Cette interview de Luc Frieden a été réalisée par Thierry Labro et Marc Fassone le mercredi 13 novembre.
Un an après, qu’est-ce que vous tirez de positif de votre expérience de Premier ministre et qu’est-ce que vous tirez de négatif?
. – «C’est une très grande responsabilité et un très grand honneur de pouvoir diriger ce gouvernement, uni, qui a une majorité au Parlement, contrairement à l’instabilité qui règne dans nos trois pays voisins. Outre l’atmosphère et l’unité forte, j’observe que sur les principaux points pour lesquels ce gouvernement a été élu, pouvoir d’achat, compétitivité, logement, lutte contre la pauvreté, énergie renouvelable, nous avons bien avancé! Je suis très satisfait.
Sur le plan négatif, je dois m’habituer, pour ce retour en politique, au fait que la démocratie est quelque chose de très beau mais aussi de très compliqué. Parfois, cela va moins vite que ce que l’on aimerait parce qu’il y a des débats, des critiques et qu’il faut évidemment prendre le temps de débattre.
Quelles sont les critiques qui vous ont le plus touché ou le plus retardé dans votre action gouvernementale?
«Aucune.
Concernant le logement, vous avez mis les moyens pour stopper la crise qui frappe le secteur. Quels retours du terrain avez-vous eus?
«Quand le gouvernement est entré en fonction, nous avions une double crise. Une crise du secteur de la construction et une crise du logement, rendant difficile l’acquisition ou la location d’un logement. Avec les mesures de chômage partiel, nous avons réussi à maintenir les salariés dans leurs entreprises, ce qui est essentiel pour redémarrer la machine.
Nous avons fait des progrès énormes en introduisant un certain nombre de mesures fiscales et en développant quelque chose qui n’a pas fonctionné par le passé et qui fonctionne maintenant: mettre tous les ministères autour d’une table, travailler avec les communes et les acteurs du secteur privé, architectes et promoteurs et nous avons mis en musique un certain nombre de mesures procédurales pour accélérer le logement.
La combinaison des deux aspects – certaines mesures seront mises en œuvre dans les prochains mois – fait que cela bouge dans le secteur. Nous savions dès le début que tout ne serait pas réglé du jour au lendemain. L’esprit positif et l’unité de vue au sein du gouvernement nous ont permis d’avancer. Au niveau des locataires, j’ai des retours positifs au sujet des subventions de loyer, des aides défiscalisées pour les jeunes. Tout cela, il faut le regarder ensemble. Nous avons réussi à redynamiser le marché!
Nous avons quand même l’impression que le marché attend beaucoup plus, que les livraisons d’unités de logement doivent être plus importantes… Quelles sont vos échéances? Quand aurons-nous quelque chose de plus tangible?
«Il y a déjà un grand revirement de la situation. Quand je regarde 2023, il y avait des mesures politiques qui freinaient totalement le marché, comme la loi sur les baux à loyer, l’absence d’avantages fiscaux, pas de mesures de soutien pour ceux qui prenaient un prêt… Il y a une philosophie nouvelle. Ensuite, les mesures procédurales mettront un peu de temps à être visibles sur le terrain mais puisque le secteur les connaît et que certaines seront ancrées dans la loi dans les mois à venir, nous verrons des progrès significatifs dans les deux ou trois ans à venir.
La démocratie est quelque chose de très beau, mais aussi de très compliqué.
6.000 nouveaux logements par an, ce qui était votre objectif, est-il toujours votre objectif?
«Je ne cite jamais d’objectifs chiffrés en matière de logement. Tout dépend d’un certain nombre de facteurs. Mais nous sommes déterminés à diminuer la pression qui existe.
Il y a une mesure, le SPV, pour acheter des biens en Vefa à partir d’un certain seuil, qui semble avoir raté sa cible…
«C’est un instrument des banques, il faut plutôt poser cette question aux banques. Ce n’est pas un élément essentiel du dispositif.
Un certain nombre d’acteurs disent que les conditions pour pouvoir y avoir accès sont trop restrictives ou pas très réalistes. Est-ce que le législateur pourrait déjà adapter le dispositif?
«Il est trop nouveau pour pouvoir en tirer des conclusions. Mais je suis toujours prêt à revoir des dispositifs. Je suis pour la coopération étroite entre le secteur public et le secteur privé, ici comme ailleurs, et c’est une des différences avec les gouvernements précédents. Je suis prêt à mener ces discussions.
