«Être banquier, c’est un peu comme au foot: tout le monde pense être l’entraîneur, mais peu savent comment ça fonctionne vraiment», regrette Guy Hoffmann. (Photo: Eva Krins/Maison Moderne)

«Être banquier, c’est un peu comme au foot: tout le monde pense être l’entraîneur, mais peu savent comment ça fonctionne vraiment», regrette Guy Hoffmann. (Photo: Eva Krins/Maison Moderne)

Guy Hoffmann le reconnaît: Prolog, créé par les banques pour maintenir les chantiers en Vefa, est un échec. Pour son architecte, alors président de l’ABBL, le dispositif qui aurait pu réunir jusqu’à 500 millions d’euros a été mal compris. Dans un contexte compliqué et avec 30 ans d’action politique jugée trop timorée, la question du logement mériterait d’autres ambitions, explique-t-il avec diplomatie.

Vous êtes d’accord avec l’idée que le SPV Prolog est mort-né…

Guy Hoffmann. — «Moi, je crois honnêtement que c’était une bonne initiative. D’ailleurs, ce n’était pas la mienne seule. Il y avait, à ce moment-là, quatre banques autour de la table. Mais en tant que président de l’ABBL à ce moment-là, j’étais quand même très impliqué. Et je trouvais, finalement, que la solution mise en place était de loin meilleure que le succès qu’elle a eu, en fin de compte, sur le marché.

Il y a eu beaucoup de discussions: comment allons-nous l’organiser, comment allons-nous le faire? L’idée est venue après une réunion sur le logement que Luc Frieden avait convoquée. J’ai dit : “Nous devons trouver une solution qui vienne du marché. Mais ce que nous ne devons pas faire, c’est importer le risque de la promotion immobilière dans le bilan des banques.”

J’ai presque 40 ans de carrière comme banquier, j’ai vu beaucoup de crises immobilières à l’international, et j’ai vu que cette erreur était très souvent commise. C’est pourquoi je voulais absolument créer un cercle de protection autour des banques pour éviter cela, tout en mettant en place un outil qui permette à la construction de repartir. C’était, en tout cas, mon souhait.

On était presque à l’arrêt de toute la production de crédit. Je n’avais jamais vu ça dans toute ma carrière : presque du jour au lendemain, un secteur économique se fige, il n’y a absolument plus de dossiers, pour des raisons difficilement retraçables. Et cela pour plusieurs raisons: c’était le post-Covid, la vie des ménages devenait plus chère, les prix de l’énergie, le manque de matières premières, et en plus, l’augmentation des taux d’intérêt. Presque en l’espace d’un week-end, les clients ont décidé de ne plus investir.

Nous avons la finance, mais à part cela, tout ce qui tourne autour de la construction — l’artisanat, les menuisiers, les électriciens — c’est un écosystème crucial. Et je voulais à tout prix éviter que ces entreprises ne tombent.
Guy Hoffmann

Guy HoffmannPrésident du conseil d’administration de Raiffeisen

Pourtant, outre votre expérience, vous aussi, vous faites des prévisions d’investissement à trois mois. Vous deviez quand même avoir une bonne visibilité sur ce qui pourrait se passer, non?

«Tout le monde a été un peu pris au dépourvu. Je reste convaincu que si vous parvenez à relancer le marché, si les gens voient que les constructions continuent, qu’ils passent chaque jour devant un chantier, ils reprennent confiance. Il faut que l’économie tourne, que les gens aient un emploi, que les taux d’intérêt ne soient pas trop élevés. C’était l’environnement du deuxième semestre 2024, au moment où Prolog a démarré.

Oui, dans le temps, on disait «quand le bâtiment va, tout va»…

«C’est même très spécial au Luxembourg. Le Luxembourg n’a pas autant de secteurs économiques pour se diversifier. Nous avons la finance, mais à part cela, tout ce qui tourne autour de la construction — l’artisanat, les menuisiers, les électriciens — c’est un écosystème crucial. Et je voulais à tout prix éviter que ces entreprises ne tombent.

Pourquoi ça n’a pas marché?

«À mon avis, pour deux raisons. La première, c’est que les promoteurs n’ont peut-être pas bien compris le mécanisme. On l’a expliqué, plusieurs fois même, mais force est de constater qu’il n’y a pas de dossiers. Donc, peut-être que ça n’a pas été bien compris.

La deuxième, c’est que, quand on a démarré au deuxième semestre 2024, les taux d’intérêt ont commencé à baisser. Certains se sont dit: "Si les taux diminuent, peut-être que je vais m’en sortir seul". Ils ont préféré négocier avec leur banque, et je n’exclus pas notre propre banque dans ce raisonnement. On a vu que le moteur redémarrait légèrement, alors on s’est dit: "Essayons de débloquer la situation sans passer par une structure dédiée, perçue comme compliquée. Et puis, il y avait cette décote: Prolog rachetait le projet avec une décote de 15 à 20%, ce qui n’est pas rien.

