Quelle est la situation économique de l’artisanat luxembourgeois?
Luc Meyer. – «Malgré les aides, beaucoup d’artisans ont dû puiser dans leurs réserves financières pendant le Covid. Après, il y a eu une grande problématique d’approvisionnement pendant des semaines et des mois, et l’offre n’a plus été la même. Puis ça a été la flambée des prix des matières premières et de l’énergie, qui a coûté beaucoup d’argent à tout le monde, avec ensuite l’augmentation des taux d’intérêt… Tout ça a freiné la consommation. Les artisans ont aussi dû faire face à plusieurs indexations des salaires et ils subissent un vrai manque de personnel qualifié.
Aujourd’hui, beaucoup d’artisans travaillent sans pouvoir rentabiliser leur activité. Ils se lèvent le matin en sachant qu’ils vont perdre de l’argent à la fin de la journée. Moralement, c’est très dur. Ils essaient de maintenir leur entreprise sur le marché et ceux qui disparaissent ne seront pas remplacés, il ne faut pas rêver. Lorsque certains approchent de l’âge de la retraite, ils préfèrent arrêter et ne plus subir le stress lié à leur activité plutôt que de continuer à travailler dur sans pouvoir dégager une certaine rentabilité.
L’artisanat est un métier qui n’est pas toujours facile, avec le temps, il est même devenu décrié.
Avant, c’était une fierté pour un artisan de transmettre son entreprise. Aujourd’hui, beaucoup d’artisans en fin de carrière déconseillent à leurs enfants de reprendre l’affaire familiale, car la situation est très compliquée, notamment parce qu’il n’y a plus de prévisibilité à moyen et long terme.
Vous semblez craindre une forte diminution du nombre d’artisans au Luxembourg, voire leur disparition.
«L’artisanat a moins de poids dans l’économie et le monde du travail qu’à une autre époque. C’est un métier qui n’est pas toujours facile. Avec le temps, il est même devenu décrié. Après la sidérurgie, ça a été le boom de la finance et de la banque au Luxembourg, beaucoup de gens ont été recrutés dans ces secteurs qui généraient de l’argent et qui pouvaient donc proposer des salaires plus élevés que ceux pratiqués dans l’artisanat. Et aujourd’hui, le Luxembourgeois ‘‘modèle’’ va travailler pour l’État ou dans une administration. Mais on se rend bien compte que si tout le monde travaille dans la finance ou dans des communes, on ne pourra plus se nourrir, on ne pourra plus construire… Il ne resterait plus grand-chose.
Je suis profondément déçu et révolté parce que, si on regarde des pays comme l’Allemagne ou l’Autriche, un artisan qui a un brevet de maîtrise est valorisé au même niveau qu’une personne qui a un diplôme académique. Chez nous, malheureusement, l’artisan est d’une certaine façon toujours traité en parent pauvre. Pour moi, un grand problème à l’école est que ceux qui orientent les élèves ont une vision de ces métiers qui est bien loin de la réalité. Je pense qu’il faudrait créer une école de l’artisanat où il n’y aurait pas uniquement des fonctionnaires et des enseignements, mais aussi des professionnels ou ex-professionnels qui donnent des cours, qui parlent avec le cœur de leur passion. C’est ça qui va motiver les jeunes!
Pour se rendre compte à quel point l’artisanat est présent dans la vie quotidienne de tout le monde, je pousse vos lecteurs à regarder la vidéo qu’avait fait la Confédération allemande de l’artisanat (ci-dessous, ndlr).
L’artisanat, c’est une vocation. C’est un métier qui comprend beaucoup de facettes différentes: il y a un savoir-faire, un côté social, il faut être manager et banquier à la fois… Aucune journée ne ressemble à la précédente quand on est artisan, c’est ça qui est intéressant. Il y a des problèmes à gérer, mais c’est un challenge. J’en parle avec passion et émotion, car cela me tient à cœur. Ça fait mal de voir des confrères disparaître… Dernièrement, je reçois beaucoup d’informations et de témoignages qui font très peur.
Quelles sont les difficultés que rencontrent les artisans, tous domaines confondus?
«Beaucoup d’artisans ne peuvent plus accepter le rythme avec lequel on nous impose de nouvelles directives, lois ou règlements. Avec la loi déchet, on nous demande de ne plus utiliser de plastique dans l’alimentaire, mais le problème, c’est qu’il n’y a pas de véritable alternative. C’est difficile de se voir imposer cela au niveau national alors que le reste du monde fait ce qu’il veut. Par exemple, au Luxembourg, nous avons une culture de tri des déchets depuis 20 ans, et 300 km plus loin, en France, les Français mettent tout dans une seule poubelle. Forcément, c’est plus dur de faire face à la concurrence si elle n’a pas les mêmes contraintes. Les politiciens ne se rendent pas compte de l’envergure de leurs décisions. Ceux qui votent les lois et les directives sont trop loin de la réalité et ils prennent des décisions sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas. Ça, ça dégoûte beaucoup de monde.
