latine pourra atteindre plusieurs milliards et réduire considérablement l’impact des coûts par investisseur. Il s’agit in fine de soutenir la compétitivité européenne.

Quels sont les types de produits exportés?

«Nous parlons principalement des Ucits et des fonds alternatifs, un développement plus récent lié à la directive AIFM. Cette réglementation est reconnue même par des pays tiers comme imposant des standards élevés de protection des investisseurs et une qualité de produit. Ce sont ces ambitions que nous devons viser, car elles profitent également aux gestionnaires européens, créent de l’emploi, etc.

La réglementation a été conçue de manière trop académique.
Serge Weyland

Serge WeylandCEOAlfi

Si vous deviez ne retenir qu’une réussite de la législature actuelle, ce serait laquelle?

«Dans le domaine des fonds d’investissement à long terme, je pense que la révision du régime Eltif est une véritable réussite, bien que les textes de niveau 2 (mise en œuvre) soient encore en débat. Le texte de niveau 1 (grands principes) est excellent. Nous avons réussi à tirer les leçons des aspects qui n’avaient pas fonctionné auparavant pour mettre en avant des éléments plus prometteurs. L’Eltif est désormais un produit attractif.

Et un aspect négatif de cette législature?

«Un des aspects qui a peut-être moins bien fonctionné concerne la réglementation ESG. Il y a eu un manque de pragmatisme dans cette démarche. Le texte de niveau 1 était de bonne qualité et clair, mais la manière dont certaines dispositions ont été appliquées n’a pas été optimale. Peut-être aussi que l’industrie n’a pas suffisamment plaidé en faveur de concepts plus simples. Cependant, il faut reconnaître que ce processus est un voyage. C’est facile de critiquer après coup: l’important est d’apprendre de nos erreurs et d’ajuster le tir pour l’avenir.

Quelle est l’efficacité des normes actuelles de l’UE en matière de finance durable?

«Je pense que la réglementation a été conçue de manière trop académique. Il faudrait faire un retour sur expérience et simplifier les choses. Personne ne lit les dizaines de pages ajoutées aux prospectus de certains fonds. Cela a certes poussé les gestionnaires d’actifs à se questionner sur leur gestion des produits, mais pour l’investisseur, cela reste incompréhensible.

Quels sont les principaux défis que vous anticipez, au niveau européen, en matière d’ESG?

«L’Europe a été pionnière dans l’adoption des normes ESG, ce qui est positif. Cependant, cette avance pose des questions de compétitivité par rapport au reste du monde, et nous devons y rester attentifs. Nous devons continuer à avancer tout en essayant d’emmener d’autres continents avec nous.»

14.000

C’est, en milliards d’euros, le montant de l’épargne des ménages européens (y compris la Suisse et le Royaume-Uni) qui reste sur des comptes courants et d’épargne, selon l’Association européenne de la gestion d’actifs et de fonds (Efama). Cela représente 41% de l’épargne totale des ménages européens. Aux États-Unis, par contraste, seulement 20 à 25% de l’épargne n’est pas investie dans les marchés de capitaux. «Si l’Europe parvenait à mobiliser cette épargne comme aux États-Unis, cela libérerait environ 5.500 milliards d’euros pour le marché des capitaux et l’économie européenne», estime Serge Weyland.

Biographie

Serge Weyland, 51 ans, dirige l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi) depuis décembre 2023. Avant cela, ce Luxembourgeois a servi comme CEO d’Edmond de Rothschild Asset Management Luxembourg pendant six ans. Sa carrière comprend également des positions-clés à la Bil, Caceis, Sal Oppenheim Jr & Cie et Accen­ture. Diplômé en finance de la Solvay Brussels School of Economics and Management, ce père de quatre enfants est un amateur de jazz. Il joue du saxophone et se produit occasionnellement dans des cafés de Luxembourg.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de Paperjam paru le 22 mai 2024. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.  

 

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