Si son histoire ressemble à un long voyage dans le temps, ce même voyage ne mène pas très loin. Pas plus loin que le patelin voisin. C’est ce qui contribue à ses charmes. Comme pour mieux le souligner, accompagne son début de récit d’un geste du bras invitant à regarder à travers la fenêtre sur sa gauche, par là-bas, en direction de Mamer, à cinq minutes de route de ses bureaux de la route d’Arlon, à Bertrange, où depuis 40 ans l’ex-footballeur désormais flanqué d’un maillot de CEO gouverne aux destinées du groupe Cactus, qu’il tente jour après jour de conduire à la victoire dans le match acharné que se livrent les poids lourds de la grande distribution. Deux vies. Deux carrières distantes d’une poignée de kilomètres. Une unique destinée. «Si je n’avais pas été sportif précédemment, je n’aurais pas fait tout ce que j’ai fait ensuite», convient l’intéressé.
C’est donc à Mamer, juste à côté, qu’elle prend corps, cette histoire. Du temps où il promenait son enfance dans les rues, les possibilités de loisirs dans la ville se comptaient sur les doigts d’une main. «Un club de foot, un autre de tennis de table, une fanfare municipale…» Le petit blondinet qu’il est opte pour le foot. «Et rien qu’avec mes frères, on formait déjà un tiers de l’équipe», sourit-il. Laurent Schonckert a appris à apprivoiser le ballon en raclant le bitume. «On habitait dans une rue à sens unique, peu de voitures passaient. Moi, je n’étais pas le meilleur dribbleur. J’étais plutôt un fonceur.»
Je n’ai jamais abdiqué. J’ai bossé.
Pour foncer, il fonce. À l’adolescence, les convocations en équipe nationale du Luxembourg avec les sélections de jeunes pleuvent dans la boîte aux lettres des parents. «Apparemment, j’avais un certain talent.» L’année du bac, le fan de l’Ajax Amsterdam et du foot anglais quitte Mamer et s’engage en faveur de l’Union Luxembourg (devenue, depuis, RFCU Luxembourg). «Je voulais progresser, j’étais ambitieux. À côté du bac, le foot était un défoulement. J’aimais ça, ce n’était pas un fardeau. J’avais 18-19 ans, j’évoluais aux côtés de types d’une trentaine d’années. Pour moi, c’étaient des vieux. Pendant tout l’hiver, je suis resté sur le banc des remplaçants. Avais-je fait le bon choix avec ce transfert? Je n’ai jamais abdiqué. J’ai bossé. Au printemps, la porte s’est ouverte. On est monté de deuxième en première division. Je suis resté titulaire. Et à un moment, j’ai pris un virage malgré moi…»
Un clou dans le tibia
Au souvenir de la scène, son visage se crispe, les paupières se ferment un court instant. Et à nouveau Laurent Schonckert agite ses mains. Cette fois pour mimer l’impact. Nous sommes à la fin des années 1970, les moins de 20 ans luxembourgeois affrontent leurs homologues du Portugal. Sur une action, Laurent Schonckert «pousse un peu trop le ballon». Un adversaire se rue sur lui pour s’en emparer. Maintenant, imaginez le son que produisent des crampons vissés s’écrasant sans retenue sur la première jambe traînant dans les parages. Laurent Schonckert est à terre, ivre de douleur. Tibia brisé, malgré la présence sous la chaussette de la protection réglementaire. «On m’a posé un clou. Il s’est passé des mois avant de pouvoir recourir. J’avais perdu ma masse musculaire. Le clou me gênait. Pour revenir, c’était dur. J’étais un milieu de terrain travailleur qui n’avait peur de personne. Mais surmonter cela…»
Sans cette blessure, aurait-il pu forcer les portes du professionnalisme, comme d’aucuns en rêvaient à sa place? «Je ne sais pas. Je ne pense pas. En tout cas, je n’aurais pas fait un grand pro», répond-il sagement. Avant de questionner à son tour: «Et si on ne m’avait pas cassé la jambe, aurais-je fait des études?» Parallèlement au foot, Laurent Schonckert suit en effet un double cursus universitaire à la faculté de Nancy, en économie (maîtrise) et en droit (licence). Il planche sur ses cours la semaine, rentre au pays pour y jouer avec l’Union les week-ends. Tête bien faite, pieds loin d’être carrés. S’étirant jusqu’à l’âge de respectable de 34 ans, sa carrière est ainsi parsemée de brillances. Il la refermera sur un troisième titre de champion national épinglé à un palmarès personnel riche aussi de trois Coupes du Luxembourg soulevées… pour six finales disputées.
