Votre démission signifie-t-elle votre départ à la retraite?
. – «Non, vous ne pouvez pas imaginer que je ne fasse rien [rires]. Il y a deux domaines dans lesquels je me suis spécialisée: la géopolitique et son influence sur la société, et les entreprises qui travaillent à l’international. Je conseille notamment des entreprises internationales pour leur expliquer comment la politique risque d’évoluer.
De quelle manière faites-vous cela?
«J’ai ma propre entreprise de conseils, qui s’appelle VivRe Consult. Les entreprises qui travaillent à l’international m’intéressent énormément, et avec mon expérience politique, elles me font confiance. Je suis aussi présente au sein d’‘advisory boards’ de plusieurs entreprises, également internationales, mais je préfère ne pas citer de noms. Mon expérience du développement de la politique, de l’économie internationale, de toutes les choses qui ne se lisent pas dans la presse, c’est ça mon rôle dans les ‘advisory boards’, parce que je ne suis pas quelqu’un qui peut faire de l’‘advising’ sur les chiffres. Ce qui m’intéresse, c’est vraiment d’aider les entreprises à se développer, donc je vais très bien choisir l’entreprise, ce qu’elle fait, si je trouve cela intéressant, utile, si cela contribue au développement de la société, et je m’engage vraiment. Je permets d’enlever leurs œillères aux chefs d’entreprise.
Vous vous intéressez aussi à des sujets pointus?
«Oui, lorsque j’étais membre de la Commission européenne (Viviane Reding en a été membre de 1999 à 2014, successivement à l’éducation, la culture, la jeunesse, les médias et sports, puis à la société de l’information, recherche technologique et aux médias, et à la justice, aux droits fondamentaux et à la citoyenneté), j’étais forcée de réfléchir sur des dossiers que je ne connaissais pas, j’ai trouvé que c’était une méthode géniale pour garder sa capacité intellectuelle. Ainsi, tous les trois ans, je choisis un sujet que je ne connais pas, et puis je me lance dessus. En ce moment, j’étudie le ‘quantum computing’, et je suis aussi présente dans des ‘advisory boards’ européens pour le développer.
Je fais du conseil (…) et je vois ces dirigeants qui sont des fortes personnalités, et qui savent vers où développer leur entreprise. Les aider à ce que leur projet devienne un succès m’intéresse énormément.
C’était également votre méthode lorsque vous étiez commissaire européenne?
«Oui, j’ai eu à ma charge la recherche technologique, je n’y connaissais rien. J’ai donc dû comprendre comment la nanotechnologie fonctionne, et j’ai découvert… à quel point c’était mal organisé. Je ne suis pas devenue une chercheuse en nanotechnologie, mais j’ai compris comment cela fonctionnait, j’ai remodelé le tout et j’en ai fait un domaine qui gagne. Et ainsi de suite. Je fais maintenant de même avec le ‘quantum computing’. Les ingénieurs ont besoin d’un œil extérieur, de quelqu’un qui comprenne la technologie, mais aussi la politique et sache comment ça peut évoluer. Quels sont les avantages, qu’est-ce qu’on doit développer et protéger pour que ça aille, et qu’est-ce qui est très dangereux et auquel il faut faire attention dès le départ de ne pas se tromper.
Vous travaillez également avec des entreprises luxembourgeoises?
«Non, mais si une entreprise luxembourgeoise qui travaille à l’étranger me demande de lui donner un coup de main, je le ferai avec plaisir.
Vous auriez aimé être chef d’entreprise?
«Oh oui, je me serais très bien vue en chef d’entreprise.
Et pourquoi ne pas avoir sauté le pas?
«Parce que je réussissais trop bien en politique [rires]. Mais si j’étais un peu plus jeune je me lancerais, c’est sûr. Mais là, je fais du conseil donc ce n’est pas mal aussi, surtout parce que je vois ces dirigeants qui sont des fortes personnalités, et qui savent vers où développer leur entreprise. Les aider à ce que leur projet devienne un succès m’intéresse énormément.
Vous êtes également vice-présidente de la World Law Foundation, alors que vous n’avez pas de formation de juriste?
«J’ai été commissaire à la justice et je me suis beaucoup intéressée aux règles de droit. À l’époque, j’avais appelé au secours les associations de juges, avocats et juristes pour avoir un retour du terrain comme je n’étais pas spécialiste du domaine. Ils m’ont toujours aidée et je pense que c’est la bonne stratégie à adopter. Toutes les associations de juristes me connaissaient.
Il y a beaucoup de choses qui ont magnifiquement réussi, et qui ont changé le cours de la vie des citoyens.
Quels sont vos meilleurs souvenirs en tant que commissaire européenne?
«Par exemple, changer le système Erasmus en Erasmus Mundus. Vous savez qui ont été les premiers à vouloir négocier? Les Chinois, qui avaient compris qu’ils avaient besoin de jeunes qui étaient très bien formés, au-delà de la Chine. La création de fonds nationaux pour le cinéma aussi est un souvenir fort. Le Film Fund Luxembourg que nous avons aujourd’hui découlé de ça. J’utilise toujours la même méthode: je pars d’un problème, et je vois ce que je peux utiliser pour le résoudre.
