Pendant de nombreuses années, la création d’une foire d’art contemporain à Luxembourg a été une arlésienne. Mais, en 2015, vous vous êtes lancé et vous avez créé la Luxembourg Art Week. Si c’était à refaire, vous recommenceriez?
— «Sans hésitation! La question qui se pose est d’essayer de fédérer les gens autour d’une vie sociale et culturelle. Ce partage devrait se produire automatiquement avec une certaine forme de sédentarisation de la population. Or, ceci est un défi au Luxembourg. En tant qu’acteur culturel, je sais que ce n’est pas facile de fédérer le public tout au long de l’année, comme lors de nos vernissages. Les natifs bougent énormément, pendant les vacances, les week-ends, et ont de nombreux engagements personnels et professionnels pendant la semaine. Les expats vont et viennent aussi, mais demandent à avoir une vie sociale et culturelle au Luxembourg. La Luxembourg Art Week est un événement suffisamment grand pour être bien visible et parvenir à rassembler cette communauté le temps d’un long week-end.
Justement, comment parvenez-vous à fédérer ces personnes?
«Il me semble essentiel de pouvoir se réunir pour partager des valeurs qui sont avant tout humanistes et qui sont véhiculées à travers les œuvres d’art. C’est ce combat qui me motive depuis 25 ans. Je suis engagé autour d’un humanisme qui recherche le développement de la personne, son bonheur et favorise la découverte de ses sensibilités, établit le dialogue avec son identité profonde. Grâce à ce partage de valeurs, on se retrouve dans une position idéologique proche de l’humain, avec une meilleure acceptation des différences, ce qui privilégie le vivre-ensemble. Aujourd’hui, malheureusement, ces thématiques ne sont plus débattues. Les journaux n’abordent plus ces sujets, les politiques en parlent encore moins. Cela ouvre la voie aux extrêmes. Il ne reste plus que le monde culturel pour débattre de ces questions.
Mais certaines personnes voient plutôt l’art contemporain comme une valeur marchande que comme le support de la transmission d’idées et de valeurs…
«Effectivement, on entend dire que l’art contemporain est superficiel, que c’est du “bling-bling”. Mais pourquoi en est-on arrivé là? Parce que le commun des mortels, n’ayant plus accès aux réflexions et débats humanistes dans son quotidien, n’a plus les outils intellectuels pour appréhender les œuvres qui traitent de ces propos plus profonds. Pourtant, il est quand même à la recherche de sensibilité et va, par commodité, vers des œuvres qui sont plus superficielles, plus immédiates, plus “bling-bling”. Le marché de l’art est le reflet de cette tendance. Mais l’art est différent, car beaucoup d’artistes sont très engagés. On le constate aisément dans les biennales ou les expositions de musées.
La réussite de notre événement vient de la prise en compte de la complexité de la constellation luxembourgeoise
Quelles sont les difficultés que vous avez dû dépasser pour pérenniser la Luxembourg Art Week?
«Il y a des difficultés qui relèvent de l’organisation et qui nécessitent une équipe professionnelle pour réaliser un travail rigoureux et de précision. Aujourd’hui, nous sommes entre trois et six personnes pour mener ce travail tout au long de l’année. Cela nous a permis de passer progressivement de 20 galeries accueillies à 80, soit 15 galeries luxembourgeoises qui sont toujours là et 65 galeries étrangères en plus. C’est du travail, mais il n’y a rien de compliqué. Il faut juste être structuré et schématique, et respecter un calendrier. Ce qui est plus complexe, c’est la structuration d’un tel événement dans une zone géographique donnée. La réussite de notre événement vient de la prise en compte de la complexité de la constellation luxembourgeoise. Notre société locale n’est plus portée que par les Luxembourgeois, mais par un grand nombre de nouveaux acteurs étrangers, ainsi que leurs entreprises. Beaucoup de décisions qui concernent le business au Luxembourg sont prises ailleurs que dans le pays. La conséquence est que ces acteurs ne participent pas de la même manière à la vie locale. Il faut aller les chercher. C’est ce que j’ai voulu faire avec la Luxembourg Art Week: faire connaître la scène artistique grâce à un grand événement, pour espérer les ramener dans le tissu local par la suite.
