Paulette Lenert s’est retrouvée face à une crise sans précédent peu de temps après sa prise de poste. (Photo: Andrés Lejona / Maison Moderne)

Paulette Lenert s’est retrouvée face à une crise sans précédent peu de temps après sa prise de poste. (Photo: Andrés Lejona / Maison Moderne)

Ministre de la Santé depuis désormais un an, juste avant que le Covid-19 ne frappe l’Europe et le Luxembourg, Paulette Lenert (LSAP) n’a eu que très peu de temps pour s’adapter à son nouveau portefeuille. Elle revient sur cette année très intense.

Vous êtes entrée au ministère de la Santé voici presque un an, juste avant l’arrivée du Covid-19 en Europe et au Luxembourg. Quand avez-vous pris conscience de la gravité de la situation?

. – «En écoutant les informations internationales, avec les premiers cas en Europe. En voyant les images brutales en Italie, nous avons réalisé que quelque chose de grave se passait. Et que cela allait arriver chez nous en peu de temps.

Quelles ont été vos impressions?

«C’était inimaginable: jamais je n’aurais imaginé qu’en Europe on puisse en arriver là aussi rapidement, au point de ne plus pouvoir admettre de gens à l’hôpital, avec des urgences débordées, des chaînes de corbillards. Ce sont des images qui m’ont vraiment marquée. Au début de cette crise, je me suis souvent réveillée en me demandant si c’était un mauvais rêve.

Quand le ministère de la Santé a-t-il commencé à se préparer?

«Les préparatifs ont commencé dès le mois de décembre, mais en coulisses. Pour moi qui découvrais tous les dossiers, dans les premiers temps, il ne s’agissait que d’un parmi d’autres. La priorité était plutôt de savoir comment on allait avancer avec la nouvelle ministre sur le Gesondheetsdësch. L’urgence du Covid s’est accentuée seulement ensuite.

Décider de mettre en place un lockdown dans son pays, c’était très lourd, presque irréel.
Paulette Lenert

Paulette Lenertministre de la Santé

Le confinement a été décidé dès la mi-mars. Comment en arrive-t-on à prendre une telle mesure?

«Ce sont des décisions surréalistes. On entend que les premiers cas arrivent, qu’il faut agir vite, et c’est très difficile, vraiment. Prendre la décision de mettre en place un lockdown dans son pays, c’était très lourd, presque irréel aussi.

Une telle responsabilité n’est-elle pas trop écrasante?

«Une crise sanitaire est une crise nationale. Le Premier ministre en est en charge avec le Haut-­Commissariat à la protection nationale et le ministre de ressort. Nous sommes donc devenus un tandem très rapidement. Et c’est très réconfortant de travailler en équipe. Sans cela, je ne sais pas comment j’aurais pu gérer.

Avez-vous reçu du soutien?

«J’ai eu le soutien des autres collègues, surtout au niveau des ressources humaines. Et quand nous avons dû faire des achats en Asie ou ailleurs, des gens du secteur privé nous ont rejoints. Ils passaient la nuit au ministère pour effectuer des commandes. C’était de la solidarité spontanée. Avec la Fonction publique, nous avons réussi à gérer cela de manière très flexible, afin d’obtenir des contrats le jour même. Il ne s’agissait pas du tout de la lourdeur administrative qu’on imagine en temps normal.

Le choc de la crise a créé une unanimité derrière l’action du gouvernement. Mais des critiques sont venues par la suite…

«C’est vrai que, au début, cet état de choc a aidé à se montrer rapide dans l’action. Par la suite, les choses ont été beaucoup plus débattues et discutées. Certains veulent que des secteurs d’activité restent ouverts, d’autres sonnent l’alerte pour des mesures plus fortes. Le plus difficile est de pouvoir faire abstraction des polarisations, de trouver sa propre conviction.

En quoi cette polarisation est-elle difficile à gérer?

«Les gens qui essaient de vous convaincre viennent avec des émotions fortes: vous allez provoquer des faillites, des suicides. Dans les maisons de retraite, la situation était très dure, les résidents sont restés isolés de longues semaines. Vous entendez dire que vous êtes cruelle, inhumaine… Ce sont des adjectifs très forts. En même temps, ce sont des réalités. Et savoir prendre de la distance reste compliqué.

La science est un critère majeur dans la prise de décisions, mais d’autres facteurs sont à prendre en considération. Comment faites-vous la part des choses?

