Tandis que les leaders du marché, Sodexo et Edenred, disent attendre des éclaircissements de la part de l’État, un entrepreneur a lancé la première solution de gestion numérisée des chèques-repas. (Photo: Shutterstock)

Tandis que les leaders du marché, Sodexo et Edenred, disent attendre des éclaircissements de la part de l’État, un entrepreneur a lancé la première solution de gestion numérisée des chèques-repas. (Photo: Shutterstock)

Kefah Bader Aldin, un restaurateur de Luxembourg-ville, annonce le lancement de LightPay, sa solution pour digitaliser le chèque-repas. Un sujet sur lequel les leaders du marché, Sodexo et Edenred, disent se casser les dents.

(Cet article a été actualisé, dimanche matin, après un deuxième mail d’Edenred, qui conteste les chiffres présentés sur la société et qui assure des efforts entrepris pour digitaliser les chèques-repas au Luxembourg).

Il en avait «marre», Kefah Bader Aldin, de prendre les tickets, de rendre la monnaie, de devoir stocker les chèques-repas jusqu’à en avoir assez pour aller les déposer, d’attendre encore pour récupérer son argent contre commission. En pleine pandémie, le restaurateur a décidé de lancer un outil de digitalisation des chèques-repas qui aura nécessité six mois de plus pour s’assurer que tous les aspects de cette transformation étaient conformes à la législation.

«Une centaine de restaurateurs ont déjà souscrit à notre solution», explique-t-il à la veille du sprint de fin d’année, sur fond de fermeture pour cause de Covid-19. «C’est normal, c’est simple, et ça correspond parfaitement aux exigences sanitaires. L’entreprise souscrit à notre offre et à notre API et, pour le montant qu’elle décide, transfère les ‘tickets-restaurant’ à ses employés. Quand ils doivent payer, ils n’ont qu’à scanner un QR code, et le paiement est automatique.»

Et quand l’addition ne correspond pas au montant, le compte de l’employé n’est pas débité. La somme reste sur son smartphone.

«Le Covid-19 nous a un peu ralentis, dans le sens où nous ne pouvons pas facilement rencontrer ceux qui décident de l’utilisation d’une solution ou d’une autre. Les restaurateurs sont dans une situation si compliquée qu’ils ont surtout cherché à trouver un moyen de continuer à générer du chiffre d’affaires en faisant de la livraison ou de l’emporté. Difficile pour nous de montrer l’utilité du produit et que nous ne gérons pas de données, en dehors des noms et prénoms des utilisateurs et du montant crédité par son employeur», explique l’entrepreneur.

Les leaders dans l’attente

Pourquoi les leaders du marché, Sodexo – de très loin – et Edenred, n’ont pas déployé de solution? «Il faut leur demander à eux, ce n’est pas à moi de répondre», glisse-t-il, fort d’une lettre de l’Administration des contributions directes qui l’autorise à lancer son projet dans les termes de la loi des années 1990 qui régit ce secteur.

, Sodexo et Edenred disaient rêver, eux aussi, de passer au chèque numérisé. «Nos clients sont demandeurs de digital, les marchands aussi», soutient Edenred, qui constate que les difficultés logistiques en matière de livraison des chèques-repas en période de confinement pourraient être un lointain souvenir si ces titres se rechargeaient sur une carte à puce, comme c’est le cas en Belgique, par exemple. «On travaille sur ce projet de modernisation, et on espère bien entendu pouvoir avancer, mais ce coronavirus a tout stoppé», ajoute Sodexo.

Officieusement, le problème semble être ailleurs. Edenred, par exemple, a adressé un e-mail à un certain nombre de restaurateurs (la totalité), à la mi-octobre, pour les inviter à faire pression sur le ministère de l’Économie. Ce courrier-sondage électronique contient une lettre toute faite à télécharger et à envoyer aux services de Franz Fayot (LSAP). Objet: «Adoption de mesures en vue de moderniser le cadre légal du titre-repas au Luxembourg». 

«Nous avons mené de récentes enquêtes qui démontrent que presque 9 entreprises sur 10 (84%) ayant recours au chèque-repas souhaitent recevoir leurs titres en format digital. Les commerçants, quant à eux, plébiscitent la dématérialisation des titres à 96%», indique Olivier Bouquet, directeur général d’Edenred Belgique et Luxembourg.