Sur le renforcement du pouvoir d’achat, vous avez mis en œuvre des baisses d’impôts conséquentes, sans menacer le triple A, est-ce que vous constatez un impact positif sur la confiance des consommateurs?
«Les gens ont beaucoup plus d’argent disponible puisque les réductions fiscales ont été conséquentes. Pour un ménage de deux personnes avec deux enfants qui gagne 120.000 euros bruts, la baisse d’impôts sera de 14% en 2025 par rapport à 2023. Les gens utilisent cet argent pour consommer parce que la vie est chère, c’était le but. Nous avons substantiellement amélioré la situation financière des gens. Pour les bas revenus, nous avons introduit en plus de ces réductions d’impôts un triplement de la prime énergie, une hausse de 10% de l’allocation de vie chère. Un tas de mesures plus ciblées. Nous voulons avoir une politique sociale plus juste, plus efficace, cibler ceux qui en ont le plus besoin.
Est-ce que les gens n’ont pas du mal à s’y retrouver dans toutes les possibilités d’avoir accès à certaines mesures?
«Je comprends parfaitement que toutes ces mesures ne soient pas encore connues par tout le monde. Nous avons un devoir de communiquer encore davantage sur ces mesures. Dans les différents groupes ciblés, ces mesures sont mieux connues, mais les gens les verront surtout à partir du 1er janvier puisqu’un certain nombre de ces mesures fiscales entreront en vigueur au 1er janvier 2025. Comme celles pour les familles monoparentales.
Quid de la hausse programmée du prix de l’électricité, de 60% au 1er janvier, ramenée à 30% par le soutien de l’État? Est-ce que vous pourriez faire plus pour éviter le développement de la précarité énergétique?
«Le triplement de la prime énergie est une réponse forte. Nous avons aussi veillé, dans le budget de l’État, à ce que les prix payés par les maisons de retraite n’augmentent pas, au moins dans une phase transitoire. Je comprends les soucis des gens. Ce qui est important, c’est que nous devenions plus indépendants de l’extérieur et notamment des fluctuations de prix de produits fossiles. C’est tout l’effort que nous allons mener, avec les ministres compétents. Nous allons utiliser la même méthode, qui a bien fonctionné avec le logement: mettre les acteurs privés et publics autour d’une table et réduire un certain nombre de complexités procédurales.
Certains acteurs suggèrent que l’État, actionnaire d’Encevo, joue son rôle d’administrateur pour que l’entreprise absorbe une partie de cette hausse. C’est aussi un levier pour vous?
«Encevo est une entreprise qui décide elle-même de ce qu’elle fait. Il y a des règles européennes. Le gouvernement n’a qu’une influence limitée sur la fixation des prix, mais le gouvernement peut agir au travers de la fiscalité ou des aides sociales.
Vous venez d’annoncer la mise en place d’un comité interministériel pour la prévention et la lutte contre la pauvreté.
«Nous n’attendons pas que ce groupe commence ou termine ses travaux: la lutte contre la pauvreté est une des priorités du gouvernement, et ce depuis le début. Je suis très surpris de voir que la pauvreté et notamment infantile avait fortement augmenté ces dernières années et je me suis dit qu’il fallait une politique plus forte pour contrer cela. Je ne veux pas que cela continue comme ça.
Nous avons pris des mesures très fortes. Le recours à ces différentes aides sera automatisé, notamment sur base du principe du ‘once only’. Cela signifie que tous ceux qui auraient eu droit à une allocation de vie chère et qui ne l’auraient pas demandé la recevront automatiquement. Cela va améliorer, à partir de l’année prochaine et de façon substantielle, la situation financière de ces familles. Ce comité sera en place pour surveiller et ajouter d’autres choses.
Dans son analyse des finances publiques, publiée début novembre, Morningstar DBRS dit que les recettes seront supérieures aux attentes du gouvernement et principalement grâce à l’impôt sur le revenu. Vous donnez d’un côté, mais vous reprenez de l’autre?
«Nous taxons moins les revenus! Ce qui est vrai, c’est que le secteur financier, essentiellement à cause de la différence de taux, a généré plus d’impôts et l’État en profite. C’est aussi le résultat d’un esprit nouveau du gouvernement de soutenir les entreprises et de soutenir la compétitivité ou le pouvoir d’achat. En 2023, le taux de croissance était négatif de 1,1% du PIB.
