Christoph Bumb, dans la rédaction de Reporter.lu, rue du Saint-Esprit, dans le quartier politique de Luxembourg. (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

Christoph Bumb, dans la rédaction de Reporter.lu, rue du Saint-Esprit, dans le quartier politique de Luxembourg. (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

À la veille de son troisième anniversaire, le quotidien en ligne Reporter.lu passe la barre des 3.000 abonnés payants. Échange d’e-mails avec Christoph Bumb, cofondateur, rédacteur en chef, journaliste politique, gérant et un des rares entrepreneurs média du Luxembourg.

De : < Mike Koedinger > à : < Christoph Bumb > (07.02, 10h04)

Lorsqu’en octobre 2017, vous annonciez – en duo avec la journaliste Laurence Bervard – vouloir lancer un nouveau média, un magazine digital avec du «journalisme indépendant, critique, d’investigation et participatif», vous aviez surpris un peu tout le monde. Vous annonciez lancer un média en ligne, sans publicité, et financé à 100% par ses lecteurs. Alors qu’à l’époque, parmi les profes­sionnels, peu croyaient en ce modèle économique (du moins, dans un marché aussi réduit que le Luxembourg), Reporter.lu semble aujourd’hui être le modèle cité en référence de tous les côtés. D’autant plus que les médias qui se financent, au moins partiellement, par la publicité ont terriblement souffert durant le confinement, au printemps 2020. Qu’avez-vous appris depuis votre mise en ligne il y a trois ans, en mars 2018?

De: < Christoph Bumb > à: < Mike Koedinger > (09.02, 14h56)

Tout d’abord, nous sommes convaincus que c’était la bonne décision. À l’époque, comme tu le dis, nous n’avions aucune certitude de réussite. Pour lancer Reporter.lu, Laurence Bervard et moi avons démissionné du Wort, abandonné nos CDI. Nous voulions créer un média en ligne, sans publicité, sans investisseurs ou actionnaires aisés, préfinancé par les lecteurs via un crowdfunding et auto­dirigé par la rédaction pour ne pas être influencés par d’autres intérêts financiers, politiques ou idéologiques. J’avoue que, par moments, c’était très intensif, et même fatigant. Mais, en rétrospective, le résultat en valait définitivement la peine et le risque.

Trois ans plus tard, nous voyons qu’il y a un besoin réel de journalisme indépendant et critique, qui se donne le temps et les moyens de lancer des recherches d’investigation, pour creuser plus en profondeur, et qui, grâce à son indépendance, peut vraiment être critique et crédible. La preuve: nous avons plus que triplé le nombre de nos abonnés (à 3.009 à la date de fin de cette conversation, ndlr), ce qui nous a permis d’agrandir notre équipe. Nous sommes passés de 3 à 9 salariés, dont 7 journalistes à temps plein. Effectivement, la pandémie n’a pas brisé notre élan, bien au contraire. Il s’avère que notre conviction de ne pas nous appuyer sur les recettes publicitaires ne nous donne pas seulement une grande indépendance éditoriale, mais aussi une prévisibilité économique, et plus d’autonomie. La seule influence sur notre modèle économique, ce sont nos abonnés.

Nous avons bien sûr beaucoup appris depuis notre lancement, en mars 2018: un apprentissage personnel pour moi, d’une part, en tant que journaliste devenu gérant d’entreprise qui doit aussi assumer la responsabilité éditoriale et managériale. C’est une tâche à ne pas sous-estimer. Après, c’était aussi un apprentissage collectif, car les trois dernières années nous ont appris qu’il faut toujours se remettre en question et s’améliorer. Le business plan est une chose, mais il faut savoir l’adapter aux feed-back et aux attentes des lecteurs (mais aussi à ses propres attentes). Par exemple, nous avons appris que notre idée initiale, de faire un journalisme avec un recul maximal par rapport à l’actualité, n’était pas tout à fait compatible avec les attentes d’une grande partie de nos lecteurs. Cela ne veut pas dire qu’on commence à courir derrière l’actualité brute, mais nous essayons de trouver les angles non identifiés dans les sujets d’actualité et d’aller plus loin dans nos recherches que les médias marqués par le rythme quotidien. Après, il y a aussi une autre forme d’actualité: lorsque ce sont les recherches de Reporter.lu qui créent l’actualité, c’est-à-dire que nos recherches finissent par être discutées au niveau politique et qu’elles ont un vrai impact. Bien évidemment, cela reste un objectif principal.

