Jean-Pierre Zigrand a rejoint la London School of Economics à Londres après ses études et en est devenu l’expert en risques systémiques. (Photo: Jeremie Souteyrat)

Jean-Pierre Zigrand a rejoint la London School of Economics à Londres après ses études et en est devenu l’expert en risques systémiques. (Photo: Jeremie Souteyrat)

Directeur du centre de recherche sur les risques systémiques à la London School of Economics, le Luxembourgeois Jean-Pierre Zigrand est l’invité du Paperjam Club ce mercredi 2 décembre à 18h. En prélude, il s’est penché pour Paperjam sur les risques de bulle dans le secteur immobilier grand-ducal.

Les prix de l’immobilier ont continué à fortement grimper au Luxembourg malgré le confinement du printemps. Comment expliquer cette envolée des prix depuis plusieurs années?

Jean-Pierre Zigrand. – «Les prix de l’immobilier sont en hausse un peu partout dans le monde, ce n’est pas un problème uniquement lié au Luxembourg. Ils dépendent toujours de la combinaison de différents facteurs. D’un côté, on a la valeur des loyers capitalisés dans la valeur du bien immobilier, qui est déterminée par la santé de l’économie réelle. De l’autre, on doit regarder le niveau des taux d’intérêt. Le fait que les taux d’intérêt soient bas actuellement pousse les gens à investir dans l’immobilier parce que les livrets d’épargne ne rapportent plus grand-chose et que les bourses sont trop volatiles. Ils préfèrent donc acheter un bien immobilier dont ils peuvent anticiper le loyer. Au Luxembourg, je pense que c’est vraiment ce phénomène de taux d’intérêt qui joue aujourd’hui. Il faut admettre que la situation du pays est étrange. L’économie tourne bien et l’immigration est forte. Les loyers devraient logiquement augmenter. Or, ils ne progressent pas tant que ça. C’est donc moins le besoin de se loger que le souci d’investir qui influe sur les prix de l’immobilier.

Un réflexe propre aux Luxembourgeois?

«Le cas du Luxembourg est assez exceptionnel. Je ne connais pas de comportements similaires dans d’autres pays. Les résidents investissent leurs avoirs quasi exclusivement dans l’immobilier. Pas moins de 84% du patrimoine des Luxembourgeois est investi dans la brique d’après les dernières études publiques. Bien que les systèmes de pension jouent un rôle, c’est quand même inouï. En France, la moyenne est plutôt de 50%, et en Grande-Bretagne, elle est de 36%.

C’est culturel?

«C’est difficile à dire. C’est sans doute en partie culturel. Au Luxembourg, tout le monde a toujours possédé sa maison. Mais il faut aussi tenir compte d’un effet de renforcement. En observant que les prix des maisons grimpent sans discontinuer, les gens sont tentés d’investir. En Allemagne, par exemple, les prix de l’immobilier n’évoluent pas beaucoup, ce qui fait que les gens ne sont pas tentés d’investir dans la brique. Pour les Allemands, une maison est le lieu que l’on habite, pas un bien d’investissement. Mais au Luxembourg, parce qu’on a beaucoup investi et que l’économie tourne bien, les prix ont beaucoup grimpé, ce qui renforce à nouveau le désir d’y investir. Aujourd’hui, lorsqu’ils regardent 40 ou 50 ans en arrière, les gens se disent qu’ils ont bien fait d’investir dans l’immobilier. Ils auraient pu gagner plus en bourse, mais c’est plus risqué et les statistiques d’investissements révèlent que les Luxembourgeois ne sont pas naturellement enclins au risque. On ne peut donc que leur donner raison. Et il y a de fortes chances pour que les prix continuent d’augmenter par cet effet de renforcement. On considère généralement qu’après huit trimestres d’accroissement continu des maisons, la probabilité que la hausse se poursuive encore un trimestre de plus est de 90%.

Mais est-il logique de voir les prix des maisons et appartements augmenter à un rythme de 10% par an comme on l’observe ces dernières années?

«C’est logique dans la mesure où un nombre important d’investisseurs sont intéressés par l’immobilier. Mais je ne suis pas certain que cela soit sain. Le problème au Luxembourg, c’est que l’on dispose de très peu de données. Cela complique donc mon analyse en tant qu’académique. On ne sait pas exactement qui achète ces biens: les Luxembourgeois fortunés ou des investisseurs étrangers? Dans la mesure où les loyers augmentent peu, on doit probablement écarter l’idée que c’est le manque de biens pour se loger qui fait grimper les prix. Il s’agit donc en partie probablement d’investisseurs luxembourgeois, mais des investisseurs étrangers qui voient les prix monter au Luxembourg de 10% par an vont vouloir entrer dans le jeu, c’est naturel. C’est ce phénomène qui contribue aussi à des augmentations supplémentaires de 10% l’année suivante.