«On nous demande souvent: où sont les bases? Mais nous n’avons tout simplement pas de bases scientifiques par rapport à de nombreux paramètres. Mais alors, qu’est-ce qu’on fait? Rien? Ce n’est pas possible. L’essentiel tient à l’évaluation des risques, ce qui a trait à la gestion de manière générale. Ce sont des compétences qui sont indépendantes du fait que l’on soit médecin ou expert. Il faut savoir prendre des décisions, avoir sa propre façon de les prendre.

Le ministre français de la Santé, Olivier Véran, est médecin, comme son homologue belge, Maggie De Block, dans le précédent gouvernement fédéral. Vous ne l’êtes pas. Est-ce un handicap?

«Pas vraiment. Gérer une crise demande une multitude de compétences. Or, je connais très bien le secteur public pour y avoir passé toute ma carrière. C’est un grand avantage aussi de savoir comment fonctionne l’État et de disposer du réseau qui va avec.

Un ministre médecin serait sans doute plus tributaire d’experts organisationnels autour de lui, alors que, moi, je suis tributaire de l’expertise médicale. Mais je me sens en confiance. J’ai beaucoup de médecins autour de moi. Et j’ai la chance d’avoir le docteur , un expert en maladies infectieuses, qui joue son rôle en tant que directeur de la Santé. Enfin, mon métier de magistrat m’a beaucoup aidée…

De quelle manière?

«C’est un métier où, par nature, on est toujours confronté à deux positions. Il y a des émotions, c’est polarisé. Ce qui fait que les gens se retrouvent devant un tribunal. On apprend donc à savoir prendre de la distance, à se créer sa propre opinion par rapport à une problématique.

Dans cette crise, toute décision a un prix…

«Ce qui est lourd à gérer. Parce qu’il n’y a pas de solutions faciles. Si on agit trop tard, on crée des dégâts d’un point de vue sanitaire, avec peut-être des confinements plus longs que si l’on avait agi plus vite. Mais si on réagit trop tôt, on crée un impact sur l’économie ou sur l’enseignement et bien d’autres aspects sociétaux.

Comment voulez-vous que des mesures de lutte contre une pandémie soient cohérentes?
Paulette Lenert

Paulette Lenertministre de la Santé

On vous reproche souvent un manque de cohérence dans vos décisions…

«Et je sais que ça ne peut pas être cohérent! Comment voulez-vous que des mesures de lutte contre une pandémie soient cohérentes? On doit faire des choix. Si on cherche à être cohérent sur tous les plans, soit on ferme tout, soit on ouvre tout. Parce qu’il y a toujours une limite et quelqu’un qui va vous dire: mais pourquoi moi? Pris individuellement, chaque restaurateur vous dira qu’il a pris toutes les dispositions de sécurité. Et c’est vrai, ils ont fait beaucoup à ce niveau. Mais le problème n’est pas là. Il est dans le fait que les gens soient en interaction. C’est un dommage collatéral, personne n’est coupable. Il faut faire des choix et ce ne sera jamais équitable à 100%. Ça ne peut pas l’être.

Doutez-vous souvent?

«Tout le temps, tous les jours. Mais je suis quelqu’un qui sait prendre des décisions et les assumer. Je ne ressasse pas. Les décisions ne peuvent pas être parfaites, c’est normal dans ce contexte. Je cherche toujours à être en phase par rapport à ce que je peux assumer. Ça a toujours été le cas jusqu’à maintenant.

Vous ne regrettez aucune décision?

«Si vous pouviez retourner dans le passé, qu’est-ce que vous changeriez? Au moment où elles ont été prises, je pense qu’il s’agissait des meilleures décisions possible. Maintenant, si je pouvais retourner en arrière, nous aurions peut-être fermé plus tôt, en octobre. Nous voulions nous donner une chance de réussir avec des mesures moins restrictives. Mais on ne peut pas tout savoir à l’avance. C’est compliqué.

Quels sont vos souvenirs les plus stressants?

«C’est de voir les hôpitaux se remplir. Au Luxembourg, nous avons quatre hôpitaux. S’ils sont pleins, ils sont pleins: nous n’avons pas la possibilité d’envoyer les gens dans une autre ville ou une autre région. Donc nous atteignons très vite la limite de capacité. Un autre moment très difficile a été cette crainte que les frontières ferment et que le personnel hospitalier ne puisse plus venir travailler. Nous aurions été échec et mat…

À un moment, l’Allemagne a fermé unilatéralement sa frontière. Comment avez-vous évité le blocage des frontaliers?

