Jean-Michel Decroly est professeur de géographie et de tourisme à l’Université libre de Bruxelles. (Photo: ULB)

Jean-Michel Decroly est professeur de géographie et de tourisme à l’Université libre de Bruxelles. (Photo: ULB)

Touchée, mais certainement pas coulée, l’industrie touristique semble se relever de l’impact de la pandémie, particulièrement en Europe. Mais le contexte inflationniste et géopolitique complique et menace les projections, avertit le professeur de géographie et de tourisme à l’Université libre de Bruxelles (ULB) Jean-Michel Decroly.

Quels sont les principaux phénomènes observés depuis la reprise des voyages de loisirs cette année?

Jean-Michel Decroly. – «Il est un peu trop tôt pour pouvoir se prononcer dans la mesure où l’on manque d’informations sur les pratiques touristiques, à savoir ce que les gens font durant leur séjour. Ce qui est certain, en revanche, et compte tenu des mesures de fréquentation touristique, c’est qu’il y a eu un rebond sensible en Europe en 2022. Un petit peu partout, les niveaux de fréquentation dans les hébergements touristiques sont comparables à ceux de 2019, voire plus élevés. Incontestablement, il y a donc une reprise, mais ce n’est pas le cas en Asie, où les restrictions en matière de Covid-19 restent fortes. En Europe, la diminution des visiteurs en provenance d’Asie, par exemple, a été compensée par la fréquentation intracontinentale. La réduction des distances parcourues est sans doute l’une des conséquences à moyen terme de la pandémie.

La durée et le budget moyen alloués aux vacances ont, semble-t-il, été augmentés cette année, et un phénomène de revenge travel est même évoqué par les opérateurs. Vous confirmez ce qu’ils disent constater sur le terrain?

«Effectivement, mais le contexte est singulier: il y a sans doute un revenge travel, mais une autre partie de la population traverse une crise économique profonde et de réduction du pouvoir d’achat. Je ne vois pas comment tout un chacun pourrait se ruer sur les destinations touristiques, vu le contexte géopolitique. Il ne faut pas oublier qu’une part non négligeable de la population ne fait pas du tout de voyages touristiques, faute de moyens suffisants. Elle est de 30% en France et de 40% en Belgique; une augmentation de ces taux n’est d’ailleurs pas à exclure étant donné le contexte actuel. Mais pour un certain type de public qui a les moyens financiers suffisants, il y a une sorte de volonté de retrouver des destinations touristiques qu’il appréciait.

La pandémie a généré une crainte de se retrouver dans des lieux hyper fréquentés. Le tourisme de masse en a-t-il fait les frais?

«Clairement, les destinations urbaines ont été peu fréquentées durant l’été 2021. Je pense aux capitales européennes comme Paris ou Bruxelles. La crise a été nettement moins perceptible dans les destinations extra-­urbaines. En 2022, les premières données montrent une reprise significative de la fréquen­tation touristique dans les grandes villes. En ce qui concerne les stations balnéaires connues pour le tourisme de masse, j’ai le sentiment que la peur des grandes concentrations est en train de disparaître aussi vite qu’elle est apparue. Les grandes stations du Bassin méditerranéen ont l’avantage de fournir des prix bas et sont intégrées dans des packages touristiques avec des offres qui, en termes de prix, sont imbattables. Il y a une sorte de retour à la fréquentation antérieure.

Le Covid a également incité à préférer les hébergements seuls avec ses proches plutôt que les grands hôtels. Les locations de vacances sont-elles les gagnantes de la crise sanitaire?

«C’est une tendance clairement observable: les déplacements en bulles familiales se sont fortement développés. Dans le même temps, il faut être conscient que ces ­hébergements – en particulier Airbnb – avaient connu une nette baisse aussi bien au niveau de l’offre que de la demande en 2020. En ­analysant par ­segment d’hébergement, il apparaît que la location de gîtes ruraux connaît une forte croissance; c’est sans doute lié à la ­possibilité de se retrouver dans un contexte autre que celui où l’on vit habituellement, tout en étant avec ses proches et sans être trop en contact avec les autres. Les séjours en pleine nature sont peut-être un modèle qui va se ­perpétuer post-­Covid.

Avant, se déplacer hors de chez soi, c’était s’émanciper. C’est peut-être en train d’évoluer.
Jean-Michel Decroly

Jean-Michel DecrolyProfesseur de géographie et de tourismeULB

Le tourisme de proximité semble d’ailleurs tirer son épingle du jeu ces derniers temps…

«Il y a une conscience environnementale car, lorsque l’on regarde l’empreinte d’un séjour touristique, 70% à 80% des émissions sont liées aux déplacements. Réduire la distance parcourue est donc une manière de réduire l’empreinte de son séjour touristique. Faire en sorte que les gens se déplacent à “proximité” de chez eux est un enjeu majeur. Il en va aussi de la valorisation des activités que l’on peut faire chez soi. Avant, se déplacer hors de chez soi, c’était s’émanciper. C’est peut-être en train d’évoluer.