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Vous pointez un problème de données. Le politique doit donc développer de nouveaux outils de collecte des données afin de mieux maîtriser la situation?

«Absolument. Je n’envie pas les politiciens et les régulateurs. Ils n’ont pas accès actuellement à toutes les données nécessaires. J’ignore les raisons de cette situation, mais en règle générale les petits pays manquent de données. Il s’agit souvent d’une question de coûts fixes trop importants par rapport à la taille de la population, même si, aujourd’hui, ce n’est plus une excuse valable. Ceci dit, l’information s’est améliorée depuis 10 ou 20 ans. Jusqu’à une certaine époque, le côté secret des données a joué un rôle. En Grande-Bretagne, c’est totalement différent. Tout est public. À partir d’une adresse, on peut tracer l’évolution des prix pour une même maison ou un même appartement, sans que le nom des acheteurs apparaisse. Mais le recensement des prix évolue aussi au Luxembourg, c’est important.

C’est important de pouvoir retracer l’évolution de l’immobilier sur le long terme?

«Oui, certainement. Prenez le cas d’Amsterdam. Les informations concernant les prix de vente des maisons remontent à l’an 1650. On peut donc retracer l’évolution des prix au cours des 350 dernières années. Ainsi, on voit par exemple que les prix réels en l’an 1650 sont les mêmes qu’en 2000. Ils ont augmenté à certaines époques, mais ils se sont par contre effondrés entre 1820 et 1860. Cet exemple permet de voir que toutes les évolutions sont possibles dans l’immobilier. Au Luxembourg, le passé de l’immobilier ne remonte pas à plus de 45 ans. Les personnes en charge du risque systémique du pays, par manque de données, ne peuvent pas retourner plus loin que les années 1970. Le passé récent n’ayant recensé aucun épisode difficile pour l’immobilier, il est difficile de proprement calibrer les modèles pour savoir l’étendue réelle de la surchauffe actuelle ou du risque de mener à une explosion.

Ce risque d’explosion, il est réel?

«Il existe bel et bien une surchauffe sur le marché immobilier luxembourgeois. Si vous lisez la Revue de stabilité financière de la Banque centrale du Luxembourg, des chercheurs ont conclu, à partir de quatre modèles différents, à une surévaluation des prix d’environ 6% en 2020 par rapport à la moyenne récente. De là à dire que l’explosion d’une bulle est probable… Il n’y a pas de raison d’envisager de catastrophe au Luxembourg, mais le pays se trouve dans une situation de prix un peu trop élevés parce que les gens achètent en espérant voir les biens s’apprécier, ce qui est toujours dangereux. C’est ce phénomène qui entraîne des bulles.

Justement, comment expliquez-vous ce phénomène des bulles?

«Une bulle immobilière peut se développer lorsque les gens achètent une maison ou un appartement dans l’espoir de le/la revendre à un prix plus élevé et pas parce qu’ils espèrent des loyers suffisamment élevés pour rembourser le prix qu’ils ont payé. Dès qu’on n’achète pas un bien en vue de l’obtention d’un loyer, mais avec l’ambition de le revendre à un autre acheteur encore plus optimiste deux ou trois années plus tard, on contribue à la création d’une bulle. Mais il est toujours très compliqué de reconnaître la formation d’une bulle. Même les milieux académiques ne sont pas d’accord sur les situations de bulle. On discute toujours la question de savoir si la crise de 2000 était liée à une bulle des actifs financiers ou pas. Pouvoir dire qu’une classe d’actifs est surévaluée est toujours très compliqué.

Mais ce pourrait être le cas au Luxembourg?

«On ne le sait pas exactement. La Banque centrale parle d’une surchauffe de 6%. Moi, je regarde plutôt les loyers, qui sont purement le signal de l’offre et de la demande d’habitations. Or, ils n’augmentent pas, malgré le manque de biens que tout le monde constate. On peut donc en déduire qu’un très grand nombre de personnes qui acquièrent un bien le font avant tout pour investir. Si les prix augmentent, c’est sans doute moins à cause d’un besoin d’habitations que d’un souci d’investissement, donc de spéculation. Le fait que les loyers soient déconnectés des prix résonne comme une alarme. Mais ce n’est pas non plus un mouvement forcément irrationnel. Les taux d’intérêt sont très bas et l’argent placé en banque ne rapporte quasiment plus rien.