«Nous avons reçu l’annonce de la fermeture des frontières de l’Allemagne à 17 h, sans avoir été prévenus. Nous avons alors négocié pour que le passage soit encore possible le lendemain matin. Au cours de la nuit, avec le centre informatique, nous avons mis en place les laissez-­passer. Il a ensuite fallu les distribuer aux patrons pour qu’ils les donnent aux employés. Nous avons vécu un moment de stress vraiment infernal. Mais sans cela, nous n’aurions plus été en capacité de fonctionner.

Pouvait-on imaginer une telle situation?

«Personne n’aurait pu imaginer cette fermeture des frontières. J’habite à la frontière, à Remich, je me promène tous les jours de l’autre côté. Je n’ai jamais imaginé que les frontières puissent fermer à nouveau en Europe… C’était du jamais-vu.

Ce risque existe-t-il toujours?

«Cela reste une crainte, même si maintenant je pense – j’espère – que l’on n’en arrivera plus là. Mais cela nous ramène à la problématique du pays: nous sommes tributaires de la main-d’œuvre transfrontalière. Le personnel reste le stress majeur.

Cela fait partie des faiblesses que la crise a mises à jour. La Medical School est une des solutions apportées…

«Actuellement, une grande partie du personnel de santé va se former à l’étranger. Nous avons démarré récemment cette Medical School et, pour l’instant, nous avançons bien sur l’offre de formations au Luxembourg. En proposant des formations attractives sur place, non seulement les étudiants luxembourgeois resteront dans le pays, mais cela augmentera les chances qu’ils y passent leur vie ensuite. Il faut donc vraiment développer cette piste, parmi d’autres…

Quelles sont les autres pistes?

«Je suis convaincue que l’innovation, notamment la digitalisation, peut apporter beaucoup de progrès grâce à la prise en charge des patients à distance. La crise a donné un coup d’accélérateur à la téléconsultation. Mais il faut aussi attaquer le problème à la racine et miser très fortement sur la prévention. Si les coûts sont élevés pour la prise en charge de la maladie, cela vaut la peine d’investir un maximum, afin d’empêcher le développement de maladies chroniques. Certains pays sont beaucoup plus performants que nous sur ce point.

Cette crise marque-t-elle le début de l’Europe de la santé?

«Oui, il s’agit d’une prise de conscience énorme. On critique la politique de vaccination de la Commission, mais j’estime que c’est un premier grand succès, car nous avons réussi à agir ensemble. Et, même si la santé peut rester une compétence nationale, il faut davantage de politiques communes, davantage de concertations, avoir des plans de vigilance, de réaction, de crise, plus développés, qui institutionnaliseront ce que nous avons fait dans l’urgence, comme transférer des patients.

Avez-vous eu des journées libres depuis le début de la crise?

«Je suis partie en France en été, et j’ai dû avoir trois ou quatre jours sans interruption. Le reste des vacances, j’ai travaillé via Webex. Pendant les fêtes de fin d’année, j’ai travaillé tous les jours.

On me reproche de fermer l’horeca, mais je suis la première à le regretter.
Paulette Lenert

Paulette Lenertministre de la Santé

Qu’est-ce qui vous manque le plus?

«Les loisirs. Je n’en ai pratiquement plus. C’est vraiment boulot-dodo. J’essaie de faire une coupure le soir, de dormir. J’ai besoin de mes heures de sommeil, c’est réparateur, c’est ce qui me tient en vie. Mais beaucoup de choses me manquent, comme aller au cinéma ou se retrouver en terrasse avec des amis. Mais c’est le cas pour tout le monde. On me reproche de fermer l’horeca, mais je suis la première à le regretter. Aller avec mon mari au restaurant, même à deux, c’était la seule occasion de se changer les idées en sortant de chez soi…

Quel est votre planning de la journée?

«Je commence à travailler au lever du lit, avec les premiers coups de fil. Je commence très tôt à regarder ma boîte mail, afin de voir s’il y a des urgences – et il y en a presque tous les jours. Beaucoup de questions sont à trancher. Après j’enchaîne les rendez-vous. Et le soir, je lis ce qu’il y a à lire. Il y a encore souvent des décisions à prendre. Enfin, j’essaie de faire une coupure. Normalement, je promène mes chiens au moins une heure. Et je regarde les infos — mais même cette plage horaire me ramène souvent au coronavirus. Il devient donc de plus en plus difficile de s’octroyer ces petites parenthèses intellectuelles et physiques.

Si vous aviez su ce qui vous attendait, auriez-vous accepté ce ministère?

