Vous assumez être une fille du Nord. Qu’est-ce que cela induit?
Agnès Durdu.- «J’ai gardé les pieds sur terre. On habite au milieu de la nature, on parle encore aux gens qui sont autour de soi et on se rend compte aussi que les décisions sont prises ailleurs. Quand j’étais enfant, les villages étaient vieux, tous les jeunes partaient d’office. Cela se reflétait dans le PAG de l’époque que j’ai découvert après, quand j’étais bourgmestre: on essayait par tous les moyens de réattirer les gens dans les villages en leur rendant la construction la plus facile possible.
À quel moment avez-vous décidé de partir?
«Mes parents auraient bien voulu faire des études, mais ils ne pouvaient pas le faire en raison de la Seconde Guerre mondiale. Comme j’apprenais facilement, il était pour eux fondamental que je puisse faire des études et être ultérieurement en mesure de choisir ce que je voulais faire de mon avenir. Mes parents m’ont inscrite au Fieldgen, une école privée.
J’ai ensuite suivi les cours du Centre universitaire à Luxembourg-ville, puis je suis allée à Louvain-la-Neuve et enfin à Strasbourg. Pour faire des études de droit à l’époque, il était inévitable de quitter le pays. C’est bien aussi, parce que l’on apprend à connaître d’autres mentalités. Si c’était à refaire, je serais peut-être plutôt partie en Angleterre, pour ma spécialisation.
Finalement, vous êtes revenue à Luxembourg qui n’était pas encore une ville cosmopolite.
«Quand je commence quelque chose, je veux le mener jusqu’au bout. C’est pour cela que je voulais absolument effectuer mon stage d’avocate après avoir achevé mes études de droit. Je ne le regrette pas. C’est une profession très intéressante. J’ai beaucoup aimé le droit civil durant mes premières années, ainsi que le droit pénal. À mon retour dans la profession, après ma carrière politique, le droit administratif a pris le dessus, du fait de mes connaissances acquises durant mes mandats de bourgmestre.
Je me suis lancée et j’ai été élue comme bourgmestre. Les partis politiques m’ont approchée rapidement car les élections nationales se tenaient quelques mois plus tard.
Votre confrère Me Albert Rodesch raconte qu’il vous a donné un coup de pouce pour vous engager en politique.
«C’est vrai, même si l’intérêt existait déjà parce que mes deux grands-pères et l’un de mes arrière-grands-pères étaient actifs au niveau communal. Je me suis lancée et j’ai été élue comme bourgmestre. Les partis politiques m’ont approchée rapidement car les élections nationales se tenaient quelques mois plus tard. J’avais été élue au scrutin majoritaire, donc sans étiquette politique, mais je reconnais que j’avais déjà mes a priori.
Aviez-vous déjà des affinités avec les libéraux?
«C’est Gaston Thorn et tout simplement le gouvernement libéral-socialiste des années 1970 qui m’a vraiment attirée. C’était pour moi une véritable ouverture pour le pays. Je n’étais qu’une enfant à ce moment-là, mais ils m’ont vraiment impressionnée.
C’était aussi une période de crise au Luxembourg.
«Absolument. Mais à l’époque, j’étais encore trop jeune pour comprendre le véritable impact de la crise. Dans ma famille, personne ne travaillait dans le Sud. Ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis rendu compte à quel point c’était une période vraiment très difficile et risquée pour notre État. Il fallait trouver la bonne solution et la bonne approche pour l’avenir. Heureusement qu’on a eu la bonne idée de se lancer dans le monde de la finance!
Vous attendiez-vous à être élue bourgmestre du premier coup?
«Non. À l’époque, j’avais seulement espéré être élue au conseil communal. J’ai beaucoup aimé être bourg-mestre. Ma formation et ma profession d’avocat m’ont évidemment beaucoup aidée à assumer mes fonctions.