Les communes pourraient fortement soutenir les artisans locaux.
C’est le même sentiment vis-à-vis de la formation. On prend des jeunes qui ont souvent des parcours familiaux ou scolaires compliqués et nous sommes contents de les aider. Mais après trois ans passés à les former, l’État ou une commune vient pour les recruter. Des confrères ont vu leurs apprentis être débauchés par des structures publiques lors de leurs examens finaux. C’est inacceptable.
Je comprends ces jeunes qui choisissent d’aller ailleurs s’ils peuvent gagner plus et je n’ai rien contre eux. Le statut de fonctionnaire leur permet aussi, par exemple, d’accéder beaucoup plus facilement à un crédit. Que voulez-vous que je réponde face à ces arguments? Si je m’aligne et que je paie des salaires plus élevés, je devrais augmenter mes tarifs en magasin et je perdrais des clients… on ne peut pas gagner. Dans le football, par exemple, un petit club qui forme un joueur touche une indemnité de formation à chaque fois qu’il est transféré. C’est intelligent, ça, alors pourquoi n’arrive-t-on pas à faire la même chose chez nous?
Quelles sont vos attentes envers les pouvoirs publics?
«L’idéal serait que personne n’ait besoin de l’aide financière de l’État, que tous les artisans puissent avoir des marges correctes. On a la chance de vivre dans un pays dans lequel l’État fait tous les efforts qu’il peut pour aider les citoyens et les entreprises luxembourgeoises, ce qui n’est pas le cas partout. Mais à un moment, l’État vient à bout de ses capacités. Il est essentiel que les taux d’intérêt baissent dans les six prochains mois, pour relancer l’économie en général.
Les communes pourraient fortement soutenir les artisans locaux. Beaucoup ont leurs propres services de régie pour lesquels elles doivent payer des fonctionnaires, alors qu’elles pourraient solliciter des artisans. C’est de la concurrence indirecte qu’elles font à l’artisanat. Si elles employaient par exemple deux ou trois sociétés pour le jardinage, le travail serait fait plus vite, pour moins cher et elles n’auraient plus à gérer autant de personnel. C’est pareil pour la menuiserie ou encore l’entretien des voitures. Je pense que c’est une piste à creuser, ça pourrait être une solution ‘’gagnant-gagnant’’. Il faut que les politiques cessent de parler et qu’ils passent à l’action.
Comment envisagez-vous le futur dans ce contexte?
«Quelque chose qui me fait vraiment peur, et j’ai passé pas mal de nuits à y réfléchir parce que ça me tracasse, c’est l’intelligence artificielle. On en parle de plus en plus et je me suis moi-même rendu à plusieurs conférences, car le sujet m’intéresse. Est-ce que le cerveau humain va réussir à suivre le rythme? Je crains que la société se divise entre ceux qui comprennent et qui savent se servir de l’IA, et tous les autres qui sont simplement dépassés.
Les consommateurs doivent être solidaires avec les artisans, les soutenir pour qu’ils continuent d’exister. Je lance un appel aujourd’hui: consommez local!
Il y a de moins en moins d’humains dans nos métiers, car ils sont remplacés par des machines. Mais dans mon métier par exemple, l’odorat et le toucher sont très importants, et aucune machine ne peut remplacer l’artisan là-dessus, c’est son savoir-faire. Derrière l’industrie alimentaire, il y a un actionnariat, une rentabilité et des bénéfices à atteindre, savoir si le client mange bien ne les intéresse pas. Un vrai artisan aime regarder ses clients en face et avoir leurs retours sur ses produits. Le compliment d’un client est le meilleur que l’on puisse recevoir, ça ne s’achète pas.
Mais la technologie a aussi servi l’artisanat. L’ergonomie et la pénibilité des travaux ont été nettement améliorées. Je le vois au sein de mon entreprise: le nombre d’interventions chirurgicales pour le canal carpien représente moins d’un quart de ce qu’on avait il y a 20 ans.
Quel est le message que vous voudriez faire passer?
«Les consommateurs doivent être solidaires avec les artisans, les soutenir pour qu’ils continuent d’exister. Je lance un appel aujourd’hui: consommez local! Pendant le Covid, certains ont découvert les artisans de leur quartier, tout le monde était content d’avoir des artisans qui fournissaient des produits quand il n’y avait plus rien qui venait de l’extérieur. C’est comme dans un couple, il faut s’entraider dans les bons comme dans les mauvais moments.»