Jean, 32 ans, est à la recherche d’une nouvelle assurance auto au Luxembourg. Actuellement, il doit rassembler toutes ses informations d’assurance et fournir de nombreux détails à chaque assureur pour obtenir des devis. Et s’il disposait d’un tableau de bord centralisé, regroupant en un seul endroit les informations de ses différents contrats d’assurance? Ce système permettrait également à d’autres prestataires d’y ajouter des informations sur leurs offres. Jean n’aurait alors plus qu’à comparer garanties et tarifs en toute simplicité.
Aujourd’hui, ce partage de données est déjà possible dans le secteur bancaire – souvent avec des fintechs ou entre banques, avec l’accord des clients. Bientôt, cela pourrait aussi concerner les assurances et les gestionnaires d’actifs. C’est le futur cadre d’accès aux données financières (Fida) qui doit impulser la transition de l’«open banking» vers l’«open finance». Si les États membres de l’UE et le Parlement européen s’entendent sur le texte, il pourrait être opérationnel d’ici 2027. Un premier «trilogue», comme on désigne ces négociations entre institutions, est prévu le 1er avril. Mais le secteur financier appuie sur le frein.
Les ressources sont déjà mobilisées par Dora et la mise en œuvre du règlement sur l’IA.
Fida a failli disparaître du programme de travail 2025 publié mi-février par la Commission européenne. La commissaire en charge du dossier, Maria Luís Albuquerque, a justifié ainsi le maintien du projet: «Promouvoir l’open finance fait partie de ma lettre de mission, et nous pensons qu’il est essentiel d’encourager l’innovation sur les marchés financiers, notamment pour aider les consommateurs à mieux naviguer dans le système financier et à trouver les solutions les plus adaptées à leurs besoins. C’est donc un dossier important à porter.»
La Commission sait qu’elle évolue en terrain hostile. En particulier dans le monde de l’assurance. L’Aca, l’association professionnelle des assureurs et réassureurs établis au Luxembourg, déclare «regretter que Fida ait continué sa progression rapide au niveau des instances européennes. En effet, notre sentiment général à l’égard de ce projet de règlement est, d’une part, très mitigé quant à la plus-value qu’un tel projet pourrait apporter aux consommateurs, et d’autre part, très inquiet quant à l’impact qu’il aura sur les compagnies d’assurances (en termes de complexité, de coûts et de ressources nécessaires)».
Fida «arrive au pire moment possible»
L’Aca cite la deuxième directive européenne sur les services de paiement (PSD2), qui a introduit en 2015 l’open banking (dont les obligations sont entrées en application en 2019). Cette expérience, qui a «permis de démontrer ces deux écueils, a certes été en partie prise en compte pour rédiger le règlement Fida, mais de manière insuffisante et sans tenir compte des spécificités des autres secteurs – comme celui des assurances – cette fois directement impactés par le texte».
Pour l’association, il n’y a pas d’urgence à mettre en place des schémas de partage de données. «Nous continuons d’appeler à considérer l’introduction d’un 'régime pilote' permettant de se concentrer sur le développement de solutions pratiques, ciblées sur des 'use cases' prometteurs, avant de forcer toute une industrie – qui ne sera pas en mesure de se préparer à un tel bouleversement en quelques années – à entrer dans un cadre réglementaire trop large et trop coûteux, n’ayant pas fait la preuve suffisante d’effets positifs escomptés.»
Fida «arrive au pire moment possible», renchérit le président de l’association générale des assureurs allemands (GDV), le Luxembourgeois Norbert Rollinger. «Les ressources sont déjà mobilisées par le règlement sur la résilience opérationnelle numérique (Dora) et la mise en œuvre du règlement sur l’IA.» Parallèlement, insiste-t-il, «la protection stricte des données sensibles des clients est essentielle. Seul un haut niveau de confiance permettra d’assurer l’acceptation des nouvelles offres numériques».
