Sujet d’étude ô combien riche et transversal, le phénomène transfrontalier est au cœur du dernier ouvrage du Liser publié le 20 novembre aux éditions Larcier. En 322 pages, il compile 14 textes rédigés par 21 auteurs (*) et répartis en cinq chapitres qui décortiquent ce phénomène non pas à l’échelle du Luxembourg et de la Grande Région, mais à celle de toute l’Europe. Un des objectifs: mettre en lumière certains aspects méconnus du travail frontalier en Europe, et au Luxembourg, où 44,5% de la main-d’œuvre salariée réside de l’autre côté de la frontière.
On y apprend par exemple qu’un travailleur frontalier au Luxembourg perçoit un salaire en moyenne 21,5% plus faible qu’un résident. Un différentiel qui s’explique par les branches d’activités et la taille des entreprises dans lesquelles travaillent les frontaliers. Un chapitre est d’ailleurs consacré à cette question et soulève aussi celle de la transférabilité des diplômes et de la formation et son financement. On y apprend que ces écarts de salaires ne sont pas propres à la situation luxembourgeoise, «dans le Tessin par exemple, l’écart n’est que de 16%», note la chercheuse Isabelle Pigeron-Piroth.
Autant de réalités mises en lumière dans le livre, qui évoque aussi les défis liés au travail frontalier. Un premier chapitre aborde le travail frontalier dans la Grande Région et met en exergue quelques défis sur le plan environnemental, démographique, juridique, mais aussi du point de vue de la cohésion sociale. «La Grande Région n’est pas la seule concernée par ces défis. Il y a une nécessité d’engager une réflexion commune qui soit plus large», plaide la chercheuse à l’Uni, Isabelle Pigeron-Piroth.
À chaque époque ses questionnements
Ce que l’on comprend finalement, c’est que chaque époque implique sa série de questionnements sur la thématique transfrontalière, un phénomène lui-même en perpétuelle évolution. «Dans les années 1960-1970, nous étions plutôt face à un phénomène isolé. Dans les années 1970-1980, le travail frontalier a été abordé comme une solution à la reconversion des territoires, puis dans les années 1990, de nouvelles problématiques sont apparues. Nous nous intéressions alors aux rapports du travail frontalier à l’espace, aux questions de temps de trajet, de mobilité. Les années 2000 ont permis de travailler sur les impacts territoriaux du travail frontalier a détaillé l’enseignant-chercheur et économiste à l’Université de Lorraine, Rachid Belkacem. Mais alors, quel est l’enjeu le plus fort aujourd’hui? Selon le spécialiste, il réside dans la «recomposition du travail frontalier, en prenant en compte les nouvelles formes de travail, les nouvelles problématiques», a conclu Rachid Belkacem. Il cite par exemple le télétravail, la flexibilité ou encore le coworking.
Et si les défis qui incombent aujourd’hui au Luxembourg et à la Grande Région se constatent aussi dans d’autres régions frontalières scrutées par les chercheurs, la Grande Région a une spécificité par rapport aux autres, a souligné la directrice générale du Liser, Aline Muller: «C’est l’espace européen qui comporte le plus grand nombre de travailleurs avec un statut transfrontalier.»
Autre sujet phare évidemment décortiqué dans le livre, celui de la mobilité des frontaliers et plus précisément de la «lutte contre la dépendance à la voiture en contexte métropolitain transfrontalier». À ce titre, le directeur de l’UniGR-Center for Border Studies (qui a participé à l’ouvrage), Christian Wille, a évoqué l’intérêt d’une politique de type «transit-oriented development», pratique mise en place dans le canton de Bâle et de laquelle le Luxembourg et les autres territoires concernés ont tout intérêt à s’inspirer. Il s’agirait ainsi d’aménager des zones résidentielles ou commerciales destinées à favoriser l’usage des transports en commun et le covoiturage.
Un autre chapitre aborde quant à lui les droits des travailleurs frontaliers présents sur le marché du travail luxembourgeois, rédigé par la chercheuse du CNRS, Nicole Kerschen. «L’égalité de traitement est un enjeu de premier plan, l’auteure de ce chapitre s’est intéressée aux arrêts de la CJUE et à la question de la condition de résidence pour l’obtention des bourses d’études par exemple», explique Isabelle Pigeron-Piroth.
«La genèse du livre remonte à notre colloque de mai 2022 que nous avions organisé pour dresser le bilan des problématiques transfrontalières. La hausse des flux transfrontaliers est immense dans l’Union européenne avec des dimensions qui portent à interrogation. C’est un phénomène économique, social et humain majeur qui remonte à bien avant la fondation de la CEE», a indiqué le docteur en sociologie du Liser, Franz Clement, dans son discours introductif.
Et au fil des recherches, des discussions et des échanges pendant ce colloque, certaines spécificités sont apparues. Par exemple, l’Allemagne attire plutôt des travailleurs dans le secteur de l’industrie, alors qu’en Suisse et au Luxembourg, les frontaliers sont actifs surtout dans le domaine des services. «En fonction des territoires, nous avons des dimensions très diverses sur le plan économique, social, juridique…» a souligné Franz Clement. Ce qui permet de corroborer une affirmation: l’emploi frontalier ne peut pas s’expliquer et ne doit pas s’étudier uniquement par l’aspect économique.
(*) Les auteurs de l’ouvrage: Dorte Jagetic Andersen, Moreno Baruffi ni, Rachid Belkacem, Claudio Bolzman, Martine Camiade, Franz Clément, Anne Hartung, Nicole Kerschen, Cornelius J. König, Jean-Marc Lambotte, Ornella Larenza, Isabelle Pigeron-Piroth, Rose-Marie Quintana, Paul Reiff, Hélène Rouchet, Adrien Thomas, Danuscia Tschudi, Denise Vesper, Christian Wille, Ingo Winkler and Frederic De Wispelaere.
Il est possible de se procurer l’ouvrage auprès du Liser ou directement . Tarif: 80€.