Carlo Thelen: «Le Luxembourg a l’occasion unique de transformer une obligation stratégique en vecteur de diversification économique.» (Photo: Romain Gamba/Archives)

Carlo Thelen: «Le Luxembourg a l’occasion unique de transformer une obligation stratégique en vecteur de diversification économique.» (Photo: Romain Gamba/Archives)

Comment oublier la scène surréaliste qui s’est déroulée dans le bureau Ovale le 28 février 2025 ? Devant les caméras du monde entier, Donald Trump et son vice-président, J.D. Vance, ont humilié le chef d’État d’un pays agressé par une puissance hostile, adressant implicitement un message à tous ceux qui se croyaient en sécurité sous la protection des États-Unis: désormais, rien n’est plus certain.

Dans ce monde en pleine recomposition géopolitique, les certitudes d’hier s’effritent au rythme des conflits armés, des crises systémiques, de la compétition technologique et des tweets compulsifs d’Elon Musk ou d’autres proches du Président américain prônant par exemple le retrait des États-Unis de l’Otan et de l’Onu. Cette scène du bureau Ovale, que l’Histoire retiendra comme un moment de bascule, appelle les pays européens à un réveil : en matière de Défense, la question de la souveraineté n’est plus théorique. Elle est, aujourd’hui, profondément existentielle. Le retour du conflit de haute intensité sur le sol européen, incarné par l’agression russe en Ukraine, avait déjà poussé les Européens à intensifier leur effort de Défense. Ils doivent désormais faire encore plus et changer de logique. Il ne s’agit plus seulement de développer des capacités militaires, mais aussi de gagner en autonomie stratégique.

Le Luxembourg, hautement intégré à l’espace euro-atlantique, ne peut faire exception à cette reconfiguration. Membre fondateur de l’Union européenne et de l’Otan, il doit assumer pleinement ses responsabilités, à la hauteur de ses moyens. Depuis 2014, ses dépenses militaires sont en forte croissance, avec un budget de Défense qui atteindra, selon la trajectoire actuellement ciblée, 1,46 milliard d’euros en 2030 contre 190 millions il y a dix ans. Pourtant, une hausse budgétaire ne saurait, à elle seule, constituer une stratégie. Ce n’est pas tant le montant investi qui fait la souveraineté, que la capacité à transformer cet investissement en valeur ajoutée nationale et en externalités positives pour l’économie et la société. C’est précisément pour poursuivre cet objectif que la Chambre de Commerce a constitué, dès la mi-2024, un groupe de travail composé d’entreprises et institutions déjà actives dans le domaine de la Défense, chargé de formuler des recommandations en la matière.

Lux4Defence, une inflexion conceptuelle majeure

 Le rapport stratégique «», fruit du travail de ce groupe, remis au gouvernement il y a quelques semaines, marque une inflexion conceptuelle majeure. Il ne s’agit plus de penser la Défense comme un simple poste de dépense ou un engagement vis-à-vis de l’Otan ou de l’Union européenne, mais comme un objet de politique industrielle, technologique et économique à part entière, alliant retour sur investissement, souveraineté et sécurité. 

Le diagnostic posé par le rapport est clair : le Luxembourg accuse un retard structurel dans le domaine de l’industrie de Défense. Les raisons en sont multiples et largement liées au fait que le pays s’est historiquement engagé au sein d’alliances stratégiques en matière de Défense. Il ne dispose ni d’un tissu industriel structuré, ni d’un cadre réglementaire propice, ni des outils d’innovation orientés vers les applications militaires ou duales, ni d’une culture de la commercialisation des produits ou services à usage militaire.

Ce constat, s’il est sans appel, n’est pas pour autant fatal. Car le Luxembourg possède aussi un savoir-faire de haut niveau dans plusieurs domaines cruciaux: la cybersécurité, le spatial, les matériaux avancés, la logistique intelligente, l’intelligence artificielle ou encore l’équipement du soldat. Le pays a également la capacité de mettre l’expertise de sa Place financière au service de l’effort de Défense européen. Autant de piliers technologiques et compétitifs qui, s’ils sont convenablement utilisés, peuvent constituer la base d’un positionnement stratégique. Le rapport préconise ainsi une série de transformations structurelles destinées à créer les conditions d’émergence d’une base industrielle et technologique de Défense à l’échelle nationale.

