Jean Diederich: «L’idée n’est plus de placer le digital au service de la transformation des activités traditionnelles, mais de le considérer comme un secteur créateur de valeur à part entière.» (Photo: Matic Zorman)

Jean Diederich: «L’idée n’est plus de placer le digital au service de la transformation des activités traditionnelles, mais de le considérer comme un secteur créateur de valeur à part entière.» (Photo: Matic Zorman)

Pour Jean Diederich, le président de l’Apsi (Association des professionnels de la société de l’information), membre du conseil d’administration de DigitalEurope et associé chez Wavestone, le Luxembourg a besoin de se doter de nouvelles ambitions digitales. À ses yeux, le pays doit désormais faciliter le développement de solutions créatrices de valeur localement, mais aussi participer au renforcement de la souveraineté numérique européenne.

L’année dernière, l’Apsi a quitté le giron de la Confédération luxembourgeoise du commerce pour rejoindre DigitalEurope. Quel était le sens de cette démarche?

. – «On a, au Luxembourg, une palette d’associations défendant de nombreux intérêts en lien avec les enjeux numériques. Chaque secteur d’activité dispose d’une association ou d’un groupe de travail qui touche à ces questions. ICT Luxembourg, en tant qu’association faîtière, vise à être un représentant de l’ensemble de ces acteurs vis-à-vis des autorités publiques. La coordination n’est cependant pas toujours évidente. Au niveau de l’Apsi, nous en sommes arrivés à la conclusion que beaucoup d’acteurs se préoccupaient des enjeux au niveau national.

Nous avons donc cherché à rejoindre une association d’envergure internationale avec la volonté, non plus de défendre les intérêts d’acteurs sectoriels face au numérique, mais bien de s’inscrire dans une approche digital first au niveau européen. C’est l’approche que nous poursuivons en choisissant de rejoindre DigitalEurope.

L’idée n’est plus de placer le digital au service de la transformation des activités traditionnelles, mais de le considérer comme un secteur créateur de valeur à part entière. En outre, en représentant le Luxembourg au conseil d’administration de ­DigitalEurope, je peux mieux faire valoir les intérêts du pays au niveau européen tout en relayant au niveau du pays une vision des chantiers menés à l’échelle de l’Union.

Il faut pouvoir aller au-delà de la numérisation comme elle est encore trop fréquemment envisagée. Trop souvent, la perception que l’on a du digital est celle de la dématérialisation, de la suppression du papier.
Jean Diederich

Jean Diederichprésident de l’Apsi

Si l’on se concentre sur le Luxembourg, comment avez-vous vu évoluer les enjeux ces dernières années? Où en est le Luxembourg dans la poursuite de son ambition de devenir un hub digital européen?

«Si l’on considère les deux dernières années, on a assisté à une accélération de la numérisation de la société. L’économie dans son ensemble, comme les administrations, s’appuie sur des processus de plus en plus digitaux pour offrir de meilleurs et de nouveaux services. Au Luxembourg, certains verront le verre à moitié plein, d’autres diront qu’il est à moitié vide. Personnellement, je constate que nous restons davantage des consommateurs de services digitaux alors que l’enjeu, pour devenir une nation digitale, est de nous positionner en producteurs.

En quoi cette distinction est-elle essentielle à vos yeux?

«C’est dans la création de nouveaux services digitaux que l’on générera de la valeur. L’enjeu de transformation des activités traditionnelles est évidemment essentiel. Mais il faut pouvoir aller au-delà de la numérisation comme elle est encore trop fréquemment envisagée. Trop souvent, la perception que l’on a du digital est celle de la dématérialisation, de la suppression du papier.

Il est important de repenser les processus pour le digital, de créer de nouveaux services, développer nos propres solutions digitales que l’on pourra proposer et valoriser à large échelle.
Jean Diederich

Jean Diederichprésident de l’Apsi

La transformation numérique, ce n’est pas cela. Il est important de repenser les processus pour le digital, de créer de nouveaux services, développer nos propres solutions digitales que l’on pourra proposer et valoriser à large échelle. De cette manière, nous devons parvenir à mieux prendre part à cette économie en plein développement et pas uniquement nous contenter de nous transformer au départ de solutions proposées par des acteurs étrangers.

Luxembourg a pourtant investi de manière conséquente, depuis une quinzaine d’années, dans le développement du secteur digital…

«Le pays a beaucoup investi dans les infrastructures. Nous avons déployé d’importants centres de données haut de gamme, extrêmement sécurisés, garantissant le plus haut niveau de disponibilité, surtout pour le secteur financier! Cependant, il s’agit davantage d’investissements dans l’immobilier que dans le numérique. Attention, je ne dis pas qu’il ne fallait pas le faire, ces infrastructures, le data center, la fibre, la connectivité internationale… Toutes ces choses ont permis d’attirer de grands acteurs au Luxembourg et facilitent la numérisation des entreprises locales. Cependant, il faut envisager la digitalisation au-delà.

Quels sont les freins à la poursuite de telles ambitions?

«Ils peuvent être de plusieurs natures. Tout d’abord, je pense que le Luxembourg et les acteurs numériques à l’échelle nationale n’ont pas toujours adopté la bonne approche. Pendant longtemps, la réglementation PSF a empêché toute ouverture d’un secteur financier luxembourgeois digital vers l’extérieur. L’idée de développer un coffre-fort digital va à contre-courant de l’évolution digitale globale, c’est un contresens politique.

