La Grande-Duchesse lance un appel pour briser le silence autour du viol de guerre. (Photo: Emanuele Scorcelletti)

La Grande-Duchesse lance un appel pour briser le silence autour du viol de guerre. (Photo: Emanuele Scorcelletti)

Ils vous ont peut-être échappé pendant l’année. Retrouvez tous les jours de l’été un grand entretien paru dans le magazine Paperjam. Aujourd’hui, une interview de S.A.R. la Grande-Duchesse.

Attachée aux traditions et aux valeurs du pays, Maria Teresa de Luxembourg n’hésite pas à bousculer les codes. Et à mobiliser autour d’elle pour organiser un premier forum international sur le viol commis sur le terrain de conflits armés. Sensible à la détresse au Luxembourg également, la Grande-Duchesse prévient du risque de dérive vers les extrémismes que peut engendrer l’exclusion.

Cet article est paru dans l’édition d’avril 2019 de .

Madame, pourquoi vous saisir de l’enjeu du viol en situation de guerre, organiser un premier forum et lancer un appel international?

. – «La conférence donnée en 2016 par le Dr Denis Mukwege à la Philhar­monie, ici au Luxembourg, a été un moment-clé. J’ai été bouleversée par son témoignage. Avant cela, j’avais vu un reportage à la télévision française sur l’action qu’il mène dans son Hôpital de Panzi, en République démocratique du Congo. Je me suis dit que nous étions face à un problème gravissime sans prise de conscience majeure. J’ai sollicité une entrevue avec le Dr Mukwege lors de son passage au Luxembourg.

Nous nous sommes rencontrés au palais. Il y a tout de suite eu un déclic entre nous, une très bonne entente. Je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour l’aider. Il m’a expliqué qu’il venait de fonder un mouvement mondial réunissant des survivantes de violences sexuelles dans les conflits. Pour se reconstruire, ces femmes ont besoin de reconnaissance, elles ont besoin qu’on leur donne une voix. J’ai proposé au Dr Mukwege d’être mon partenaire pour organiser ce forum, qui poursuit le même objectif que le Mouvement. La réponse favorable a été immédiate!

Le fruit d’une rencontre…

«Oui, le fruit d’une rencontre. Cela m’est arrivé avec plusieurs personnes dans ma vie, dont le professeur Yunus.

Quelle était l’ambition de départ du forum?

«J’ai voulu composer un programme que je n’avais jamais vu auparavant dans des conférences internationales, et j’en ai fait beaucoup. Je voulais d’abord que les victimes aient une place centrale et qu’elles prennent la parole. Pas les spécialistes. Je considère que la voix des victimes est la plus importante, qu’elles ont un courage extraordinaire qui nous sert d’exemple et nous donne beaucoup de force. Ce sont elles qui sont à même de savoir ce dont elles ont besoin. Autour d’elles, j’ai invité tous les représentants nationaux, internationaux et les grandes organisations internationales concernées. Mais je voulais surtout que ce forum soit ouvert à tous les Luxembourgeois et à l’international.

Au départ de ces lignes de force, je le voulais aussi extrêmement vivant. J’aimerais que les personnes qui vont prendre la parole ne soient pas uniquement celles qui sont érudites, mais celles qui savent faire passer un message, qui savent communiquer. Ce forum est un peu mon bébé. J’ai essayé de le rendre passionnant du début à la fin, en contraste avec ce que l’on peut souvent voir lors des conférences internationales sur ce type de sujet.

Depuis 1997, la Grande-Duchesse est Ambassadeur de Bonne Volonté de l’Unesco pour la lutte contre la pauvreté, l’éducation des jeunes filles et la promotion des microcrédits. (Photo: Emanuele Scorcelletti)

Depuis 1997, la Grande-Duchesse est Ambassadeur de Bonne Volonté de l’Unesco pour la lutte contre la pauvreté, l’éducation des jeunes filles et la promotion des microcrédits. (Photo: Emanuele Scorcelletti)

Quelle ambition poursuivez-vous avec l’appel que vous lancez le premier jour?

«Ce forum est un point de départ, il n’est pas une fin en soi. C’est un point de départ sur plusieurs plans. Je lance en effet tout d’abord un appel, car j’ai toujours été étonnée que les personnes qui ont une visibilité à l’international ne soient pas capables de se mettre ensemble face à une thématique aussi grave et de dire ‘stop’, on ne peut plus accepter cela.

C’est ce que je prétends faire avec mon appel, qui recueille l’adhésion et la signature de toutes les personnalités qui nous rejoignent ou d’autres qui soutiennent la cause sans pouvoir être présentes, comme Christine Lagarde. Je veux mobiliser pour dire que nous ne pouvons plus accepter cela. Nous n’avons pas la prétention d’arrêter les guerres, mais au moins le viol de guerre.