La leçon fondamentale de trois ans de Reporter.lu est, pour moi, la suivante: les lec­teurs sont prêts à payer pour un journalisme indépendant, critique et strictement numérique, qui a sa place au Luxembourg. Toutefois, pour valoriser la confiance de nos abonnés, il faut livrer du contenu original et s’efforcer de produire régulièrement de la vraie plus-value, c’est-à-dire du contenu qu’on ne trouve pas ailleurs. Pour satisfaire ces atten­tes, on a surtout besoin d’une équipe motivée, expérimentée et qui aime travailler en­sem­ble pour faire bouger les choses. C’est dans cet esprit qu’un projet comme Reporter.lu peut être viable.

De: < Mike Koedinger > à: < Christoph Bumb > (11.02, 12h05)

Vous dites que «les lecteurs sont prêts à payer». Ça me fait penser à cette fameuse alerte lancée par l’auteur américain Tim Wu, qui disait: «Si vous ne payez pas, vous n’êtes pas le client, vous êtes le produit.» Dans son livre «The Attention Merchants», il parle du modèle économique de la presse reposant sur la monétisation des contenus par la publicité… qui aurait commencé avec le lancement du New York Sun, et ceci déjà en 1833. Le principe est simple: vendre sa publication en dessous du prix de revient, permettant ainsi de massivement augmenter son audience, et puis monétiser celle-ci par la publicité.

Ce modèle a été poussé à l’extrême avec l’arrivée de la presse quotidienne gratuite, ou encore, même avant, avec la télévision privée. Est-ce que ces deux modèles vont continuer à coexister dans le futur? Comment voyez-vous l’évolution du paysage médiatique en général, et au Luxembourg en particulier?

De: < Christoph Bumb > à: < Mike Koedinger > (12.02, 10h33)

Je pense que le paysage des médias continue d’être marqué par une réalité mixte. Il n’y a pas seulement les médias hautement commercialisés, mais aussi les médias publics ou semi-publics, qui dominent une partie considérable du marché. Je pense aussi que tout le monde doit se réinventer. Pour Reporter.lu, la décision de renoncer volontairement au financement par la publicité a deux raisons: d’abord, c’est un gain net au niveau de notre indépendance. Quand on n’a pas d’annonceurs, on ne peut pas en perdre à cause d’une recherche qui risque de gêner une certaine entreprise. En outre, il s’agit d’une réflexion plutôt pragmatique, selon laquelle, notamment sur le petit marché luxembourgeois, quelques big players se partagent une grande partie du gâteau des recettes publicitaires, ce qui vaut surtout pour les médias numériques. Cela devient même plus compliqué, car la plupart des entreprises n’ont plus beaucoup d’intérêt à acheter des annonces traditionnelles. Elles peuvent joindre leur public cible soit par les réseaux sociaux, soit par d’autres moyens de marketing direct. Les vrais attention merchants ne sont alors plus à trouver dans la presse, mais évidemment chez les géants du web, alias les «Gafa».

Dans cette logique, je suis convaincu qu’il y a aujourd’hui une «troisième voie», à savoir les médias qui visent surtout une communauté d’utilisateurs payants. Je partage évidemment l’idée qu’en tant que consommateur, c’est mieux d’être «client» que «produit». Cependant, un média – comme Reporter.lu – qui renonce à la commercialisation de ses contenus se limite, par la force des choses, dans ses recettes. En revanche, ces médias ont une «clientèle» beaucoup plus fidèle, attentive, voire exigeante. Cela ne veut pas dire que les médias classiques vont tous disparaître. Mais je suis convaincu qu’ils doivent s’adapter, pas seulement au recul des recettes publicitaires, mais aussi par rapport aux attentes de leurs audiences. Certes, le journalisme fait, économiquement parlant, toujours partie du commerce de l’information, à condition qu’on ne veuille pas avoir exclusivement des médias qui sont en grande partie financés par l’État. Toutefois, en 2021, il ne suffit plus de publier des informations qu’on peut trouver partout, et souvent plus vite que dans les médias traditionnels. Pour moi, un journalisme moderne doit créer de la plus-value, c’est-à-dire de la recherche qualitative et équilibrée au-delà de l’information brute. Il ne suffit pas non plus de simplement monétiser l’attention des lecteurs, mais on doit contextualiser, éclairer et remettre en cause l’actualité, qui tourne plus vite que jamais, afin de fidéliser ses communautés de lecteurs, ou utilisateurs.

