Oussama Ammar: ««Aux États-Unis, ils ont Jeff Bezos (cofondateur ­d’Amazon). Nous, on a des bureaucrates!» (Photo: Jean-François Robert)

Oussama Ammar: ««Aux États-Unis, ils ont Jeff Bezos (cofondateur ­d’Amazon). Nous, on a des bureaucrates!» (Photo: Jean-François Robert)

Oussama Ammar n’a que 33 ans. Et plusieurs vies. De son Liban natal jusqu’à Londres, où il vit, en passant par le Congo, les États-Unis ou la France. En 2013, ce touche-à-tout du net fonde l’incubateur The Family à Paris. Son regard libre et critique dérange souvent la bien-pensance. Oussama Ammar en a vu d’autres et avance.

Retrouvez la première partie de ce grand entretien .

Est-ce que l’Europe est le bon endroit pour se lancer, avec beaucoup de freins à l’entrée, de freins régulatoires commu­nautaires ou nationaux? Vous le disiez, chaque marché a ses spécificités, sa culture… et pourtant, vous invitez toujours à ce que la start-up se lance directement à l’international.

Oussama Ammar. – «Il y a un exemple que j’aime bien prendre. Je pense que ces questions de fragmentation sont des excuses et qu’on a un vrai problème de mindset! Par exemple, prenons l’Inde. C’est un marché d’un milliard d’habitants. Mais la fragmentation de l’Inde est délirante. Les gens ne peuvent pas se blairer entre eux.

Un Indien du Nord a plus de différences avec un Indien du Sud que nous avec un Espagnol ou un Italien. Et pourtant, les boîtes indiennes opèrent sur le marché indien très rapidement avec de bons niveaux de compréhension. La complexité administrative de l’Inde est 1.000 fois plus grande que la nôtre.

On a des entrepreneurs qui sont éduqués à chercher de l’aide provenant de l’État avant de s’aider eux-mêmes… On a une culture qui veut qu’à chaque fois qu’on a un problème, c’est à l’État de le résoudre. Forcément, ça a un impact sur l’entrepreneuriat.

Les entrepreneurs qui prennent conscience que ces problèmes peuvent aussi être des opportunités construisent des boîtes incroyables. Ceux qui ­comprennent que la fragmentation et les ­barrières à ­l’entrée nécessitent plus ­d’efforts. Et avec plus d’efforts et d’intensité, on peut aller contre toutes les barrières.

Les politiques ont créé un environnement dans lequel on n’a pas pu faire émerger de leader européen du cloud, parce qu’ils ont mis des barrières dans tous les sens, et maintenant, ils veulent le faire émerger par la force publique… Ça ne marche pas.
Oussama Ammar

Oussama Ammarcofondateur de The Family

Comment regardez-vous l’initiative allemande sur le cloud souverain européen, Gaia-X?

«Aux États-Unis, ils ont Jeff Bezos (cofondateur ­d’Amazon). Nous, on a des bureaucrates! J’ai du mal à être optimiste. Évidemment que nous avons besoin d’un cloud souverain européen! Il n’y a pas vraiment de débat. Ce n’est pas vraiment normal qu’on le mette dans les mains de la politique américaine… On l’a vu avec l’affaire Alstom, on l’a vu avec plein de choses.

Les États-Unis sont un pays ami dans la limite de leurs intérêts… C’est la réalité de ce monde. Maintenant, les politiques ont créé un environnement dans lequel on n’a pas pu faire émerger de leader européen du cloud, parce qu’ils ont mis des barrières dans tous les sens, et maintenant, ils veulent le faire émerger par la force publique… Ça ne marche pas. On ne peut pas gérer ce genre de projet de façon bureaucratique.

Si Jeff Bezos travaillait à la Commission européenne, il serait du même niveau que les gens de la Commission européenne. Ils sont dans des structures où les organisations et la façon de prendre des décisions sont telles que personne de talentueux ne peut s’exprimer!

C’est un peu pareil sur l’intelligence artificielle, où l’Europe est coincée entre les Américains, très libres, et les Chinois, qui ont une fabuleuse base de données pour nourrir leurs intelligences artificielles. C’est à chaque fois le même pattern. On a compris le truc technologiquement avant tout le monde, mais on n’a pas réussi à le faire.

L’éthique, c’est une voix pour l’Europe?

«C’est du marketing! On n’a pas de business, alors on a de la morale! Ça changera si les entrepreneurs prennent leurs responsabilités. Je n’en veux pas aux politiques, on a ceux qu’on mérite. Si les gens pensent pouvoir faire mieux que les politiques actuelles, ils n’ont qu’à le faire! Les mecs ont des problèmes impossibles à résoudre parce que ­l’écosystème n’est pas bon.

Aujourd’hui, si les entrepreneurs en Europe demandaient un peu moins de subventions et qu’ils réclamaient vraiment de la simplification radicale et des structures qui les rendent libres et compétitifs, on aurait un truc. Le problème, c’est que c’est fondamentalement ­culturel.

Il n’y a pas besoin d’une grande majorité pour retourner un pays. Je crois beaucoup à la règle de minorité. Il vaut mieux une minorité très très motivée et qui a des convictions très très fortes.
Oussama Ammar

Oussama Ammarcofondateur de The Family

L’entrepreneur moyen européen reste quelqu’un qui se dit que c’est pas mal de toucher une subvention, comme ça il va faire tenir sa boîte six mois de plus, plutôt que d’assumer que son business model ne vaut rien et qu’il ferait mieux de chercher des clients.

Là encore, c’est une question d’éducation? Ça prendra du temps? Ça n’arrivera jamais?

«C’est une question d’éducation, et l’éducation, ça ne se transforme que par la minorité. C’est pour ça que The Family est un endroit où l’organisation ne fonctionne pas comme dehors. Des gens très minoritaires dans la société se rassemblent pour se sentir un peu mieux parce qu’ils sont moins minoritaires.

Il n’y a pas besoin d’une grande majorité pour retourner un pays. Je crois beaucoup à la règle de minorité. Il vaut mieux une minorité très très motivée et qui a des convictions très très fortes. Vous êtes capables de construire quelque chose de nouveau et d’incroyable.

Depuis la création en 2013, vous avez accueilli environ 500 start-up, et 227 sont «toujours» en vie. C’est un critère qui mesure quoi, la vie? Ce n’est pas forcément une référence…

«Non, c’est même beaucoup trop! Ça montre qu’on a vraiment du mal à tuer les zombies. Les gens durent trop longtemps. C’est aussi un vrai problème européen: les gens préfèrent avoir raison que gagner! Ils préfèrent avoir leur boîte pendant des semaines plutôt que réussir à développer leur entreprise.

Là-dedans, il y a des boîtes qui ne devraient pas être en vie. On ne peut pas leur mettre une balle entre les deux yeux. Vous les accompagnez, vous essayez de leur faire comprendre. Moi-même, à un moment, j’ai été à la tête d’une boîte qui aurait dû cramer, et j’ai passé deux années de trop.

Tout le monde fait cette erreur, et c’est notre rôle de les accompagner. On serait mieux sans, mais on peut vivre avec. Notre taux de ­mortalité est un peu supérieur… Mais bon, la France préfère être fière d’annoncer que 80% des start-up réussissent. C’est n’importe quoi!»