L’ont-ils fait dans des pays où c’était possible, comme en France, qu’Edenred mentionne dans son «pitch»? , dans laquelle elle sanctionne quatre sociétés (Edenred France, Up, Natixis Intertitres et Sodexo Pass France, ainsi que la Centrale de règlement des titres – une entente des leaders du marché) de 415 millions d’euros d’amende pour entente illicite en vue de verrouiller le marché, depuis 2002, et notamment d’empêcher la digitalisation de ces titres. Dont 157 millions d’euros pour Edenred et 126 pour Sodexo, amende que le quatuor conteste toujours aujourd’hui devant la justice française.

«Un simple coup de fil auprès des autorités compétentes luxembourgeoises vous aurait permis d’obtenir la confirmation des efforts déployés par Edenred depuis plusieurs années en vue de digitaliser le titre-repas au Grand-Duché de Luxembourg», indique Olivier Bouquet, dans le deuxième mail qu’il nous a envoyé, après la publication de l’article. «Le chèque-repas, développé sur la base d’un cadre légal défini par les autorités publiques luxembourgeoises, est proposé aux travailleurs du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1987.  En tant qu’acteur responsable sur le marché, nous nous engageons vis-à-vis des entreprises clientes, des marchands partenaires et des autorités à commercialiser une solution conforme à ce cadre réglementaire. Depuis quelques années, nous plaidons auprès du gouvernement luxembourgeois en faveur de la mise en place d’un nouveau cadre réglementaire pour permettre notamment la digitalisation des chèques-repas. Cette étape est essentielle, car il s’agit d’un élément de rémunération important pour les employeurs et les employés et d’une source de revenu pour les restaurateurs et marchands. Le législateur doit donc définir les règles pour garantir une sécurité de traitement des données et d’utilisation pour les entreprises et sécuriser le paiement pour les marchands. De nombreuses expériences à travers l’Europe ont démontré qu’avec l’absence de règles claires, des acteurs opportunistes se lancent sur le marché mettant à risque l’ensemble de l’écosystème ainsi que le pouvoir d’achat des salariés ou les recettes des marchands.»

Si un opérateur est un leader du marché (au Luxembourg), possède la technologie, les contrats avec les entreprises à qui il vend ces chèques et les professionnels de la restauration et du commerce qui vont les échanger, quelle raison pourrait-il y avoir à ne pas accélérer? Mystère.

Combien de chèques ne sont jamais remboursés?

À moins de considérer que les chèques-repas qui ne reviennent pas chez Sodexo ou Edenred sont plus rentables que de digitaliser. Selon les statistiques, 12,7 millions de chèques-repas sont donnés chaque année à des employés au Luxembourg. À 10 euros en moyenne (pour simplifier le calcul, ndlr), cela représente un marché de 127 millions d’euros. 55.000 employés ont des chèques Sodexo, et 23.500 des chèques Edenred. Soit 89 millions d’euros pour le premier et 38 millions pour le second.

Admettons que seulement 5% de ces chèques ne sont jamais encaissés par un restaurateur ou un commerçant: cela représente 4,45 millions d’euros que les entreprises ont payé à Sodexo, ou 1,9 million à Edenred. Si l’on prend 10%, la «carotte» se monte à 8,9 et 3,8 millions d’euros, respectivement.

Des chiffres à mettre en relation, pour Sodexo, avec un résultat annuel 2019 de 3,2 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de 115 millions d’euros.

«Nous ne voulons ni confirmer ni infirmer ces chiffres parce que nous sommes une société cotée», répond Olivier Bouquet, directeur général d’Edenred Belgique et Luxembourg, sollicité par Paperjam dans un premier mail. «Les chiffres que vous communiquez ne correspondent absolument pas à la réalité», s’est-il ravisé dans le deuxième mail.

Directrice de Sodexo Luxembourg, Sylvie Favaut explique, de son côté, que «notre société est sur ce dossier ‘digitalisation’ depuis un certain temps déjà, et nous ne manquerons pas de communiquer […] quand nous serons dans une phase officielle de lancement. En cette toute fin d’année 2020, nous sommes tous très occupés à servir nos clients.»