C’est un immense défi, je l’avoue, en particulier au Luxembourg. Car il ne faut pas oublier que l’étendue du pays se reflète justement dans le nombre des membres des rédactions. Tout compris, il y a actuellement quelque 400 journalistes professionnels au Luxembourg. À titre de comparaison, notre pays a moins de journalistes que chacun des grands médias de référence chez nos voisins, comme Le Monde ou le Süddeutsche Zeitung. En plus, le Luxembourg est un des rares pays en Europe à ne pas avoir d’agence de presse. Par conséquent, la mission de suivre l’actualité en détail appartient ici exclusivement aux médias quotidiens, ce qui mène nécessairement aux doubles, voire triples emplois et augmente encore la pression sur ces organes de presse, en plus des difficultés économiques liées à la transformation digitale. Je pense que les éditeurs du pays devraient se concerter sur cette question fondamentale, ou au moins commencer à en discuter.

Participations – Reporter Media sàrl-s a été cofondée par Christoph Bumb et Laurence Bervard. Aujourd’hui, elle appartient à Christoph Bumb (65%), Laurence Bervard (25%) et Laurent Schmit (10%) – donc entièrement détenue par des journalistes de la rédaction. (Photo: DR)

Participations – Reporter Media sàrl-s a été cofondée par Christoph Bumb et Laurence Bervard. Aujourd’hui, elle appartient à Christoph Bumb (65%), Laurence Bervard (25%) et Laurent Schmit (10%) – donc entièrement détenue par des journalistes de la rédaction. (Photo: DR)

De: < Mike Koedinger > à: < Christoph Bumb > (12.02, 15h45)

La création d’une agence de presse nationale serait en effet un sujet à débattre au sein de l’Association luxembourgeoise des médias d’information (Almi). Cette association, issue de l’Association luxembourgeoise des éditeurs de journaux (Alej), s’est avant tout concentrée pour donner son avis quant au projet de loi «relatif à un régime en faveur du jour­nalisme professionnel». Cette loi favorise la qualité à la quantité, c’est un «changement de paradigme», comme l’a formulé le ministre . Mais cette loi qui prévoit aussi d’arrêter la discrimination actuelle des médias en ligne ne le fait qu’à moitié.

Certes, les montants alloués sont en principe les mêmes (200.000€ d’aide à l’innovation, puis 30.000€ par journaliste plein temps avec carte de presse), mais les montants maxima alloués varient fortement selon la typo­logie des médias. Ainsi, un quotidien imprimé pourra toucher jusqu’à 1.600.000€, alors qu’un quotidien en ligne sera limité à 550.000€. Comprenez-vous cette logique?

De : < Christoph Bumb > à : < Mike Koedinger > (14.02, 22h56)

Oui et non.

Je peux suivre le raisonnement selon lequel la presse imprimée serait subventionnée d’un montant maximal plus important que la presse en ligne. Dans un monde idéal, il y aurait une équité absolue entre tous les supports des médias. Mais si on reste réaliste, la subvention des quotidiens et hebdomadaires ne se justifie pas seulement par les coûts plus élevés liés à l’impression, mais aussi par le fait qu’il s’agit en quelque sorte d’un bien culturel avec une tradition d’aides étatiques de plus de quatre décennies. Il ne faut pas non plus oublier que l’aide à la presse au Luxembourg était au départ une aide cachée aux partis politiques par la voie de leurs organes publicitaires (imprimés). Encore aujourd’hui, il existe, avec les Éditions Lëtzebuerger Journal et le Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, deux maisons d’édition qui appartiennent majoritairement à des partis politiques.

D’autre part, imprimer un journal avec tout ce qui dépend de ce modèle économique est un choix comme un autre. Et avec la nouvelle loi sur l’aide à la presse, les médias vont véritablement avoir le choix entre les différents modèles et supports. Le fait que l’État reconnaisse, en 2021, qu’il y a une presse écrite non imprimée qui joue son rôle dans la société et dans le débat démocratique, et que ces «nouveaux» médias méritent éventuellement d’être soutenus selon les mêmes critères de base que les journaux traditionnels, c’est déjà un progrès. Je reste convaincu que, in fine, pour les lecteurs, la question primordiale n’est pas le support, mais la qualité du contenu.

