Ho Tzu Nyen est un artiste rare sur la scène européenne. L’exposition du Mudam est sa première exposition monographique sur notre continent, après une itinérance en Asie et aux États-Unis. Pour ce projet, il a choisi de présenter cinq installations vidéo, conçues entre 2017 et aujourd’hui. On y découvre deux verticales qui traversent son travail et qui sont mises en exergue dans le titre de l’exposition: le temps et le tigre.
Le temps, cet indéfinissable
Le temps pour l’artiste est une matière malléable, difficilement définissable. «On prend souvent l’image de la rivière et de l’eau qui s’écoule pour représenter le temps, mais ce n’est pas juste», précise Ho Tzu Nyen. «Car dans ce cas, que représentent les rives ou le lit de la rivière. Le temps se compose plutôt de méandres, de boucles, de retours… Finalement, le fait de travailler les images en mouvement est une manière pour moi de donner une forme au temps.»
Dans l’installation «T for Time: Timespieces» (2023-en cours), les visiteurs découvrent un mur de 43 écrans led sur lesquels sont projetés de courtes vidéos en boucle. Toutes sont en lien avec une forme de la représentation du temps, différentes manières de l’expérimenter ou même de le concevoir: des représentations symboliques (une bougie allumée, une rivière qui s’écoule, une nature morte), des instruments de mesure du temps (une horloge aquatique, des pendules), des références culturelles au temps (comme «Perfect Lovers» de Felix Gonzaléz Torres) ou encore des rapports au temps lié au monde animal (des éphémères qui ne vivent que quelques heures).
Au fond de la galerie, la projection est un ensemble de 42 séquences qui sont programmées à l’aide d’un algorithme qui génère un nouveau montage à chaque activation de l’œuvre, provoquant ainsi de nouvelles associations d’idées, de récits et de périodes.

Vue de l’installation «T for Time : Timepieces» (2023-en cours). (Photo: Singapore Art Museum)
Les histoires multiples du tigre
En parallèle du temps, le tigre est une figure centrale dans l’œuvre de Ho Tzu Nyen. «Le tigre est un motif avec lequel je travaille depuis plus de 10 ans. C’est un animal très ancien qui porte avec lui une cosmologie et qui est lié aux esprits. En m’intéressant au tigre, je m’intéresse à l’histoire et à l’évolution de la région. Car sa présence ou sa disparition est liée à l’évolution de notre société», explique l’artiste.
Cette figure du tigre est développée dans la seconde galerie et est introduite par une lithographie du 19e siècle sur laquelle est représenté George D. Coleman, architecte et urbaniste irlandais à qui l’on doit la construction de Singapour pendant la colonisation. Il se retrouve dans la jungle au moment où un tigre surgit devant lui et se précipite sur un théodolite, un instrument de mesure topographique extrêmement coûteux.
Par la suite, une projection sur deux écrans qui se font face fait dialoguer le tigre et Coleman dans un duo chanté et hypnotique, mettant en confrontation directe d’un côté la rationalité et le contrôle et de l’autre le sauvage et le naturel.

«One or Several Tigers» (2017) (Photo: Singapore Art Museum)
«L’Asie du Sud Est est en une région qui est apparue sous cette formulation après la Seconde Guerre mondiale par les Alliés. Géologiquement, il s’agit d’une seule terre qui s’est par la suite éclatée en plusieurs morceaux. Aujourd’hui, c’est un territoire très hétérogène, avec plusieurs langues, plusieurs religions, plusieurs systèmes politiques. Il n’y a pas d’unité. C’est un objet qui reste mystérieux à mes yeux, dans une unité très artificielle. Mais au fil du temps, cela a quand même pris une certaine réalité. C’est devenu un objet paradoxal qui existe et n’existe pas en même temps. Cette figure du tigre permet de raconter cette histoire. C’est un animal sauvage auquel sont attachés de nombreuses croyances et mythes, et dont la disparition va de pair avec le colonialisme», affirme Ho Tzu Nyen.
Les récits d’histoires
Enfin, à la croisée des deux galeries, «Hôtel Aporia» (2019) traite de l’influence de l’impérialisme japonais en Asie au moment de la Seconde Guerre mondiale. Cette installation, initialement conçue pour un hôtel traditionnel japonais, combine plusieurs récits mettant en scène des personnages appartenant à cette époque. «Ces personnages n’ont plus de visage, ils sont comme des fantômes qui habitent les différentes chambres de cet ancien hôtel», explique Ho Tzu Nyen qui invite les visiteurs à s’assoir sur des tatamis pour regarder ces vidéos. «Cette installation est aussi liée à une histoire réelle de cette ancienne auberge qui a hébergé un groupe de pilotes kamikazes avant un raid fatal, d’où le bruit du vent que j’ai ajouté.»

Extrait d’une vidéo d’«Hotel Aporia» . (Photo: Courtesy of Singapore Art Museum)
Mais à cela vient aussi s’ajouter une réflexion liée aux philosophes du groupe de Kyoto, aux films d’Ozu, aux films d’animation de propagande de Ryūichi Yokoyama, à des bribes d’échanges que Nyen a eus avec des collaborateurs japonais au moment de la production de cette œuvre, dont des traducteurs… À travers cette installation, on comprend mieux comment Ho Tzu Nyen construit son art: par une succession de couches de récits, de références, de sources, de temporalités. Grâce à cela, il crée des voix polyphoniques permettant de souligner la multiplicité, la complexité du discours et les multiples perspectives qu’il porte au sujet.
Time & the Tiger, jusqu’au 24 août, au