Mais il faut comprendre que l’objectif de Prolog n’était pas d’acheter à prix élevé, mais d’aider les entreprises à redémarrer. Si, en tant que chef d’entreprise, vous croyez en votre projet, vous construisez et vous vendez. Et si cela ne marche pas, vous aviez Prolog comme filet de sécurité. Si cela marchait, vous vendiez à votre prix. Le modèle était plus génial que ce que le marché a perçu… mais un produit qui ne se vend pas est un échec.

Mais il y avait quand même un dialogue entre banquiers et promoteurs, non?

«Les responsables de l’ABBL se sont rendus plusieurs fois à la Chambre des métiers, à la Fédération des artisans… Le mécanisme était fait pour eux, pas pour les banques. Mais ils ont pensé: “On ne sait pas à quelle sauce on va être mangé”. Et beaucoup d’articles disaient que les banques se faisaient la marge sur les promoteurs. C’était faux. On voulait éviter le risque dans les bilans bancaires, pas faire de la marge.

Mais peut-être que le dialogue n’était pas assez approfondi. Et je ne comprends pas pourquoi on attend la quasi-faillite de son entreprise pour chercher un soutien. Prolog offrait une garantie.

Si le rythme actuel continue, je dirais que d’ici fin 2026, on pourrait retrouver des volumes normaux.
Guy Hoffmann

Guy HoffmannPrésident du conseil d’administration de Raiffeisen

Est-ce qu’il n’y a pas aussi une question de taille des promoteurs? Les gros avaient peut-être les reins assez solides. Les autres avaient peut-être acheté les terrains à prix d’or et ne pouvaient plus rogner tellement sur leurs marges?

«Votre analyse pourrait être juste. Ceux qui ont les reins solides peuvent attendre. Et parfois, ils se disent que la crise va durer deux ou trois ans, mais que les plus faibles disparaîtront, et ils récupéreront des parts de marché. C’est normal dans une restructuration. Les promoteurs du milieu, eux, ont souvent acheté les terrains plus tard, à des prix élevés, et avec la décote de Prolog, ils pouvaient se retrouver en perte. Et on en était conscients. Mais on ne peut pas aider tout le monde. Il y a toujours des entreprises saines qui tombent parce qu’elles ont investi au mauvais moment. Moi, j’aurais préféré mener à terme un projet couvert par les coûts, sans bénéfice, mais continuer à tourner, que de risquer la faillite.

Est-ce qu’il y avait une alternative?

«Aucune. C’est bien ça le problème. Pour moi, le plus grand risque économique à ce moment-là, ce n’était pas la valeur des immeubles ou des terrains, c’était le chômage. Si on n’arrivait pas à relancer ce moteur, il y avait un vrai risque d’effet boule de neige: faillites, licenciements, perte de confiance…

Le gouvernement a été trop lent… sur les 10 ou 15 dernières années. Le problème est structurel, pas nouveau. Ça fait 20-30 ans qu’il est là.
Guy Hoffmann

Guy HoffmannPrésident du conseil d’administration de Raiffeisen

Selon vous, quand le marché pourrait-il revenir à la normale?

«Si le rythme actuel continue, je dirais que d’ici fin 2026, on pourrait retrouver des volumes normaux. C’est loin, oui. Mais tout dépend de l’évolution économique globale. Par exemple, ce que font les États-Unis aujourd’hui crée beaucoup d’incertitude. Et cette incertitude freine les décisions d’investissement.

Finalement, est-ce que le gouvernement a fait assez? Les banquiers avaient-ils d’autres idées à proposer?

«Le gouvernement a agi rapidement. Il a mis en place des aides assez vite. Je n’ai pas vraiment vu d’autres mesures qu’il aurait pu prendre dans l’urgence. Mais j’aurais plutôt tendance à dire qu’il a été trop lent… sur les 10 ou 15 dernières années. Le problème est structurel, pas nouveau. Ça fait 20-30 ans qu’il est là.

Une grande partie des terrains est détenue par une centaine de propriétaires privés ou quelques promoteurs. À peine 15 à 20% des terrains sont aux mains de l’État. Et ceux-là peinent à être mobilisés. Depuis 30 ans, on construit seulement la moitié de ce qu’il faudrait. Ce problème structurel, on ne peut pas le régler juste en modifiant des taux d’enregistrement ou des plafonds d’aide. Je trouve excellentes les mesures prises récemment par le SNHBM, le Fonds du Logement, etc., mais elles arrivent trop tard, et à des niveaux encore insuffisants. Il aurait fallu commencer il y a 10 ou 15 ans. On aurait pu éviter une bonne partie de cette montée des prix.

Est-ce que ce n’est pas aussi une question de modèle? Par exemple, en Suisse, il y a plus de locataires que de propriétaires.

«Absolument. Au Luxembourg, on est à 70% de propriétaires. En Suisse, c’est l’inverse: 60% de locataires. Et là-bas, c’est bien organisé. C’est un marché de location stable, professionnel. Nous devrions aussi développer davantage le marché locatif. Les communes pourraient être propriétaires, les institutionnels aussi, pourquoi pas les assureurs ou les fonds de pension? En Suisse, les caisses de pension détiennent un gros patrimoine immobilier, qu’elles louent avec un rendement raisonnable et sûr. C’est une piste que nous avons négligée.