Globalement, je trouve que la réforme de l’aide à la presse va dans la bonne direction. Fusionner plusieurs régimes existants, axer les critères davantage sur la qualité et éviter que des journaux ne disparaissent complètement du marché est un défi politique considérable, qui ne peut se faire sans créer de nouvelles disparités potentielles. Au moins, dans un sens, la réforme constitue effectivement un «changement de paradigme», car les médias numériques sortent du «régime transitoire» actuel et entrent dans un régime garanti par la loi, et non pas seulement un «règlement du gouvernement en conseil», qui pourrait disparaître par simple décision du conseil des ministres.

De plus, le fait que l’aide à la presse ne sera plus calculée sur la base du nombre de pages imprimées, mais par rapport au nombre de journalistes employés par un éditeur, est un changement qui s’imposait depuis longtemps déjà. Cette adaptation des critères pourrait même avoir pour conséquence que les médias journalistiques en général se concentrent plus sur la qualité que sur la quantité des contenus publiés. À voir… Après tout, il s’agit d’une réforme qui, à mon avis, s’alignera beaucoup mieux sur la situation réelle du marché et les attentes des rédactions du pays. Enfin, la grande majorité des éditeurs vont voir le vo­lume de leurs subventions augmenter avec cette réforme.

De: < Mike Koedinger > à: < Christoph Bumb > (16.02, 09h23)

Tout à fait. Selon le texte actuel, Reporter.lu pourrait toucher annuellement environ 400.000€ (contre 100.000€ actuellement), voire 550.000€ si vous recrutez cinq journalistes de plus. Qu’avez-vous prévu de faire de ces moyens supplémentaires potentiels? Quels sont les projets de développement de Reporter.lu pour les deux-trois années à venir? Et quelles ambitions avez-vous au niveau de l’évolution du nombre des abonnés et de celui des journalistes à la rédaction? Déjà aujourd’hui, en plus de publier des articles, vous proposez aussi des podcasts, et avant les dernières élections, également des tables rondes. Comment voyez-vous évoluer la marque média Reporter.lu à moyen terme? Et à long terme?

De : < Christoph Bumb > à : < Mike Koedinger > (16.02, 18h15)

D’abord, il me semble important de souligner que nous n’étions pas demandeurs de cette réforme. Quand nous avons lancé notre projet, il n’y avait que la perspective du régime transitoire de l’aide à la presse en ligne, c’est-à-dire le montant forfaitaire de 100.000€ par an, qui est lié à une série de critères. Notre modèle économique n’était alors pas basé sur la possibilité de recevoir plus qu’une «aide start-up» de la part de l’État.

Néanmoins, la perspective de la nouvelle aide à la presse est bien sûr un développement intéressant pour nous. En quelque sorte, la réforme reconnaît un modèle comme Reporter.lu, aussi bien au niveau économique qu’au niveau journalistique. Il est évident que, une fois votée au Parlement, cette aide nous permettrait de consolider et développer notre idée d’un journalisme de qualité que je viens d’expliquer. Nous prévoyons de toute façon de recruter un ou deux journalistes supplémentaires et de perfectionner à la fois notre offre digitale et nos moyens de marketing. En revanche, nous voulons continuer à grandir d’une manière saine et organique. Il ne s’agit pas d’essayer de concurrencer les big players du marché, qui, soit dit en passant, reçoivent un multiple des aides directes et indirectes de l’État. Ce n’est pas par manque d’ambition, mais plutôt une des leçons des trois dernières années: pour nous, le succès ne se base pas sur la quantité, mais sur la qualité durable de nos contenus.

La nouvelle aide nous permettra surtout de continuer à faire ce que nous voulons faire, mais peut-être d’une façon encore plus conséquente. C’est-à-dire que nous pourrons nous donner encore plus de temps et de ressources pour nos grandes recherches. Cela contentera autant nos abonnés que nos journalistes. En plus, nous voulons, une fois que la situation sanitaire le permettra, relancer le dialogue avec nos abonnés via des événements, comme les tables rondes, nos afterworks ou encore nos «Abonnententreffen». Avant la pandémie, nous avons constaté qu’il existe une grande demande de la part de nos lecteurs de rencontrer nos journalistes et d’échanger sur notre travail, ainsi que d’analyser des pistes pour nos futures recherches. Même si nous sommes un pure player numérique, nous préférons et sommes impatients que cet échange puisse de nouveau se faire en «real life». En attendant ce jour J de la post-pandémie, nous voulons bien sûr continuer à augmenter le nombre de lecteurs et partager avec eux le résultat de nos grandes recherches à venir.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  qui est parue le 25 février 2021.

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