Les entreprises perçoivent immédiatement la valeur d’une vue consolidée de leurs comptes.
Directrice commerciale de Luxhub, Anne-Sophie Morvan observe que Fida engendre de nombreuses réflexions, tant au sein des assurances que de banques. «Mais ces secteurs évoluent différemment. Alors que la plupart des banques sont aujourd’hui en mesure d’échanger des informations financières de manière sécurisée, le secteur de l’assurance n’en est pas encore forcément à ce stade. La relation client est aussi contrastée: on suit ses comptes bancaires régulièrement, mais on consulte peu ses contrats d’assurance. Pourtant, un meilleur accès aux informations pourrait réellement bénéficier aux clients et potentiellement aux assureurs eux-mêmes, dans la mesure où les clients ne réalisent actuellement pas les limites de leurs couvertures, si tant est qu’ils en disposent.»
Des clients particuliers, mais aussi – surtout – des professionnels, insiste la dirigeante de la plateforme spécialisée dans l’open finance. «L’expérience de l’open banking montre que les véritables bénéficiaires sont souvent les entreprises. Pourquoi? Parce que c’est là que se trouvent le business case et les problématiques les plus complexes. Contrairement aux particuliers, rarement prêts à payer, les entreprises utilisent des progiciels de gestion intégré (ERP). Elles perçoivent immédiatement la valeur d’une vue consolidée de leurs comptes, et demain, de leurs contrats d’assurance.»
Sans minimiser l’enjeu de compétitivité, Luxembourg for Finance veut aussi voir dans Fida une opportunité pour la Place. «Si l’Europe adopte la bonne approche, l’open finance a le potentiel de devenir un avantage concurrentiel majeur pour son secteur des services financiers. Il peut inciter les institutions à aller au-delà des modèles traditionnels de banque et d’assurance, en évoluant vers un système fluide et intégré, où l’orientation client et les services basés sur les données deviennent des références d’excellence», déclare le CEO de LFF, Tom Théobald, en préambule d’un («Open finance: genèse d’une révolution»).
Combler les lacunes de couverture
Le secteur de l’assurance «est actuellement confronté à d’importantes lacunes en matière de protection, estimées à environ 350 milliards de dollars US en Europe seulement, ce qui représente environ 25% de plus que la taille totale du marché», diagnostique le rapport. «En termes plus simples, il existe un écart important entre ce que les consommateurs exigent et ce que le secteur de l’assurance est en mesure de fournir.»
Et d’insister: «L’open finance a le potentiel d’aider à combler ces lacunes en matière de couverture. Par exemple, les TPP (third party providers) entretiennent souvent des relations plus étroites avec les consommateurs que de nombreux assureurs traditionnels, ce qui les rend plus réactifs aux besoins des clients. Le secteur de l’assurance peut donc exploiter ces TPP pour améliorer le service à la clientèle.»
«L’open finance permettra de débloquer certaines données d’assurance et de clientèle qui étaient auparavant cloisonnées au sein d’organisations individuelles, ce qui permettra à des tiers d’utiliser ces données pour mieux servir les clients», soulignent LFF et PwC. «Lorsque le vaste potentiel de l’open finance est combiné aux capacités analytiques améliorées apportées par l’IA, le champ de l’innovation dans le secteur de l’assurance s’étendra considérablement au-delà des niveaux actuels. Les acteurs traditionnels qui ne parviennent pas à s’adapter à ce nouveau modèle pourraient voir leurs lacunes en matière de couverture s’élargir davantage et leur part de marché diminuer.»
L’open insurance «ne représente encore qu’une petite partie de l’ensemble du secteur», note encore le rapport, renvoyant aux projections selon lesquelles «le nombre d’utilisateurs d’open insurance dans le monde pourrait atteindre 75 millions d’ici la fin de 2024, l’Europe représentant potentiellement 50% de ces utilisateurs».