Si on admet l’idée que les prix immobiliers au Luxembourg sont dans une bulle, qu’est-ce qui pourrait provoquer l’explosion de cette bulle?

«Je n’entrevois pas d’explosion de la bulle. On connaîtra peut-être un mouvement d’arrêt à un moment donné et les prix commenceront à régresser. Mais je ne vois pas cette situation se produire à court terme. Les bulles ne doivent pas nécessairement éclater du jour au lendemain. Cela peut se produire dans 20 ans. Une bulle n’explose qu’à partir du moment où les gens qui ont acheté des biens avec l’espoir de les revendre plus cher observent que la situation n’est plus favorable et que leurs plans de sortie du marché sont à risque. À partir de ce moment, ils se mettent à céder des biens. Si les taux d’intérêt se remettent à grimper de 1% ou 2%, cela va produire des dégâts. En fait, plus les taux d’intérêt sont bas – or ils sont très bas actuellement –, plus la sensibilité des prix à une remontée de ces taux est élevée.

Lorsqu’une bulle immobilière explose, la diminution des prix s’opère lentement.
Jean-Pierre Zigrand

Jean-Pierre ZigrandDirecteurcentre de recherche sur les risques systémiques à la London School of Economics

Vous ne voulez cependant pas vous montrer trop inquiet?

«Le marché de l’immobilier ne fonctionne pas comme celui des obligations et actions. Pour celles-ci, une augmentation des taux d’intérêt entraînerait directement une forte diminution des prix. Dans la mesure où ces actifs sont cotés en bourse, le changement de politique monétaire se reflète instantanément sur les cours. Ce n’est pas le cas pour les maisons. Il s’agit de biens qui se vendent lentement. Par expérience, on sait que lorsqu’une bulle immobilière explose, la diminution des prix s’opère lentement. La grande exception est cependant la crise de 2007-2008 liée aux subprimes avec des prix qui ont dégringolé de plus de 40% dans certains pays. Mais, dans l’ensemble, le côté intéressant des biens immobiliers est qu’il s’agit d’une classe d’actifs qui ne réagit pas rapidement. L’augmentation des taux d’intérêt provoquera une baisse des prix, mais celle-ci se fera lentement. Je ne pense pas que beaucoup de gens au Luxembourg seront contraints de vendre leurs biens rapidement. Mais il y aura sûrement des regrets.

On ne risquerait donc pas de scénario catastrophe?

«Certainement pas. Au Luxembourg, les personnes qui achètent des biens ne sont en règle générale pas des gens très endettés en termes de loan to value (ratio d’emprunt sur la valeur des biens, ndlr) ou en termes de revenus après service de la dette, qui ne pourraient plus payer les intérêts si ceux-ci venaient à augmenter un peu. D’autant que beaucoup de prêts immobiliers sont à taux d’intérêt fixes.

Comment analysez-vous le comportement des banques face à l’emballement du secteur immobilier?

«En général, les banques se sont montrées raisonnablement prudentes face au risque. Les ratios d’emprunt sur la valeur des biens au Luxembourg sont à un bon niveau. Ce n’est pas le cas dans de nombreux pays. Les gens disposent déjà d’une certaine mise de départ et peuvent généralement se contenter d’emprunter 70% de la valeur totale. Il s’agit donc d’un important coussin de protection pour les banques. Par contre, le ratio d’emprunt par rapport au revenu est nettement plus élevé que dans les autres pays, ce qui pose des risques potentiels.

Des instances internationales, comme l’OCDE par exemple, s’inquiètent justement du poids de l’emprunt par rapport aux revenus des ménages…

«Oui, c’est vrai. Mais d’un autre côté, les banques sont protégées grâce aux montants des emprunts qui sont bas par rapport à la valeur des biens. Je ne dis pas que les risques n’existent pas, mais des mesures ont été prises pour minimiser les problèmes éventuels pour les institutions bancaires. Il se peut évidemment que des banques aient fait des emprunts dangereux, mais je n’en ai pas connaissance. Si on regarde les statistiques de la Banque centrale, en moyenne le ratio emprunt/valeur du bien est confortable. Mais cela peut évidemment cacher une distribution assez disparate. Il est possible que des banques aient accordé des prêts à 100% de la valeur du bien. Mon boulot consiste à réfléchir sur des scénarios qui puissent générer des risques systémiques, et il y en a, mais ce n’est pas mon scénario principal.