J’avais un bon secrétariat aussi. Mes deux mandats m’ont apporté énormément parce que j’ai réellement compris le fonctionnement du pays sur tout ce qui est important pour nous, non seulement le travail dans la commune fusionnée, mais aussi au niveau régional. Au sein du Syndicat intercommunal du canton de Clervaux, nous avons réussi à implanter des entreprises, ce qui a permis d’attirer des travailleurs et d’offrir un emploi aux gens de la région.
Le Nord était-il vraiment isolé?
«Oui. À cette époque, il était très important de dire à Luxembourg-ville que nous existions et que nous pouvions aussi attirer des entreprises. Nous avons dû nous battre parce qu’il était déjà acquis, à ce moment-là, qu’il fallait attirer des entreprises étrangères.
On avait cependant du mal à transmettre le message qu’il fallait aussi permettre à des entreprises existantes de s’agrandir et à la limite, de rentrer aussi dans un zoning régional. Certaines devaient se démener pendant cinq ou dix ans pour obtenir un reclassement dans le PAG. À croire qu’on voulait décourager les gens pour les inciter à s’installer dans le Centre.
Vous êtes entrée à la Chambre la même année.
«J’ai repris le mandat de qui est parti au Parlement européen. C’était définitivement une autre dimension. J’ai découvert le pays d’une autre façon. Et j’ai pu faire le va-et-vient, rapporter au niveau national les difficultés que nous rencontrions dans le Nord. Henri Grethen a fait énormément de ce côté-là.
Il ne faut pas croire que les transports en commun sont la solution.
L’évolution du pays fait que le Nord attise maintenant les convoitises pour ses terrains disponibles...
«Oui, mais il faut aussi se rendre compte que le trajet est épuisant et stressant. Ces dernières années, je devais partir entre 6 h et 6 h 15 le matin pour être au bureau à 8 h, sinon il n’y a plus moyen de rentrer à Luxembourg-ville. Et ce n’est pas la fameuse route du Nord qui a apporté quoi que ce soit.
C’est très bien de répartir la mobilité sur plusieurs épaules, mais penser que le train serait une solution pour tout, non! On ne travaille pas forcément près de la gare de Luxembourg, les bus sont bondés ou alors il faut prendre plusieurs correspondances… Il ne faut pas croire que les transports en commun sont la solution.
Comment êtes-vous entrée au Conseil d’État?
«Je n’ai pas été réélue et mon parti s’est retrouvé dans l’opposition. Je n’avais plus la possibilité de retourner à la Chambre des députés, ce que j’ai énormément regretté. J’étais secrétaire générale de mon parti et un mandat s’est libéré au Conseil d’État. Je me suis dit que c’était une institution intéressante, qui travaille d’une autre façon que la Chambre des députés.
Quand on est membre de la Chambre, on doit défendre les positions de son parti politique. Mais quand on est conseiller d’État, on regarde les textes d’une façon beaucoup plus objective. Étant donné que l’on sait que la politique veut aller dans un certain sens, il faut essayer d’agencer les textes pour que cela fonctionne à l’intérieur du système existant.
J’ai posé ma candidature au sein de mon parti politique et j’ai eu le soutien nécessaire. Je suis rentrée au Conseil d’État et je ne l’ai pas regretté non plus. Je crois que ce dernier m’a apporté plus que ce que j’ai pu lui apporter.
Me Rodesch estime que vous avez la qualité de chercher davantage la solution pragmatique que la solution juridique parfaite, mais difficilement applicable.
«Absolument. J’ai les pieds sur terre. Pour moi, les raisonnements juridiques, la gymnastique intellectuelle que l’on retrouve dans les jugements civils, pénaux ou administratifs, c’est très beau. Mais il ne faut jamais oublier que les lois doivent être au service de l’être humain. C’est mon approche fondamentale. Évidemment, on vit dans un système juridique donc il faut faire en sorte que cela fonctionne. En fin de compte, mon grand principe, c’est que les lois doivent être au service du citoyen tant dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle. Le respect de la vie privée, pour moi, est essentiel.