Est-ce que cela a marché?
«La Luxembourg Art Week peut se targuer d’une belle participation croissante d’année en année. Nous avons accueilli l’année dernière près de 20.000 personnes. Donc une partie est gagnée. Mais cela reste compliqué de conserver ce public tout au long de l’année. Toutefois, il y a désormais la conscience qu’il existe un milieu artistique dynamique et fort, ce qui est un premier pas.
Après neuf ans d’existence, la foire a-t-elle atteint son stade de maturité?
«Au niveau de la taille, elle a atteint un stade qui suffit largement pour le public qui nous concerne. Nous ne créons ni de suroffre marchande ni de surenchère événementielle, qui n’auraient pour conséquence que de diluer le public. Il faut garder la juste proportion.
Qu’est-ce qui fait le succès de la Luxembourg Art Week?
«Le fait que nous sommes plus qu’une foire. Le fait que nous avons bien analysé la structure sociale de notre pays, son potentiel, son pouvoir d’achat, son appétence culturelle. Nous avons dès le début conçu un événement qui inclut plus qu’il n’exclut. Ce qui ne veut pas dire non plus que nous acceptons toutes les demandes, mais nous avons essayé de rassembler le plus grand nombre, en représentant un maximum d’expressions artistiques différentes. On a, par exemple, dès le début, l’atelier socio-artistique Hariko soutenu par la Croix-Rouge, ou encore l’atelier Empreinte qui rassemble plus de 50 artistes graveurs. Nous n’avons jamais été dans une optique de vouloir créer un événement réservé à une certaine élite ou que pour les Luxembourgeois. C’est aussi la raison pour laquelle nous nous sommes concentrés sur un développement qui touche les trois pays limitrophes. L’importance de cette énergie intégrative, certains l’ont bien comprise, comme le ministère de la Culture.
C’est à nous de trouver le juste équilibre pour proposer un événement qui à la fois attire, divertit et permet d’échanger sur du contenu, des valeurs.
Quand vous dites que la Luxembourg Art Week est plus qu’une foire, vous parlez du programme des événements, je suppose.
«Oui, bien entendu. Les différentes conférences et collaborations avec les institutions partenaires permettent de thématiser un certain nombre de sujets et d’apporter du contenu pour faire de la Luxembourg Art Week une plateforme non seulement commerciale, mais aussi d’échanges culturels. Le développement du parcours de sculptures que nous proposons cette année nous a permis, par exemple, d’entrer en contact avec les représentants de l’Église et de prévoir des discussions avec eux. La Luxembourg Art Week permet le dialogue avec les acteurs de la société au sens large. En parallèle de cela, d’autres acteurs sont plus portés sur la partie événementielle, sur le caractère “animation”. Et c’est aussi important pour nous, car cela permet d’attirer le public et d’apporter une saine convivialité. C’est à nous de trouver le juste équilibre pour proposer un événement qui à la fois attire, divertit et permet d’échanger sur du contenu, des valeurs.
Mais le volet économique doit aussi rester important?
«Bien entendu. Il faut que les échanges commerciaux aient lieu et fonctionnent. Les galeristes doivent trouver assez de débouchés auprès des collectionneurs et institutions pour que leurs ventes permettent de financer leur stand et que ça les motive à revenir l’année suivante. Et il faut des ventes pour que les galeries du premier marché puissent rémunérer les artistes. Notre rôle est aussi de stimuler ce pouvoir d’achat. Cela passe, entre autres, par la stimulation d’achat auprès des entreprises ou des clubs de mécènes. Dans l’état actuel, en pleine crise mondiale, il faut reconnaître que les gens disposent de moins de liquidités et que l’ambiance générale est fragile. Nous devons par conséquent être convaincus que l’achat d’une œuvre d’art est constructif pour notre société, participe à l’engagement local et au vivre-ensemble.