«Le foot m’a apporté beaucoup de choses. J’aimais le jeu, j’aimais la compétition, j’aimais gagner bien sûr, peut-être quelqu’un m’a-t-il donné cela à la naissance. Mais j’ai aussi appris à perdre, et je le dis parfois à mes équipes chez Cactus lorsque les choses ne tournent pas exactement comme on l’aurait souhaité. Quand vous perdez un match, ce n’est pas la fin du monde, ensuite vous avez sept jours pour vous relever. Là, c’est pareil, il ne faut pas renoncer. Les finales de Coupe du Luxembourg, vous savez, ce sont les trois premières que j’avais perdues…»
Avec le foot, j’ai aussi appris à perdre. Et je le dis parfois à mes équipes.
L’année 1984 marque un double tournant. Virages autrement plus joyeux qu’une jambe émiettée, cette fois. Sur les terrains, d’abord. À 26 ans, Laurent Schonckert est pour la première fois appelé en équipe du Luxembourg. Chez les grands. Son baptême a lieu contre la France, toute jeune championne d’Europe. Dans le camp d’en face se trouve le Zidane des années 80, un certain Michel Platini. Côté études aussi, les événements s’accélèrent. Pour les besoins d’un stage dans le cadre de son mémoire, Laurent Schonckert frappe à la porte du groupe Cactus, sponsor du club pour lequel il évolue. «La grande distribution… Hormis une grand-mère qui tenait un commerce, je n’avais pas spécialement de lien. Mon cursus me destinait davantage à intégrer un Big 4, les assurances ou une banque… Mais j’avais effectué un stage dans une banque et il me fallait être honnête avec moi-même: cela ne m’allait pas.»
Tel un capitaine d’équipe
Chez Cactus, «j’ai eu la chance de trouver une ambiance et une équipe en adéquation avec mon tempérament. Le fondateur Paul Leesch m’a tout de suite fait confiance. Il a cru en moi. La part de chance est importante. Il faut se trouver au bon endroit au bon moment. Un peu comme un buteur… À la fin de mon stage, le directeur du personnel m’a dit: ‘‘Si cela vous intéresse de revenir, appelez-moi.’’» Spoiler: Laurent Schonckert l’a appelé.
Quarante ans plus tard, il drive des effectifs d’environ 4.300 collaborateurs, dont quelque 350 à la Belle Étoile, site du siège social. Dans les rayons de l’hypermarché, il multiplie les «Moien!», tous les employés le saluent. «Les gens me respectent car je les respecte. Capitaine d’équipe? C’est un grand mot. Disons que je suis le connecteur entre tout le monde, en plus d’être devenu une mémoire de l’entreprise. Beaucoup de choses n’ont pas été écrites, j’ai le devoir de les transmettre.»
J’ai le goût du surpassement. Ça aussi, le foot me l’a inculqué.
Passeur, donc. Comme jadis sur les terrains. L’analogie n’est jamais loin, les parallèles entêtants. Au reste, Laurent Schonckert dit avancer «droit au but»: «Je suis là pour résoudre les problèmes, trouver des solutions. C’est un métier dur, sans horaires, sept jours sur sept. Je ne dis pas que je suis au magasin les dimanches, mais je ne dis pas non plus que je ne travaille pas les dimanches… De toute façon, j’ai le goût du surpassement. Ça aussi, le foot me l’a inculqué. On en bavait lors des préparations physiques d’avant-saison. Cela endurcit.»
Laurent Schonckert avait été nommé administrateur délégué en 2001. Il a aujourd’hui 66 ans, se dit «en bonne santé, pas usé». «Il y a encore beaucoup à faire, j’ai toujours l’envie, et j’ai également la confiance de la famille Leesch et de mes cadres», assure-t-il. Peur du dernier coup de sifflet? «La retraite viendra dans un avenir pas si lointain, mais je ne la redoute pas.»
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