Les directives sont devenues tellement précises que très souvent, les États n’ont plus beaucoup de marge de manœuvre, et on doit adopter le texte tel quel.
Vous êtes conseillère d’État depuis 13 ans. Que diriez-vous de l’évolution législative depuis toutes ces années?
«Il ne suffit plus de connaître le Code civil. Les lois changent au jour le jour, et c’est surtout l’Union européenne, avec les directives et les règlements communautaires, qui prend de plus en plus de poids. Le problème est aussi que le langage législatif change et que cela rend souvent l’interprétation difficile. Au niveau européen, les règlements communautaires sont élaborés par la Commission dans un certain langage juridique qui ne correspond pas nécessairement au nôtre. Transposer le droit européen en droit national n’est pas toujours évident.
Idem pour les directives: chaque amendement adopté par le Parlement européen reflète l’expérience et la culture juridique du député qui le dépose. Et puis, les directives sont devenues tellement précises que très souvent, les États n’ont plus beaucoup de marge de manœuvre, et on doit adopter le texte tel quel. Et la Commission admet difficilement que l’on veuille rédiger un texte d’une façon différente.
Vos avis contiennent également des remarques sur la façon de rédiger tel ou tel article, sur l’utilisation inappropriée de certains mots comme «proactif», un terme à la mode, mais qui hérisse le Conseil d’État.
«Absolument. Une fois qu’un texte de loi est voté, une fois qu’un règlement grand-ducal est adopté, il s’applique aux citoyens. Tôt ou tard, il y aura peut-être des procès et ce sont les juridictions qui seront alors confrontées aux textes et qui devront les interpréter. Nous sommes le premier filtre pour faire en sorte que les textes soient encore lisibles alors même que nous sommes parfois confrontés à un langage qui est de plus en plus différent de celui que l’on connaît.
La Cour constitutionnelle a eu un impact important en prenant une série d’arrêts qui ont vraiment secoué tout le monde politique.
Est-ce que l’on peut dire que ce filtre du Conseil d’État fonctionne bien dans le sens où la Cour constitutionnelle n’a délivré que 144 avis en 20 ans d’existence?
«Oui et non. Il a fallu un certain temps pour que les gens comprennent comment saisir la Cour constitutionnelle et la façon dont elle aborde l’interprétation des textes. Le nombre d’affaires portées auprès de la Cour constitutionnelle est d’ailleurs en augmentation depuis cinq ou six ans.
Le Conseil d’État a parfois adopté des attitudes remises en question par la Cour constitutionnelle. Notamment par rapport à l’article 32 de la Constitution qui règle la problématique de la base légale des matières réservées (éducation, finances, vie privée, etc.): le législateur doit apporter un certain nombre de précisions dans le texte de loi et au fil du temps, ce n’était parfois plus le cas.
Le Conseil d’État n’était plus aussi exigeant sur ce point et ne demandait pas au gouvernement de réagencer un règlement grand-ducal qui n’avait pas de base légale. La Cour constitutionnelle a eu un impact important en prenant une série d’arrêts qui ont vraiment secoué tout le monde politique. L’article 32 a été modifié il y a quelques années et depuis lors, nous sommes devenus très attentifs lorsqu’il y va d’une matière réservée à la loi.
Les deux institutions partagent une vigilance particulière concernant le principe d’égalité, au cœur de vos oppositions formelles comme de nombreux arrêts de la Cour constitutionnelle.
«L’égalité en tant que telle a toujours été affirmée, mais on ne s’est pas rendu compte de son impact potentiel. La société évolue et il n’y a pas que l’égalité entre les hommes et les femmes: il faut considérer l’égalité entre les personnes ayant des besoins particuliers et les autres, entre les personnes de différentes religions, etc. Je pense que les politiques, que ce soit le gouvernement ou la Chambre des députés, en prennent conscience. Il faut dire aussi que nous avions souvent affaire à des textes qui étaient anciens et qui ne répondaient plus aux besoins actuels. C’est pour cela qu’ils ont été corrigés, et c’est une bonne chose.»
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