Parmi les nouveaux outils que le CEO et managing director de Deloitte Luxembourg, John Psaila, imagine, un élargissement du mandat de la Banque européenne d’investissement pour permettre des prises de participation ciblées dans des secteurs comme les semi-conducteurs, le quantique ou les matériaux avancés. (Photo: Deloitte)

Parmi les nouveaux outils que le CEO et managing director de Deloitte Luxembourg, John Psaila, imagine, un élargissement du mandat de la Banque européenne d’investissement pour permettre des prises de participation ciblées dans des secteurs comme les semi-conducteurs, le quantique ou les matériaux avancés. (Photo: Deloitte)

Trois mois sont passés. Face aux menaces et aux risques économiques ou géopolitiques, l’Europe a bougé. Ce n’est plus l’histoire d’une Europe à la croisée des chemins. C’est celle d’une Europe aux commandes.

La présentation du plan ReArm Europe et de l’initiative Readiness 2030, en mars, marque le plus grand changement de posture défensive de l’Europe depuis l’après-guerre. En mobilisant jusqu’à 800 milliards d’euros via la clause dérogatoire du Pacte de stabilité et le mécanisme Safe, l’Europe fait ce que beaucoup croyaient devenu impossible: donner du poids à ses engagements.

Une hausse de 38% des achats conjoints, 215 milliards d’euros consacrés à la résilience des infrastructures, et des dispositifs financiers destinés à stimuler l’innovation de défense ne sont pas des ajustements. Ils traduisent une réorientation stratégique. La Déclaration de Varsovie d’avril, signée par 24 États membres, a codifié cette volonté par la mise en place de protocoles communs et de capacités coordonnées. Pour un continent longtemps fragmenté sur ces questions, c’est un alignement rare.

Il ne s’agit pas de créer une armée européenne, et cela ne devrait pas l’être. L’Europe tire sa force non de l’uniformité, mais d’une résilience coordonnée. L’autonomie et l’alliance peuvent, et doivent, coexister. Ce cadre n’est pas une alternative à l’Otan, mais un complément intelligent et souple. L’inclusion de l’Ukraine et des partenaires de l’AELE n’est pas une note de bas de page. C’est un signal stratégique. La frontière de l’Europe n’est plus une ligne sur une carte. C’est une communauté de risques partagés et de volonté commune.

Autrefois, l’autonomie stratégique semblait un slogan académique. Ce temps est révolu. Nous n’y sommes pas encore, mais nous marchons dans sa direction.

Prudence économique, pas complaisance

Sur le plan économique, les chiffres inspirent un optimisme mesuré. Une croissance de 0,4% du PIB de la zone euro au premier trimestre, une inflation stabilisée à 2,2%, et un assouplissement progressif des taux par la BCE laissent entrevoir des résultats. Lents, mais perceptibles. Pourtant, il serait imprudent de confondre accalmie et vigueur. La croissance reste inégale, l’investissement hésitant, la consommation bridée par la désynchronisation des salaires et les incertitudes géopolitiques.

Le fossé entre économies du Nord et du Sud se creuse. La performance industrielle de l’Allemagne reste modeste malgré un sursaut en mars, tandis que l’Espagne et le Portugal affichent des résultats plus robustes. L’inversion de cette dynamique traditionnelle appelle plus qu’un constat. Elle exige un nouvel équilibre.

Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un retour aux relances indiscriminées, mais d’une nouvelle génération de politiques d’investissement. Des politiques qui alignent capital et stratégie, ambition et patience. Cela pourrait impliquer un élargissement du mandat de la Banque européenne d’investissement (BEI) pour permettre des prises de participation ciblées dans des secteurs comme les semi-conducteurs, le quantique ou les matériaux avancés. Ou encore la création de véhicules souverains capables d’exprimer, à l’échelle, la volonté industrielle de l’Europe. Les outils publics d’investissement — qu’ils passent par la BEI ou par des structures complémentaires — doivent être à la hauteur de la transformation à accomplir.

Nous ne retouchons pas les marges du système. Nous sommes appelés à en repenser les fondations.

Un centre politique qui tient du bout des doigts

Les dernières élections en Europe rappellent une vérité que l’on aurait tort d’ignorer. Si les institutions changent lentement, les électorats, eux, changent vite. La progression de forces autrefois marginales n’est pas un détail. C’est le symptôme d’un malaise plus profond: le rejet de l’abstraction, de la complexité, d’une politique qui parle beaucoup de valeurs mais produit peu de choses réellement précieuses.

La participation des jeunes électeurs reste nettement inférieure à la moyenne, et les partis traditionnels peinent à obtenir une majorité de confiance. Les coalitions larges tentées après les scrutins méritent un soutien attentif. Mais le consensus ne doit pas devenir camouflage. Si le centre veut tenir, il doit se réinventer, non par des slogans, mais par des réponses. Sur l’immigration. Sur la sécurité. Sur le pouvoir d’achat.

L’initiative récente de la Commission en matière de transparence et de suivi est un pas bienvenu. Mais la réforme institutionnelle doit s’accompagner d’un récit lisible. Les citoyens doivent se voir non comme des bénéficiaires d’un système, mais comme les co-auteurs d’un projet commun.

La démocratie n’est pas autorégulée. Elle exige une vigilance active.