Au niveau de la recherche technologique: j’y ai trouvé un magma incroyable. Avec mon esprit très organisé, je me suis dit qu’on avait les meilleurs chercheurs au monde, mais dans ce magma ils étaient perdus. Donc pour mettre de l’ordre, j’ai créé des plateformes technologiques, au sein desquelles collaborent les grandes entreprises, les PME, les start-up et les universités, jusqu’à ce qu’ils arrivent à une recherche pré-commerciale.
Beaucoup se souviennent aussi du RGPD (règlement général sur la protection des données) que vous avez initié…
«Bien sûr, le RGPD a été une bagarre contre les Américains, contre les Gafam. Ils ont essayé de faire du lobbying sur les commissaires, ils ont envoyé 80 ingénieurs lobbyistes, c’était intéressant, mais on a gagné. Mais c’était de très longues et compliquées histoires, j’ai toujours travaillé avec le Parlement européen, qui était mon meilleur allié, et que je connaissais. Car la plupart des décideurs à la Commission ne connaissent pas le Parlement et ne savent la force de manœuvre qu’il peut avoir si on sait l’utiliser.
Il y a beaucoup de choses qui ont magnifiquement réussi, et qui ont changé le cours de la vie des citoyens. Pour le cinéma, j’en suis vraiment fière et pourtant ce n’est pas le plus connu. Le numéro 112 aussi, c'est moi. Je ne suis pas quelqu’un qui fait de la théorie, je regarde ce qui ne va pas en pratique, sur le terrain, la vie des gens. La fin du roaming aussi, ça m’a beaucoup amusée parce que c’était vraiment David contre Goliath, et les grands groupes télécoms européens, un monde d’hommes, n’auraient jamais pensé que quelqu’un pouvait le faire.
Le fait d’être une femme et le fait une Luxembourgeoise, m’ont toujours servie, ils ne me voyaient pas venir.
Ils ne vous ont pas prise au sérieux?
«Non, au début ils ne me prenaient pas au sérieux, ce qui était très bien, puisque cela me permettait d’avancer très loin avant qu’ils ne se réveillent. Le fait d’être une femme et le fait d’être une Luxembourgeoise m’ont toujours servi, ils ne me voyaient pas venir.
On lit également sur internet que vous êtes membre de plusieurs conseils d’administrations d’entreprises…
«J’ai quitté tous les conseils d’administration, sur les réseaux sociaux et internet, vous trouvez n’importe quoi. Agfa-Gevaert (spécialisée dans la fabrication de pellicules, elle s’est reconvertie dans l’industrie de l’imagerie, ndlr) je n’y suis plus, Nyrstar (une compagnie minière, nldr) je n’y ai jamais été, mais des journalistes l’ont écrit une fois et c’est resté. Mais je ne vais plus dans les conseils d’administration parce que les lois ont changé et il y a désormais cette responsabilité financière individuelle des membres du conseil, et je ne contrôle pas assez une firme pour avoir une certitude. C’est pour cela que je préfère être au sein d’‘advisory boards’. Bertelsmann est également souvent cité, mais je suis active au sein de leur Fondation, et non de la firme. C’est un think tank où nous faisons de l’éducation, de la géopolitique, l’analyse des situations économiques, etc. Là, j’y suis toujours.
Mon cabinet à la Commission européenne était connu comme la Brigade Reding.
Vous avez le sentiment d’avoir été une pionnière?
«Oui, je crois que j’ai été pionnière pour beaucoup de choses, mais c’est ça qui m’intéressait. Je n’ai jamais aimé courir derrière les autres. Mon idée a toujours été: ‘Quel est le problème? Personne ne veut s’en occuper? Je le prends moi en main, il n’y a pas de concurrence, c'est très bien, et on y va.’ Et j’ai toujours pris les meilleurs pour m’entourer et m’aider à résoudre le problème. Mon cabinet à la Commission européenne était connu comme la Brigade Reding, c’était une vraie famille, et si on avait quelque chose en tête, on l’imposait. Quand je suis arrivée au commissariat à la justice, je n’avais pas d’administration, j’ai lancé un appel européen disant ce que je voulais faire, et que les meilleurs viennent m’aider. On a eu une avalanche de CV, et on a construit en trois mois une administration, mais avec les meilleurs, from scratch.
Quel(le) homme ou femme vous a marquée?
Pierre Werner (ancien Premier ministre CSV de 1959 à 1974, puis de 1979 à 1984, ndlr). C’est, pour moi, le plus grand homme que le Luxembourg ait jamais eu, dans tous les domaines. J’ai rencontré, quand j’étais à l’étranger, tellement de gens. J’ai toujours été en ‘life-long learning’, je me suis toujours inspirée des gens qui savaient plus que moi, donc j’ai vraiment eu la chance de faire des rencontres extraordinaires.»