Nous faisons tout pour que la compétitivité se traduise par plus d’activité économique et nous espérons que la croissance sera supérieure à 2%, ce qui est essentiel pour financer un État social fort, notre effort de défense et notre transition énergétique. Réunir tous ces aspects conduit ma politique gouvernementale. Économie, social, écologie, et pas les uns contre les autres. Ensemble, nous réussirons à moderniser et fortifier ce pays, dans un monde extrêmement instable.
Le 11 novembre, la Cour des comptes a rendu deux rapports, dont un sur des institutions liées à l’État. Qui montre des contournements de règles des marchés publics, un manque de prudence parfois dans les opérations financières… Qu’est-ce que cela vous inspire?
«J’apprécie le travail de la Cour des comptes, très important dans un État de droit. J’attache la plus grande importance à ses rapports, que le gouvernement examinera en détail. Si des ajustements doivent être effectués, ils le seront. Ce gouvernement est nouveau. C’est très bien que le passé soit examiné. Il faut que les différents ministères en prennent connaissance et prennent position.
Nous avons substantiellement contribué à améliorer la situation financière des gens.
Justement, c’est quoi, la méthode Frieden?
«Le rôle du Premier ministre est très clair: il coordonne l’action du gouvernement et veille à l’unité de l’action gouvernementale. C’est la mission, selon la Constitution, et ma ligne de conduite au quotidien. Je veille à ce que le programme soit mis en œuvre. Je discute énormément avec les ministres, je suis les dossiers de près. J’aime ce travail de coordination. Je suis quelqu’un qui aime comprendre les différentes matières, ce qui est un grand défi de s’intéresser et de suivre les dossiers dans leur complexité. C’est fascinant. Je suis un capitaine très actif.
Vous leur fixez des deadlines…
«Absolument, parce que je souhaite que le programme sur lequel nous nous sommes engagés soit mis en œuvre dans les délais. En toute collégialité parce que je trouve que les ministres ont fait un excellent travail au cours de la première année. Chacun d’entre eux, dans des matières complexes, a mis en œuvre des choses très importantes. Il reste beaucoup à faire, nous avons été élus pour cinq ans.
Et quels sont les grands chantiers pour les 12 mois à venir et vos ambitions?
«Elles restent les mêmes: relancer la compétitivité pour avoir un État social et écologique fort. L’un est la précondition de l’autre. Travailler sur un environnement plus compétitif. L’abaissement de la fiscalité des entreprises au 1er janvier sera un élément décisif. Réduire les procédures pour les énergies renouvelables ou pour les logements permettra à beaucoup de secteurs, notamment l’artisanat, d’avoir plus de travail et de créer des emplois. Augmenter le pouvoir d’achat restera une priorité.
À côté de l’économie, de la lutte contre la pauvreté, du logement ou des aides au renouvelable, il y a des éléments qui sont nécessaires, comme la sécurité. En particulier la sécurité intérieure. Le gouvernement est parfois critiqué pour cela, mais il agit avec des mesures fortes. Parce que sans sécurité intérieure, il n’y a pas de cohésion sociale. Il y a aussi la sécurité extérieure. Il y a une guerre sur le continent européen et un terrible conflit au Proche-Orient. Nous devons tout faire pour augmenter notre capacité de défense collective. Sans une politique migratoire cohérente, avec humanité mais aussi une certaine raison, il n’y aura pas de progrès économique ni social. C’est ma ligne de conduite.
Vous avez eu des retours sur les propositions de votre discours en Pologne, sur l’approfondissement de l’Union européenne?
«J’en ai parlé avec certains de mes collègues en marge du Conseil européen informel à Budapest. Ils ont trouvé cela intéressant. Cela en valait la peine. Ces propositions dépassent le programme de coalition et la l’actuelle période législative. Mais comme Premier ministre, il faut présenter une vision à long terme. Évidemment, nous ne sommes pas seuls à la mettre en œuvre.
L’Europe est divisée sur la manière de gérer l’avenir, il y a un repli sur soi que je regrette dans un certain nombre de pays. Les résultats électoraux dans les deux autres pays du Benelux ne donnent pas les moyens d’avancer rapidement sur l’intégration européenne. Mais ensemble, nous avons une petite chance d’être un acteur géopolitique et économique plus important face à la Chine et aux États-Unis. Il y a urgence à unir l’Europe. Les Luxembourgeois doivent réaliser que ce qui se passe autour de nous est un changement énorme. L’Europe perd du terrain.
Les rapports Draghi et Letta, qui s’empilent, disent tous à peu près la même chose: que le marché intérieur intégré doit avancer plus vite, ce qui est l’intérêt du Luxembourg, comme les marchés des capitaux, ce que vous défendez. D’un point de vue pragmatique, comment avance-t-on plus vite sur cette question?