Il faut pouvoir mettre en œuvre une stratégie d’ouverture dans le domaine du digital, à l’instar de ce que l’on a déjà réussi au niveau de l’industrie des fonds ou de la démarche mise en œuvre au niveau du secteur spatial.
Jean Diederich

Jean DiederichJean Diederich

On peut par exemple regretter que nous n’ayons jamais mis en œuvre une véritable offre cloud pour ce même secteur financier, ouverte, accessible par une large diversité d’acteurs au départ du Luxembourg, et à haute valeur ajoutée. C’est une des grandes occasions que nous avons complètement manquées.

Si l’on considère les offres cloud majeures aujourd’hui, rares sont celles qui émanent de l’espace européen?

«C’est vrai. Toutefois, de grandes discussions sont menées au niveau européen pour permettre de renforcer notre souveraineté digitale. Dans ce contexte, Luxembourg a très certainement une belle carte à jouer au départ des infrastructures existantes.

Cependant, il faut pouvoir mettre en œuvre une stratégie d’ouverture dans le domaine du digital, à l’instar de ce que l’on a déjà réussi au niveau de l’industrie des fonds ou de la démarche mise en œuvre au niveau du secteur spatial. L’histoire nous montre que chaque fois que le Luxembourg s’est ouvert, participant à une dynamique européenne, le succès a été au rendez-vous. À l’inverse, en cherchant à construire des forteresses, à se protéger à tout prix, on se méprend et on finit avec un échec.

Un cloud européen peut-il rivaliser avec les plates-formes des géants qui existent aujourd’hui?

«Il est difficile d’aller concurrencer ces acteurs américains sur leurs offres. Cependant, de nombreuses autres opportunités existent. On peut imaginer le développement d’offres cloud spécifiques, pour répondre à des besoins sectoriels bien définis, dans le secteur financier, au service des administrations ou encore des PME et des artisans.

Au lieu de Google à Bissen, ne serait-ce pas plus opportun d’accueillir un cloud européen comme promet de l’être Gaia X?
Jean Diederich

Jean DiederichJean Diederich

Toutes les organisations doivent faire face à d’importants challenges en matière de transformation digitale, de gestion de l’IT et de sécurisation des données et des systèmes. On sait notamment que beaucoup de PME luxembourgeoises accusent un certain retard en matière de digitalisation de leurs activités. Je pense que les acteurs du privé et le secteur public peuvent mieux travailler ensemble pour soutenir leur transformation, accroître leur compétitivité en mettant en œuvre des solutions adaptées à leurs besoins.

Des initiatives voient le jour, en Allemagne par exemple, avec le projet Gaia X poussé par le ministre Peter Altmaier, supporté par la nouvelle Commission von der Leyen et le nouveau commissaire européen Thierry Breton. Luxembourg doit pouvoir saisir les opportunités qui émergent dans ce contexte. Au lieu de Google à Bissen, ne serait-ce pas plus opportun d’accueillir un cloud européen comme promet de l’être Gaia X? La question mérite d’être posée au niveau de Digital Lëtzebuerg.

L’accélération de la transformation digitale de l’économie et de la société dans son ensemble doit s’appuyer sur les bonnes compétences. Or, celles-ci manquent cruellement. Quelles sont les réponses à apporter à cette pénurie latente de talents?

«On constate que le système éducatif luxembourgeois actuel ne produit presque pas de compétences numériques. Même le vivier que représentait la Grande Région semble s’épuiser. Pour répondre à leurs besoins, un nombre croissant d’acteurs nationaux externalisent le développement applicatif en dehors de l’Europe. Ils le confient à des acteurs implantés dans les pays de l’Est et parfois bien plus éloignés.

Un des leviers réside dans le renforcement de l’écosystème start-up, en offrant aux jeunes acteurs innovants la possibilité de développer leurs applicatifs plus facilement.
Jean Diederich

Jean DiederichJean Diederich

Encore une fois, c’est se méprendre. Nous devons parvenir à garder la maîtrise de nos développements. Je le répète, c’est là que se crée de la valeur et c’est là aussi que l’on peut mieux garantir notre cybersécurité. Il est essentiel d’élever notre niveau de compétences et de réduire notre dépendance vis-à-vis d’acteurs étrangers. Nous ne sommes pas réputés pour être un pays de geeks. Nous devons nous efforcer de changer la perception que l’on a du Luxembourg à l’extérieur, pour attirer davantage les développeurs.

Comment procéder?

«Un des leviers réside dans le renforcement de l’écosystème start-up, en offrant aux jeunes acteurs innovants la possibilité de développer leurs applicatifs plus facilement. On pourrait par exemple mettre en place des environnements adaptés à leurs besoins, comme un cloud dédié ou une sorte de sandbox leur permettant de développer et tester leurs solutions. On peut aussi envisager la création de plates-formes leur permettant de plus facilement intégrer un écosystème de solutions complémentaires et de développer des synergies créatrices de valeur, en phase avec les attentes de secteurs-­clés pour le Luxembourg, comme le font par exemple ou .

D’autre part, je pense que l’on doit se donner les moyens d’attirer massivement les développeurs informatiques, leur permettre de beaucoup plus facilement obtenir un permis de travail au Luxembourg. Aujourd’hui, ces permis ne sont accordés qu’à des spécialistes, des pointures dans le domaine du digital. Au niveau de notre association, nous pensons qu’il faut aussi faciliter l’installation de jeunes pouvant faire valoir des compétences digitales dans les domaines de la crypto et de la DLT (distributed ledger technologies).»