Plus les crises se multiplient, plus les gouvernements et les institutions européennes se tournent vers la Banque européenne d’investissement. «C’est un réflexe auquel nous nous sommes habitués», indique , vice-président de l’institution, responsable des questions relatives à la sécurité et à la défense, au transport ainsi qu’à l’élargissement de l’UE. Il est également en charge des relations institutionnelles avec la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Un réflexe qui a commencé avec la crise financière de 2008 et qui, contexte de polycrise aidant, est devenu récurrent. On l’a vu ensuite avec le plan Juncker qui voulait relancer l’investissement grippé dans l’UE. On l’a vu ensuite avec le Covid, crise durant laquelle la banque a soutenu massivement le tissu des PME européennes.
Et c’est à la demande de la Commission européenne que la «banque de l’Union européenne» a œuvré au soutien financier de l’Ukraine. Un soutien garanti par l’exécutif européen. Et c’est à la demande des États membres – actionnaires de la BEI et in fine les décideurs ultimes – pour, «face à la réticence des banques commerciales», investir davantage dans la défense que la banque a ouvert les vannes du crédit. «Ce que nous avons fait à trois reprises, en mai 2024, en décembre 2024 et au début du mois lorsque nous avons écrit une lettre aux chefs d’État et de gouvernement pour leur dire que nous allions nous ouvrir encore davantage aux investissements dans la défense.» Des sollicitations qui pourraient se poursuivre à l’issue du prochain sommet de l’Otan prévu en juin prochain à La Haye. «Avec la guerre en Ukraine, les choses évoluent tous les jours. La prochaine étape, c’est La Haye. Les pays européens, j’en suis sûr, vont s’entendre sur la limite vers laquelle ils devront se diriger avec leurs dépenses de défense.»
Nouvelle feuille de route
Le vendredi 21 mars, suite à une réunion du conseil d’administration, la BEI a détaillé sa feuille de route. Il a ainsi été décidé que son initiative stratégique pour la sécurité européenne sera intégrée dans un objectif permanent de politique publique visant à soutenir divers projets militaires et, en collaboration avec la Commission européenne et toutes les parties prenantes concernées, que les investissements dans le domaine de la sécurité et de la défense seront doublés en 2025. La BEI s’est également engagée à ce que «le périmètre des activités exclues soit aussi limité que possible». Concrètement, à l’exception des armes et des munitions, tout projet de sécurité et de défense a désormais vocation à recevoir un financement. «Tout projet.» Autrement dit, la précédente limite posée dans la politique d’investissement à savoir ne financer que des projets permettant une «dual-use» – comprendre des infrastructures pouvant servir à la fois à des activités civiles et militaires – a sauté.
Pourquoi ne pas imaginer que cette restriction sur les armes et les munitions puisse aussi être amenée à sauter, surtout si la situation venait à se détériorer sur la ligne de front? «Je suis un optimiste, donc j’espère que la situation ne se détériorera pas. Mais en fin de compte, c’est à nos actionnaires de décider», botte en touche Robert de Groot. Mais financer des armes et des munitions est-il dans l’ADN même de la banque, une banque qui par nature finance des projets innovants et des technologies nouvelles? Une balle n’est pas un investissement comme peuvent l’être des drones ou des satellites. C’est une dépense sèche pourrait-on dire.
Encourager les projets communs
Quels sont donc les projets de défense ayant vocation à recevoir un financement selon la définition actuellement en cours? «Les satellites, les infrastructures de transport susceptibles d’acheminer hommes et matériel sur le front, les bases, les casernes et les hôpitaux militaires, les drones, la lutte contre les armes biologiques et les systèmes de communication sécurisés.» «Autant d’investissements qui permettront de rendre plus résiliente l’Union européenne», résume Robert de Groot. Résilience semble être le mot clé de la politique actuelle de la BEI. Robert de Groot fait un distinguo très clair entre défense et sécurité. «La défense est une question purement militaire tandis que la sécurité est une notion plus globale qui touche à la protection de nos citoyens en temps de guerre, mais aussi face à des catastrophes naturelles ou climatiques. Les drones que nous finançons ne sont pas des armes. Ils servent à protéger nos infrastructures critiques. La protection de notre eau, de notre énergie ou encore de nos hôpitaux s’opère de plus en plus par des drones. L’énergie est à ce titre un sujet clé, déterminant pour notre résilience, notre autonomie et notre sécurité. Sur les quasi 90 milliards de prêts octroyés en 2024, 30 milliards sont allés au secteur énergétique.»
Ce qui rend, du coup, la somme de deux milliards quelque peu marginale. Ce serait oublier l’effet de levier que suscite en général un financement de la banque. Et surtout l’effet d’entraînement sur lequel compte Robert de Groot afin d’accélérer le développement d’une industrie européenne de la défense et de toute sa chaîne d’approvisionnement. «Ce que j’espère voir ces 12 prochains mois, c’est davantage de projets de défense transfrontaliers, des projets dans lesquels chaque pays n’achète pas son satellite, mais mutualise la dépense. À deux, à douze, à vingt-sept peu importe. J’aimerais voir beaucoup plus de projets communs qui seront par nature moins chers et mieux connectés opérationnellement parlant.»
Un doublement des crédits chaque année depuis 2023
Deux milliards, cela peut sembler peu. Mais la dynamique est là. «En 2023, nous avons engagé pour 500 millions de prêts. En 2024, c’était un milliard et ce sera deux en 2025. Depuis 3 ans, nous doublons notre engagement tous les ans. Et je peux vous dire que cette somme sera revue à la hausse en 2026. Cela sera bientôt discuté avec nos actionnaires. Donc les gouvernements de l’UE.»
Le problème est aujourd’hui moins le manque d’argent que le manque de projets. Ce qui a poussé l’an dernier Robert de Groot à prendre son bâton de pèlerin pour aller présenter dans chaque pays les possibilités offertes par la BEI. Ce qui a été bénéfique selon l’intéressé. «Les projets de défense prennent par nature plus de temps que beaucoup d’autres. Si 2024 a été de ce point de vue très lente, les choses semblent s’accélérer. Pour 2025, le pipeline est bien rempli.» Quatorze projets, «certains à un stade précoce», sont en cours d’examen. Des projets qu’il ne veut pas nommer pour des raisons de confidentialité. Mis à part celui rendu public de la construction d’une base militaire en Lituanie, base qui permettra d’accueillir 5.000 soldats allemands ou européens.
En 2024, le milliard disponible a fini par trouver preneur. 300 millions sont allés à la banque polonaise de promotion des investissements pour financer deux satellites de défense. Un prêt a été accordé au Danemark pour moderniser un port et faire en sorte que les navires de taille Otan puissent décharger le matériel militaire. Enfin, un prêt est allé à l’entreprise italienne Leonardo, spécialiste des hélicoptères de recherche et de sauvetage.
Certains de ces projets viennent du Benelux. «Le Luxembourg est le pays de l’espace et possède des entreprises très compétentes dans ce domaine. Nous discutons actuellement avec certaines d’entre elles de la manière dont nous pouvons les soutenir en matière de système de communication sécurisé en Europe. Avec les Pays-Bas, nous travaillons sur un fonds de capital-risque dédié aux start-up et scale-up dans le domaine de la sécurité et de la défense. Pour ce qui est de la Belgique, un nouveau gouvernement se met en place. Je ne doute pas qu’ils auront des projets à nous soumettre rapidement.»