L’autre course : la pertinence technologique

L’Europe est trop souvent perçue comme une puissance régulatrice en quête de terrain de jeu. Mais le sommet sur l’IA à Paris, suivi d’engagements concrets en matière de deep tech, marque peut-être une inflexion. Une prise de conscience que la régulation sans innovation, c’est l’impuissance habillée.

La part de l’Europe dans les brevets mondiaux liés à l’IA est de 7%. En calcul quantique, elle atteint 12%. Ces chiffres doivent doubler d’ici 2030 si nous voulons que l’autonomie stratégique ait un sens. Les instituts européens de technologie récemment annoncés à Dresde, Milan et Helsinki s’inscrivent dans cette logique: ils ne se contentent pas d’incuber. Ils industrialisent.

Quantique, biotechnologie, matériaux avancés, cybersécurité : ces champs ne sont pas lointains. Ils sont le théâtre du prochain cycle géopolitique. L’Europe doit passer de l’arbitrage à la participation. Il ne s’agit pas d’arriver en tête, mais de devenir indispensable.

La souveraineté numérique ne doit pas être synonyme de repli, mais de participation stratégique aux technologies qui façonneront à la fois les marchés et les principes.

Le Luxembourg: de l’agilité à l’influence

Dans ce contexte continental en mutation, le Luxembourg doit évoluer: passer d’une posture d’agilité à une posture d’influence. Notre petite taille nous a permis d’anticiper, d’expérimenter, de naviguer dans la complexité. Mais à l’heure des achats conjoints, des vulnérabilités partagées et du recentrage fiscal, l’agilité seule ne suffit plus. Il faut contribuer à fixer le cap.

Notre place financière demeure un atout, mais non une garantie. Avec plus d’un quart du PIB national lié aux services financiers, la nécessité de diversifier s’impose. Le recentrage du Luxembourg Future Fund sur la deep tech et la finance durable est une avancée bienvenue. Mais le capital seul ne suffit pas. Il faut une imagination institutionnelle: un cadre réglementaire qui récompense à la fois la responsabilité et la prise de risque, et un système éducatif aligné sur les industries de demain.

Le Luxembourg soutient l’Union des marchés de capitaux comme levier d’intégration et de résilience. Notre écosystème est profondément interconnecté. Mais soutien ne signifie pas effacement. La prochaine phase du projet doit renforcer les connexions sans affaiblir la diversité des cadres nationaux qui font la compétitivité européenne. L’harmonisation doit servir l’investissement, pas diluer la responsabilité.

La pérennité budgétaire doit également revenir au cœur du débat public. Selon les projections actuelles, les obligations liées aux retraites pourraient atteindre 18% du PIB d’ici 2040 — un niveau qui appelle une réflexion sérieuse. Nous devons ouvrir une discussion honnête et constructive, qui protège le pacte intergénérationnel sans compromettre notre compétitivité de long terme.

La contribution du Luxembourg à l’Europe n’est pas symbolique. Elle est structurelle. En matière d’innovation transfrontalière, de finance durable et de confiance numérique, nous demeurons un terrain d’essai — un lieu où les idées deviennent réalité. Mais cela requiert autant de volonté politique que de capacité technique. La question n’est pas de savoir si nous en sommes capables. C’est de savoir si nous voulons prendre le risque de mener.

À l’heure où l’échelle ralentit souvent l’action, notre taille reste un atout. Mais seule la clarté, la réforme et le courage peuvent en faire une force.

La relation transatlantique: à reconfigurer, pas à rompre

La capacité d’action de l’Europe dépend aussi de la clarté de ses alliances. La relation transatlantique demeure indispensable, mais elle ne va plus de soi. Les priorités changeantes des administrations américaines successives ont mis en lumière une évidence: l’Europe doit porter davantage son poids. L’autonomie stratégique n’est pas une alternative à l’alliance. C’est le prix de la parité. Si nous voulons rester partenaires, nous devons devenir des pairs.

Cela implique d’apporter à la table des capacités, pas seulement des inquiétudes. De la cybersécurité aux infrastructures critiques, de la coopération sur les semi-conducteurs à la recherche conjointe sur les matériaux avancés, l’Europe doit investir à l’échelle. Là où l’accès est réciproque, la confiance peut naître. La réciprocité définira la pertinence de cette relation dans la décennie à venir.

Le moment du mouvement ne doit pas devenir celui de la dérive

L’Europe a montré qu’elle pouvait bouger. La question est désormais de savoir si elle peut tenir. Car le grand danger n’est pas le recul, mais la lassitude. Pas l’échec, mais l’oubli des raisons pour lesquelles nous avons agi.

L’autonomie stratégique n’est pas un discours. C’est un budget, une usine, un contrat signé et tenu. La compétitivité n’est pas un slogan. C’est la clarté réglementaire, la mobilisation dans le travail, l’excellence dans l’exécution. L’unité n’est pas un symbole. C’est le compromis, forgé avec rigueur, non dicté par la nostalgie.

La future stratégie industrielle de défense et les décisions liées au prochain cadre financier pluriannuel ne testeront pas seulement notre ambition. Elles mettront à l’épreuve notre cohérence.

L’ère des promesses doit faire place à celle des résultats. Le monde nous regarde.

Nous, citoyens, aussi.

Et, en définitive, notre réussite ne se mesurera pas à notre fidélité aux déclarations d’hier, mais à notre capacité à choisir le sens plutôt que l’attentisme, et l’action plutôt que l’abstraction, lorsque cela comptait vraiment.

*John Psaila est CEO et Managing Partner, Deloitte Luxembourg