Nous avons trop longtemps fait «more of the same»: plus de crédits, plus de promotions. Mais il fallait aussi chercher d’autres modèles: des coopératives, de nouvelles formules d’habitat. On ne l’a pas fait. Chaque Premier ministre, depuis 30 ans, a déclaré le logement priorité… sans changement concret.

Luc Frieden est peut-être le premier à vraiment bouger les choses, poussé par les circonstances. Mais je ne pense pas que l’État puisse éternellement garantir tout ce qui va mal. Le Luxembourg est un pays riche. Il devrait mieux se préparer aux crises. On a beaucoup investi dans le social, très peu dans la résilience.

Un exemple intéressant: l’Irlande investit plus de six milliards par an sur le logement, mais les résultats ne suivent pas toujours.

«C’est vrai. Et je préfère notre modèle à celui de l’Irlande. Sur la place financière, je crois que nous sommes mieux positionnés. L’Irlande a beaucoup misé sur la fiscalité pour attirer. Mais aujourd’hui, cela pourrait se retourner contre eux avec la réforme fiscale mondiale. Le Luxembourg n’a pas tout misé sur la fiscalité. Et c’est tant mieux. Nous devons penser en termes de compétitivité globale, pas seulement d’attractivité fiscale.

Pour le président du CA de Raiffeisen et alors président de l’ABBL, le problème n’est pas la réglementation née de la crise de 2008-2009 mais les couches qui ont été ajoutées ensuite pour tenter de rendre chaque dispositif plus parfait que le précédent. (Photo: Eva Krins/Maison Moderne)

Pour le président du CA de Raiffeisen et alors président de l’ABBL, le problème n’est pas la réglementation née de la crise de 2008-2009 mais les couches qui ont été ajoutées ensuite pour tenter de rendre chaque dispositif plus parfait que le précédent. (Photo: Eva Krins/Maison Moderne)

Comment vivez-vous le «banking bashing» actuel?

«Franchement, c’est frustrant. Triste aussi. Être banquier, c’est un peu comme au foot, tout le monde pense être l’entraîneur, mais peu savent comment ça fonctionne vraiment. Il y a des critiques justifiées, bien sûr. Mais beaucoup de choses sont la conséquence de la surréglementation. Depuis la crise de 2008, la pression est énorme. Résultat: des banques ont arrêté de financer les PME ou d’ouvrir des comptes complexes. Trop de contraintes, trop peu de rentabilité. On a dû embaucher plus de gens en conformité, en audit, en risk management… que pour gérer les clients! Et c’est là que le métier change. Des secteurs entiers ne sont plus servis. C’est dommage.

Et cela freine aussi le développement de la place financière…

«Oui, et c’est préoccupant. Si on veut rester une place d’avenir dans les fonds, le private equity, etc., il faut pouvoir ouvrir des comptes pour ces clients. Sinon, cette activité ira ailleurs. À l’ABBL, on a travaillé sur des guides pratiques pour aider les clients à préparer leur dossier avant de demander l’ouverture d’un compte. Ce n’est pas normal que cela prenne six ou sept mois.

Mais la réglementation est venue de la crise de 2008-2009 parce que les banques s’étaient un peu, disons, égarées…

«La réglementation est nécessaire. Mais parfois, on cherche la perfection, et ça devient contre-productif. Après 2008, les premières réglementations étaient utiles. Mais depuis, il y a eu une surenchère. Ce n’est pas qu’il faut moins de règles, mais il faut des règles plus simples. Sinon, on perd en compétitivité.

Un risque avec les conventions bilatérales discutées par Trump

Est-ce que les tensions actuelles avec les États-Unis pourraient avoir un impact?

«Pas directement sur la place financière aujourd’hui. Les fonds d’investissement luxembourgeois ne sont pas massivement distribués aux particuliers américains. Et la plupart de nos banques sont sous supervision européenne. Mais il y a un risque sur le long terme: les États-Unis négocient pays par pays, ils adaptent leur fiscalité avec des traités de double imposition, ils pèsent lourd. D’autres pays, comme la Suisse ou l’Irlande pourraient en profiter pour alléger leurs règles, et nous, on risque de rester seuls avec notre fardeau réglementaire.

Le Luxembourg devrait-il créer un fonds de réserve stratégique?

«Absolument. C’est ce que je dis depuis des années: on a vécu 30 ans d’âge d’or. Mais on n’a pas constitué de réserves. On a tout dépensé en social. Chaque gouvernement a rajouté une couche. On devrait avoir une cagnotte stratégique pour défendre nos secteurs clefs, investir quand il faut protéger nos parts de marché. Sinon, d’autres viendront prendre notre place.

Et politiquement, est-ce que ce type de réforme est possible?

«Ce sera de plus en plus difficile pour les démocraties. Il faut du courage pour imposer des réformes. Et du talent pour convaincre les citoyens. Et en face, les populistes diront:  “Chez nous, vous n’avez pas besoin de tout ça”. C’est le vrai danger.»