Les offres segmentées semblent de plus en plus mises en avant, par exemple les hébergements thématiques ou les hôtels adults only. Ce phénomène est-il temporaire ou appelé à durer?

«C’est quelque chose qui risque, là aussi, de se perpétuer. Il existe une stratégie de différenciation de l’offre par une segmentation de plus en plus fine des personnes à qui on s’adresse et de ce qu’on leur propose. Ainsi, concernant les hébergements, des offres ciblent toujours plus des communautés (par exemple LGBT) ou des groupes religieux particuliers, comme les ­personnes de confession musulmane avec des hôtels certifiés halal. Ces logiques de segmentation répondent peut-être à des affirmations des singularités du chef des consommateurs touristiques. Il existe une volonté d’être ensemble et de pouvoir être en accord avec ce que l’on est dans un contexte touristique, un phénomène qui est ici renforcé par la segmentation des opérateurs. Nous avons étudié notamment la situation des Maghrébins de Belgique dont certains souffrent de partir en vacances dans certains lieux de villégiature où il est difficile de se procurer de l’alimentation halal. Ils cherchent une façon d’être touristes tout en respectant leur religion.

La flambée des prix de l’énergie impacte le prix des billets d’avion. Les week-ends de shopping à Milan en avion vivent-ils leurs dernières heures?

«Nous devrions nous attendre à une hausse substantielle du prix des billets d’avion qui conduirait à réduire les pratiques d’hypermobilité, à savoir emprunter l’avion pour un oui ou pour un non. Mais il faut voir comment l’évolution des prix va impacter les pratiques. Pour l’instant, il est frappant de voir que l’aérien continue d’être nettement plus avantageux que le train pour des voyages internationaux, hors TGV, dans la plupart des cas. À l’heure des impératifs environnementaux, c’est une hérésie.

L’hébergement représente le plus gros poste de dépenses lors d’un voyage de loisirs.  (Visuel: Maison Moderne)

L’hébergement représente le plus gros poste de dépenses lors d’un voyage de loisirs.  (Visuel: Maison Moderne)

Juste avant la pandémie, la prise de conscience environnementale a commencé à faire entendre sa voix sur le marché des voyages avec notamment le flygskam (terme suédois pour dire la honte de prendre l’avion en français), mais aussi les discours plutôt acerbes à l’encontre des vacances au ski dans des stations alimentées de plus en plus en neige artificielle. Pensez-vous que ces éléments vont prendre davantage de place dans la perception et la sélection des séjours pour les clients?

«C’est quelque chose que l’on observe à l’heure actuelle et qui fait l’objet d’un projet de recherche. Mais compte tenu des éléments qui sont actuellement à notre disposition, il faut reconnaître que la conversion environnementale reste minoritaire, étant l’apanage de catégories sociales favorisées qui peuvent se permettre de payer plus cher pour un autre moyen de transport que l’avion ou, dans certains cas, la voiture. Nous constatons aussi qu’il s’agit souvent de personnes ayant déjà d’autres pratiques environnementales comme le régime végétarien et les déplacements à vélo. Ce qui est intéressant à observer, c’est que, dans bien des cas, le déclencheur de ce phénomène est un calculateur d’empreinte environnementale en ligne, qui permet aux usagers de se représenter ce que leurs vols en avion pèsent en termes d’émissions.

Malgré les paramètres environnementaux et économiques actuels, il semble tout de même que les dépenses liées aux loisirs restent ancrées dans le budget des ménages, et clairement plus importantes au fil des ans…

«Clairement, la part des revenus qui peut être consacrée aux dépenses de loisirs est beaucoup plus importante que par le passé. C’est pour cela que les loisirs au sens large sont devenus une industrie. Mais, désormais, se pose une autre question: à partir de quand le poids des dépenses incompressibles (logement, énergie, alimentation) va-t-il venir grignoter celle consacrée aux loisirs? Le poids des dépenses incompressibles est d’autant plus faible que les revenus sont élevés. Donc la marge de manœuvre des revenus élevés est beaucoup plus large.

Quelles évolutions majeures devraient connaître l’industrie touristique dans les prochaines années?

«Je ne sais pas, et je suis très prudent en matière de prospective. J’estime que le tourisme tel que développé ces 40 dernières années menace l’habitabilité de la planète. Il est temps de changer ses fondamentaux. Ce qui importe à mes yeux, c’est la transformation du tourisme en repartant de quelque chose que l’on a tendance à oublier: les vacances ne sont pas le tourisme. Les vacances sont un moment de congé qui peut être consacré à d’autres activités que les déplacements touristiques. Le droit aux vacances a été transformé progressivement en devoir de voyager, mais je pense que ce qui importe, c’est de réinventer la manière dont on utilise son temps de congé.»

Cette interview a été rédigée pour l’édition magazine de  parue le 23 novembre 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

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