Il ne s’agit pas de bâtir un complexe militaro-industriel sur le modèle des grandes puissances, mais de structurer un écosystème agile, réactif, capable de répondre aux besoins spécifiques du pays tout en s’insérant dans les chaînes de valeur européennes ou de l’Otan. Cette ambition repose notamment sur la création d’une gouvernance dédiée, incarnée par une Task Force interministérielle dotée d’un mandat opérationnel, ainsi que sur la mise en place d’un Hub de la Défense, espace physique mutualisé et sécurisé regroupant entreprises, laboratoires et institutions publiques.

Mieux passer de la R au D  

Un autre axe fondamental du rapport réside dans la nécessité d’améliorer les mécanismes de transition entre la recherche fondamentale et les applications concrètes. Le Luxembourg, performant sur le plan académique, peine souvent à franchir le cap de l’industrialisation. Le rapport propose de corriger cette faiblesse en instaurant des instruments adaptés : précommandes publiques, crédit d’impôt recherche, fonds d’innovation dédié, et surtout une implication accrue des entreprises dans la sélection et le pilotage des projets. Cette logique d’alignement entre politique de recherche et stratégie industrielle est une condition essentielle pour faire émerger des innovations à impact. La question de l’infrastructure est également centrale. Le développement de technologies de Défense exige des capacités de test et de validation en conditions réelles, aujourd’hui inexistantes au Luxembourg.

La création d’un centre national dédié, intégré dans un réseau européen de testing, permettrait de sécuriser le processus de développement technologique. Mais une innovation invisible est une innovation invendable. Voilà pourquoi il faut une vraie stratégie de commercialisation des biens et services issus de notre base industrielle et technologique de Défense. À ce sujet, nous portons l’idée de construire une marketplace recensant les expertises et les offres industrielles luxembourgeoises, véritable vitrine pour les acheteurs publics et les partenaires européens.

L’investissement dans la Défense peut et doit produire un effet multiplicateur en créant des emplois, en générant des transferts de technologies, de compétences et d’attractivité des talents. Cette perspective suppose toutefois une approche proactive des politiques d’offsets, c’est-à-dire de contreparties économiques dans le cadre des achats de matériel à l’étranger. À l’heure actuelle, ces mécanismes sont encore trop peu utilisés, faute de stratégie claire et d’exigences contractuelles systématiques.

L’Armée luxembourgeoise elle-même doit jouer un rôle plus actif dans cette dynamique. Elle ne peut être seulement un commanditaire de produits finis : elle doit devenir un partenaire à part entière dans l’innovation, impliquée dès les phases les plus en amont de R&D, jusqu’au prototypage et à l’évaluation opérationnelle. Ce changement de culture permettra non seulement de mieux adapter les solutions développées aux besoins du terrain, mais aussi d’accélérer leur mise en œuvre. Enfin, aucune stratégie ne saurait aboutir sans une adaptation du cadre légal. Le droit luxembourgeois reste aujourd’hui marqué par des zones d’insécurité juridique qui freinent l’émergence d’entreprises actives dans la Défense. Il est urgent de corriger cela.

Une association pour fédérer les acteurs  

L’initiative portée par la Chambre de commerce va au-delà du simple diagnostic. Elle se traduit déjà par la création d’une association des entreprises de la Défense qui réunira les acteurs désireux de porter une voix commune. Cette association deviendra une interface stratégique entre les entreprises et les pouvoirs publics, un lieu d’échange, de représentation et de coordination des projets structurants. Un véritable partenaire de confiance pour le gouvernement. Le Luxembourg a l’occasion unique de transformer une obligation stratégique en vecteur de diversification économique.

«Lux4Defence» n’est pas un rapport de plus, mais une invitation à agir dès maintenant, dans un contexte géopolitique qui l’impose. C’est un appel à l’intelligence collective, un signal fort envoyé à l’ensemble de l’écosystème national, mais aussi à nos alliés.

Il en va de notre crédibilité, de notre sécurité et de notre avenir. 

 est directeur général de la . Nous publions sa contribution, disponible sur  avec son autorisation.