Les banques luxembourgeoises n’accordent pas des prêts trop facilement?

«Ce n’est pas dans la tradition, mais il faut se méfier de la compétition dans un environnement de taux bas, toujours nuisible à la rentabilité des banques. Pour ne pas perdre un gros client, il est possible qu’une banque en vienne à accorder un prêt plus élevé que ce qu’elle aurait fait dans le passé. Si vous regardez les conséquences de la crise financière de 2007-2008, la valeur des biens immobiliers a chuté au Luxembourg, mais d’à peine quelques pourcents. Certaines banques ont connu des problèmes, mais ils n’étaient pas liés à des prêts immobiliers accordés au Luxembourg. Cette crise a eu valeur de test et on a observé que les actifs immobiliers luxembourgeois des banques ont bien résisté.

Même si la situation reste sous contrôle actuellement, le politique doit-il prendre des mesures pour éviter tout risque lié à une éventuelle bulle?

«Oui, tout à fait. Il a d’ailleurs déjà légiféré récemment sur la possibilité d’imposer des mesures macroprudentielles. Si elle le voulait, à travers les recommandations du Comité du risque systémique, la CSSF pourrait désormais imposer des limites aux ratios d’emprunts par rapport aux revenus ou à la valeur des biens. Le pays dispose donc désormais d’outils qui sont déjà utilisés dans la plupart des autres pays. Mais l’intérêt est aussi de ne pas bouleverser l’équilibre trop rapidement. Dans la mesure où les Luxembourgeois ont placé tous leurs œufs dans le même panier, un durcissement des mesures d’emprunt ferait diminuer les prix, et les propriétaires luxembourgeois, qui sont aussi les électeurs, en seraient frustrés. Dans la mesure où l’immobilier représente une grande partie du patrimoine au Luxembourg, agir sévèrement serait contre-productif. Les régulateurs font donc face à une situation délicate. Ils doivent pouvoir agir pour éviter une envolée des prix, suivie par des pertes difficilement surmontables et des répercussions négatives dans les agrégats macroéconomiques, mais pas trop sévèrement pour ne pas entraîner des conséquences importantes et évitables sur l’économie du pays.

Mais disposer d’outils est quand même nécessaire?

«Oui. Il faut pouvoir faire en sorte que la bulle n’explose pas. Si de plus en plus d’investisseurs achètent des biens pour les revendre rapidement, elle va exploser. La bulle a ses limites, surtout dans un pays comme le Luxembourg, qui ne compte que 600.000 résidents. Les responsables politiques doivent donc jouer subtilement en prenant des mesures pour décourager des investissements spéculatifs sans pour autant risquer de détruire le patrimoine national. Ceci inclut aussi des mesures d’imposition, comme renoncer à des impositions régressives tel le subside des dettes par la déductibilité fiscale des intérêts, ou introduire des taxes foncières qui ne créent pas de distorsions. Ces recettes aident à diminuer l’accumulation de positions à haut risque systémique et, en même temps, elles peuvent être utilisées pour réduire les impôts sur le revenu des plus bas salaires.

Les acheteurs potentiels doivent-ils commencer à hésiter face aux prix qui leur sont proposés?

«Les rendements locatifs sont très bas. Ils sont d’environ 3%, ce qui veut dire que les prix sont très élevés. Mais les gens anticipent que les taux d’intérêt restent très bas. Donc 3%, c’est mieux que ce qu’une banque peut offrir. Investir n’est donc pas irrationnel si on anticipe des taux bas pour longtemps et une économie performante qui génère des loyers suffisants, mais il est quand même raisonnable de songer à diversifier ses investissements. Le temps a donné raison aux Luxembourgeois qui ont investi dans la brique, mais désormais, miser tout sur l’immobilier et sur le crédit me semble assez risqué. Or, on le voit dans les statistiques, les Luxembourgeois investissent très peu dans les actions et obligations.

Une situation étonnante pour un pays comme le Luxembourg…

«Oui, c’est étrange. Alors que le pays est un des tout grands centres mondiaux pour les fonds d’investissement, ses citoyens se refusent à envisager autre chose que l’immobilier pour leurs placements.»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  qui est parue le 25 novembre 2020.

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