Actuellement, les investisseurs sont moins attirés par l’immobilier. Est-ce que vous avez déjà observé un mouvement de bascule en votre faveur?
«On en parle régulièrement, mais j’évite cette discussion parce qu’il n’y a pas de science exacte là-dessus. Le nombre d’artistes qui sont susceptibles de créer de la plus-value sur le marché de l’art reste relativement restreint. On parle de moins de 500 artistes au monde.
Donc si je vous comprends bien, on ne peut pas attendre une même plus-value en achetant une œuvre qu’en achetant un bien immobilier?
«C’est possible, mais il faut avoir une tout autre connaissance. Les paramètres sont tellement complexes et les informations à maîtriser tellement étendues, qu’il faut vraiment être très bien informé pour y parvenir. Beaucoup plus que pour le secteur de l’immobilier. Mais si on l’est, on peut le faire. Mais, sincèrement, mon conseil est de ne pas spéculer. Il vaut mieux suivre ce que l’on trouve passionnant. Et si on le fait bien, il n’est pas impossible de réaliser une plus-value, mais cela ne doit pas, à mon sens, être le moteur.
Les structures des galeries ont aussi beaucoup changé ces dernières années. Pouvez-vous nous expliquer en quoi?
«Une vingtaine d’entre elles sont devenues des global players et ont créé de véritables marques. Elles maîtrisent le marché au niveau planétaire. D’autres, plusieurs centaines, ont choisi d’avoir des filiales, d’autres lieux, mais à une moindre échelle. Pour les galeries à Luxembourg, le fait d’avoir plusieurs adresses s’explique aussi par un marché local restreint et du fait que la résonance médiatique attendue par les artistes n’est pas assez forte. L’approche des institutions et des médias internationaux se fait plus facilement en étant dans une plus grande capitale. Pour garantir aux artistes un fonctionnement professionnel, il n’y a pas que le nombre de ventes qui compte. Ils regardent aussi dans quel réseau la galerie s’inscrit et quelle est la résonance qu’ils peuvent en attendre. Or, cette résonance reste relativement réduite en n’étant qu’à Luxembourg. Je le constate personnellement avec Bruxelles: dès qu’on est dans une grande ville, avec un bel outil de travail, l’approche est beaucoup plus simple. Et il ne faut pas oublier une chose: dans les années 1980, la culture officielle était répartie entre Londres, Paris et Cologne. Luxembourg était en plein milieu de cet axe. Aujourd’hui, cet axe s’est dissout et, par conséquent, Luxembourg a perdu sa position stratégique. D’où aussi la nécessité d’aller voir ailleurs.
Tout en restant centré sur un marché régional…
«Oui. Comme le planétaire n’est plus maîtrisable, il reste l’opportunité pour les acteurs traditionnels de devenir de grands acteurs régionaux. Des cercles se sont formés autour de Cologne, Madrid ou Turin, par exemple. Mais, entre ces régions, il y a des espaces vides qui se créent et laissent de la place.
Luxembourg, en s’appuyant sur ses atouts et ses réseaux, peut aisément devenir une destination culturelle
Cette notion de destination vous intéresse-t-elle pour la Luxembourg Art Week?
«Oui, et nous tenons à développer ce point. Maastricht a un succès fou durant les 10 jours de sa foire. Alors que c’est une toute petite ville. Luxembourg, en s’appuyant sur ses atouts et ses réseaux qui sont déjà existants, peut aisément devenir une destination culturelle.
Revenons au marché. Les entreprises, qui ont beaucoup acheté dans les années 1980 et 1990, n’achètent quasiment plus aujourd’hui. Pourquoi?
«Pour les banques, c’est très simple à expliquer: elles n’accueillent presque plus de clientèle privée, donc l’art n’a plus besoin d’être un outil de représentation. Certaines banques dépendent aussi d’actionnaires étrangers, et l’engagement local n’existe plus. De plus, les sommes record atteintes dans les ventes aux enchères ont malheureusement donné une connotation mercantile à l’art contemporain, ce qui rebute certaines entreprises ou fondations.