Comment expliquez-vous ce silence qui règne autour de ce crime?

«Le silence permet l’impunité, c’est le grand problème. Mais il y a ‘un avant’ et ‘un après’ le prix Nobel de la paix reçu par Nadia Murad et le Dr Mukwege en 2018. Avant, on évitait la thématique, on ne voulait pas la regarder en face. Or, les victimes ont besoin d’être entendues et de parler. C’est ‘nous’ qui ne voulons pas entendre. Je suis fière que le G7, qui sera organisé cette année à Biarritz, ait inclus le viol comme arme de guerre et les violences en zones sensibles dans la partie ‘Gender’ de son agenda.

Nous voulons rassembler le maximum de personnes autour de nous pour travailler dans la même direction et arriver à faire changer les choses.
S.A.R. la Grande-Duchesse

S.A.R. la Grande-Duchesse

J’ai été voir Brigitte Macron, accompagnée de ses conseillers, à ce sujet, c’est la première fois qu’ils entendaient parler de la thématique de cette façon. Et ils ont accepté de faire remonter cette préoccupation. Nous voulons rassembler le maximum de personnes autour de nous pour travailler dans la même direction et arriver à faire changer les choses. Plus on sera nombreux à le faire, mieux ce sera.

Avez-vous réussi à convaincre d’autres responsables politiques?

«Le prix Nobel y a contribué pour beaucoup. J’ai aussi la chance d’être accompagnée ici par notre gouvernement, par M. et M. . J’en arrive à mon autre préoccupation dans le cadre de ce forum, et qui était très importante pour moi: mettre le Luxembourg en lumière, et dans une autre lumière que celle que l’on peut percevoir de l’étranger. Nous sommes quand même un des pays les plus généreux par tête d’habitant pour l’aide au développement. J’aimerais qu’on en parle aussi de temps en temps. Ce forum est une occasion aussi de montrer au monde ce qu’est le Luxembourg.

Les attaques dans la presse étrangère à l’égard du Luxembourg vous touchent?

«Elles me blessent terriblement. Quelquefois, j’ai envie qu’on se défende plus. J’aimerais bien qu’on réponde. Nous avons une timidité qui n’est pas bonne dans ce cadre, car elle peut entretenir les idées reçues.

Comment ancrer ce forum dans le «concret»?

«L’appel est déjà un acte concret. Il y a aussi un moment très important lors de la soirée à la Philharmonie, je l’appelle ‘la réparation’. Les victimes m’ont dit que personne n’avait jamais reconnu de manière officielle ou solennelle l’horreur qu’elles ont vécue. Si elles veulent se reconstruire, cela passe par là. Ça passe par la reconnaissance internationale de l’horreur qui existe, et qu’elles ont vécue. J’ai aussi voulu que la soirée soit suivie par un concert avec Gast Waltzing et l’Orchestre philharmonique du Luxembourg, accompagné de deux chanteuses, Dobet Gnahoré et Morgane Ji, pour fêter la victoire des survivantes!

Quand j’ai pris en main la cause de la micro­finance avec le professeur Yunus, personne ne savait ce qu’était le microcrédit.
S.A.R. la Grande-Duchesse

S.A.R. la Grande-Duchesse

Il ne faut donc pas avoir peur de bousculer les codes, même en tant qu’Altesse Royale…

«C’est profondément dans mon tempérament. J’ai mené des études de Sciences Po, avec l’objectif de travailler dans l’humanitaire. J’ai toujours voulu être le porte-parole de ceux qu’on n’entend pas. Je me suis dit que ces études permettaient d’avoir une formation générale pour défendre ceux qui ne peuvent pas se défendre. J’ai toujours eu cela en moi. Quand je me suis mariée, j’ai réalisé que j’avais le privilège d’être à une place où je pouvais vraiment mettre certains problèmes en lumière. Je me suis toujours mis comme défi de défendre les causes les plus difficiles, les moins entendues, les moins regardées.

C’est ça qui m’a amenée dans les prisons du Burundi. Pendant 10 ans, on m’a raconté à tous les niveaux qu’il n’y avait pas de mineurs emprisonnés dans ces prisons pour des délits de droit commun. Il a suffi que plusieurs personnes me disent, et à plusieurs reprises, qu’on exagérait sur ce point pour que je décide de partir constater cela sur place, dans les prisons, et découvrir la vérité.

Quand j’ai pris en main la cause de la micro­finance avec le professeur Yunus, personne ne savait ce qu’était le microcrédit, ni qu’il s’agit d’un outil de financement, un moyen efficace pour combattre la misère. À la place où je suis, et dans l’institution à laquelle j’appartiens, c’est très peu courant de faire le choix de se battre dans ces directions, et ce n’est pas toujours facile.»

Retrouvez la seconde partie de cette grande interview .