«Je suis très heureux qu’un sujet revienne à l’ordre du jour – que j’ai mis à l’ordre du jour au Luxembourg – et qui était tabou dans le passé: la compétitivité. J’ai été élu pour un programme basé sur la compétitivité dans l’intérêt économique et social. Je plaide pour cela au niveau européen. Nous avons répété, jeudi dernier, à la présidente réélue de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, que nous exigeons que ces rapports soient la base de son action des années à venir. Soit moins de régulation mais une régulation plus efficace.
Nous avons mis trop de réglementations les unes à côté des autres. Ce qui étouffe nos entreprises qui deviennent moins performantes que les entreprises chinoises ou américaines. Je ne veux pas que toutes les entreprises technologiques ou industrielles se développent en dehors de l’Europe… Mais que l’Europe et le Luxembourg soient un endroit où les entreprises peuvent se développer, que ce soit pour les technologies vertes ou les impacts positifs de l’intelligence artificielle. Je suis très fier que nous puissions avoir au Luxembourg un ordinateur quantique qui permettra de nouveaux développements.
Au Fedil Industry Day, le CEO d’IEE, Paul Schockmel, faisait remarquer que les Chinois subventionnent considérablement leur économie, que le plan Biden, qui sera repris au moins tel quel par Donald Trump, en fait autant pour les États-Unis et il suggérait que l’Europe en fasse elle aussi autant pour que tout le monde se retrouve à l’OMC. Vous pourriez soutenir cette approche?
«Les règles de l’OMC ne sont plus appliquées! Je le regrette. Face à un monde en évolution très rapide, l’Europe doit redéfinir sa politique en matière de commerce international, en matière de fiscalité des entreprises, en matière de régulation. Nous ne sommes pas un État fédéral, mais nous ne devons pas perdre de terrain. Je souhaite une politique industrielle plus ambitieuse, une politique commerciale qui ne soit pas naïve. Il faut être beaucoup plus déterminés. Les Européens ont été trop naïfs. Je souhaite aussi que le droit de la concurrence permette que des entreprises européennes fortes se constituent. Et enfin que le marché des capitaux européens soit développé parce que nous avons beaucoup plus d’épargne que le marché américain, mais beaucoup moins d’investissement dans l’économie.»
À la barre depuis un an
Plus de pouvoir d’achat
– Ajustement du barème fiscal de 6,5 tranches indiciaires, dont 2,5 tranches à partir du 1er janvier 2025 grâce au projet de loi déposé. – Allègements fiscaux pour monoparentaux, veufs et citoyens âgés de plus de 64 ans. – Augmentation de la déductibilité fiscale des intérêts débiteurs sur les prêts immobiliers. – Maintien du plafonnement des prix de l’électricité pour la moitié de l’augmentation des prix en 2025, accompagné d’un soutien financier ciblé socialement.
Soutien au secteur de la construction et plus grande offre de logements
– Premier paquet de mesures axé sur la stabilisation du marché du logement programme d’achat pour Vefa d’environ 480 millions d’euros pour la période de 2024 à 2027 en place, augmentation du «Bëllegen Akt», augmentation de l’exemption fiscale sur les revenus provenant des logements sociaux dès 2024.
– Chômage partiel de janvier à juillet 2024 pour atténuer la crise dans le secteur de la construction et préserver les emplois.
– Deuxième paquet de mesures pour construire davantage et plus rapidement avec focus sur la simplification administrative historique (harmonisation et simplification des procédures PAG et PAP, introduction progressive du principe du «silence vaut accord», digitalisation de toutes les demandes d’autorisations individuelles, remembrement ministériel).
– Création de logements abordables: élaboration de projets pilotes avec le secteur privé pour construire rapidement à court terme, budget étatique accru pour la construction de logements abordables (900 millions d’euros pour 2024-2026).
Pour une économie plus compétitive
– Baisse de l’impôt sur le revenu des collectivités (IRC) de 17% à 16%, respectivement de 15% à 14%, selon la taille de l’entreprise à partir de 2025. – Exonération de la taxe d’abonnement pour les ETF (exchange-traded funds) gérés activement à partir de 2025. – Ajustements et introductions de diverses primes pour retenir et attirer les talents (p. ex. prime participative, régime des impatriés). – Simplification des procédures administratives (p. ex. pour les saisonniers).
Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de , parue le 20 novembre. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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