L’autre pilier de la clientèle d’une galerie, ce sont les institutions. Or, ce pilier est très peu représenté au Luxembourg.
«Oui, car nous avons peu d’institutions qui achètent. Le ministère de la Culture essaie de contrebalancer cela en faisant aussi des achats. Sur ce point aussi, on ressent la petite taille du Luxembourg. Et les institutions belges ou françaises achètent en priorité dans leur pays. Il est donc difficile de convaincre les institutions étrangères d’acquérir des œuvres d’artistes en provenance du Luxembourg.
Le troisième pilier, ce sont les collectionneurs privés. Quelle est son évolution?
«Ce pilier s’est beaucoup développé ces dernières années. Pendant la Luxembourg Art Week, les plus importants collectionneurs sont accueillis à travers le programme VIP, le dîner des collectionneurs – qui rencontre un très grand succès, notamment auprès des amateurs d’art étrangers. La collaboration que nous menons avec nos sponsors amène aussi beaucoup de monde.
Avez-vous remarqué l’arrivée de nouveaux acheteurs ou une évolution de la clientèle suite à la création de Take Off, qui a pour vocation de rassembler des œuvres à prix abordables et ainsi de briser la crainte du premier achat?
«Je pense que nous avons considérablement augmenté le nombre d’achats spontanés. Le public sait qu’il y a un moment chaleureux et convivial, avec une offre extraordinaire et de belle qualité.

La part des galeries internationales à la Luxeùmbourg Art Week est considérable. (Visuel: Maison Moderne)
Avez-vous une visibilité sur les chiffres des transactions réalisées pendant la foire?
«Non, mais je sais qu’il y a des galeries qui repartent avec plus de 10 ventes, ce qui est très bien.
Comment la foire existe-t-elle le reste de l’année?
«Nous sommes conscients qu’il y a encore du travail à faire sur ce point. Grâce à l’équipe qui est désormais plus grande et les aides financières qui sont plus conséquentes, nous allons pouvoir élaborer un programme à l’année. Mais il faut aussi être conscient que la scène est déjà fortement animée.
Quelle place ont les artistes lors de la Luxembourg Art Week?
«Au moment de la Luxembourg Art Week, beaucoup de nos artistes professionnels, qui habitent à l’étranger pour la plupart, reviennent au Luxembourg pour y participer. Cela offre l’opportunité de rencontrer ces personnes qui font la gloire du Luxembourg à l’étranger. Grâce à Kultur | lx qui invite des curateurs étrangers au moment de la foire, les artistes peuvent aussi faire découvrir leur travail à travers des visites d’ateliers et des rencontres.
Comment se porte le marché des NFT?
«Le boom des NFT est retombé, c’est sûr. Ce marché existe toujours, mais surtout sur internet. Les foires sont donc moins concernées par ce type d’œuvres.
Et que pensez-vous de la place de l’intelligence artificielle dans la création artistique?
«Les images générées par l’IA n’ont pas la chaleur et la proximité du médium que l’on peut avoir avec les autres formes d’art. Une distance se crée inévitablement: on les regarde sur un écran et elles sont fabriquées par une machine. Cet art n’est plus généré par la sensibilité humaine et ne dégage pas de qualité sensorielle. C’est comme lorsque l’on regarde la captation vidéo d’un spectacle, on ne ressent pas la même émotion et la même énergie que lors d’une représentation sur scène.
La culture est la grande absente des débats politiques de nos élections législatives. Qu’en pensez-vous?
«Le contenu philosophique qui construit une société est le grand absent. C’est bien plus large que le sujet de la culture. Et les risques sont réels, car le débat démocratique n’a plus lieu. Il y a une forme de paresse qui fait que l’on ne parle que des problèmes concrets, qui sont réels, mais on va rarement au-delà. Ce n’est donc pas étonnant que la culture ne soit pas un sujet pour ces élections. La société a besoin de débats, et l’art peut en nourrir un certain nombre.»
Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de , paru le 25 octobre. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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