«Si j’avais pu lire dans le marc de café ce qui allait arriver, j’aurais dit: ‘Jamais de ma vie, je ne serai à même de gérer ça!’ Je n’aurais jamais osé accepter ce poste. Mais j’étais là et c’est arrivé. Dans ce cas de figure, il faut gérer, ne pas se poser de questions et faire de son mieux.

Avez-vous été surprise d’être désignée personnalité politique préférée?

«Oui, avant cette crise, je n’étais pas du tout un personnage public. Je ne sais pas à quoi cela tient. Mais cela fait du bien: les décisions sont très difficiles, je me rends compte à quel point elles impactent tout le monde. Et les critiques sont fréquentes: ce n’est pas clair, ce n’est pas cohérent… Au bout du compte, je commence à le croire aussi. Donc c’est rassurant, cela fait du bien moralement de voir qu’il y a beaucoup de gens qui sont derrière cette politique-là.

Est-ce que cela fait naître d’autres ambitions pour la suite?

«On me pose souvent la question, mais j’évite d’y réfléchir en ce moment. Pour moi, la vie politique est actuellement une expérience dure. J’adore le métier, la gestion de crise et le ressort de la santé, mais j’ai plus de mal à m’accommoder du volet politique. Tous ces débats, ce côté théâtral, ces grands effets de manche… Je suis habituée à travailler de manière plus factuelle et neutre. Il y a des semaines où je passe beaucoup plus de temps à expliquer ce que je fais qu’à travailler… Alors qu’avec la crise, il faut être surtout dans l’action.

Mais je m’impose de ne pas faire de jugements actuellement. Je sais que l’expérience est brutale à cause de cette crise et de l’exposition que j’ai. Ce n’est sans doute pas la normalité politique. Il faut avoir du recul pour en juger réellement. Donc j’y réfléchirai une fois que cette crise sera derrière nous.

En période de crise, un des enjeux majeurs est la communication. Quelle est votre méthode?

«Une règle majeure est de rester transparent et honnête. J’estime que je n’ai jamais embelli les choses. S’il y a des choses que j’ignore, je le dis. Et j’annonce des choses quand je dispose des informations nécessaires. Pour les vaccins, par exemple, nous avons passé énormément de commandes. Maintenant, est-ce que la production va suivre? Je ne sais pas. Et je ne vais pas m’exprimer, alors que je suis consciente que, vu le nombre de variables en jeu, ce serait de la pure spéculation. Je préfère dire aux gens que l’on fournira des détails lorsque l’on aura plus d’informations. C’est malsain de créer des illusions par rapport à des choses qui risquent d’être complètement remises en question par la suite.

Les vaccins sont-ils la solution ultime?

«Oui, aussi longtemps que l’on n’aura pas un médicament efficace pour diminuer le taux de mortalité, le vaccin est le grand espoir.

Une date de sortie de crise est-elle envisageable?

«C’est très difficile à dire parce que l’on ne connaît pas les quantités de vaccins qui vont arriver. Je suis assez confiante parce que nous commençons par les personnes plus âgées. Si elles sont vaccinées rapidement, le taux de mortalité diminuera. Et l’adhésion est grande: dans les maisons de soins, presque 90% des gens sont prêts à se faire vacciner, ce qui est un bon signe. Cela ne va pas résoudre le problème pour toute la population, mais cela aide.

Ces six prochains mois seront très difficiles à gérer.
Paulette Lenert

Paulette Lenertministre de la Santé

Malgré les vaccins, un confinement est-il toujours envisageable?

«On ne peut pas l’exclure. Les mois à venir seront très critiques, car même si les vaccins arrivent rapidement, on ne pourra jamais réussir à sécuriser les mois de janvier, février et mars. Et, très franchement, quand on voit ce qui se passe au Royaume-Uni et en Irlande, on ne peut rien exclure. Je crois que c’est le message que les gens doivent comprendre: si nous ne sommes pas très prudents, avec cette nouvelle souche du virus, le risque est grand.

Comment envisagez-vous les six prochains mois?

«Cela va continuer comme cela a commencé, je le crains. Il y aura du stress logistique avec les vaccins. Et la nécessité de maintenir les efforts par rapport aux gestes barrières. Avec, en plus, celle de maintenir le moral des gens parce que la crise dure: cela fait déjà un an et on le ressent. Donc ce sera vraiment un défi pour la communication et pour l’information du public. Je ne me fais pas trop d’illusions, ces six prochains mois seront très difficiles à gérer. Je crois même que ce seront les mois les plus difficiles.»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  qui est parue le 27 janvier 2021.

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