Le projet Gridx de 42.000m2 à Wickrange est attendu pour le quatrième trimestre de 2024. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Le projet Gridx de 42.000m2 à Wickrange est attendu pour le quatrième trimestre de 2024. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Le secteur de la construction est sous tension, admet Marc Giorgetti. Le gérant de l’entreprise de construction et de promotion immobilière Félix Giorgetti assure toutefois maintenir le cap en ces temps agités.

Après les restrictions sanitaires, le secteur de la construction est confronté à des difficultés en termes d’approvisionnement, de main-d’œuvre, d’inflation des prix… Quel est le domaine qui vous pose le plus problème?

. – «La hausse du coût des matériaux, sans aucun doute possible. Leur prix a augmenté de 15% en un an et ces hausses dépassent largement nos marges. Il est problématique et délicat de facturer cela à nos clients.

Quels matériaux posent aujourd’hui le plus de difficultés en raison des prix qui fluctuent ou bien de la pénurie?

«La pénurie se fait surtout sentir dans ce que l’on appelle le “clé en main”, je pense aux châssis, à l’asphalte coulé, à l’étanchéité comme le roofing qui venait surtout d’Ukraine… Aujourd’hui, rares sont les fournisseurs ou sous-traitants qui proposent encore un prix fixe pour ces produits. Et s’ils en font un, nous avons dix jours pour y répondre. Les délais sont très courts.

Un contrat signé doit être exécuté pour le prix convenu. Comment faire si, entre la signature et l’exécution, les prix se sont envolés? 

«Dans le cadre d’un contrat avec l’État, le cahier des charges prévoit en général des clauses d’adaptation. Nos marges sont très faibles – de l’ordre de 3% –, ce qui ne couvre pas la hausse des coûts.

Et pour l’immobilier privé?

«Les marges sont plus confortables et nous parvenons alors en général à absorber l’augmentation.

L’État luxembourgeois est donc un bon client?

«L’État est notre meilleur client. Il est globalement correct dans les délais de paiement et est un important commanditaire de chantiers.

Mais il semble que vous avez tout de même revu vos prix à la hausse…

«Pour les nouveaux projets dans l’immobilier privé, nous avons en effet relevé nos prix de vente des constructions futures de 15%. Cela correspond tout simplement à l’évolution de l’indice des prix de la construction.

Pénurie de matériaux, inflation, projets, crise du logement… Marc Giorgetti passe en revue les sujets pour Paperjam. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Pénurie de matériaux, inflation, projets, crise du logement… Marc Giorgetti passe en revue les sujets pour Paperjam. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Certains analystes estiment que les petits acteurs de la construction vont rapidement connaître des difficultés. Vous confirmez?

«Compte tenu de la hausse des prix et de l’anxiété ambiante, le marché est en effet quelque peu en stand-by. Dans l’année à venir, les promoteurs immobiliers vont construire moins. Mais la valeur de l’immobilier ne va pas diminuer, l’investissement dans la brique restera une valeur sûre.

Félix Giorgetti va aussi construire moins?

«Je rappelle souvent que, pour notre part, nous sommes avant tout des constructeurs… qui faisons de la promotion immobilière. Si nous avions continué à couler uniquement du béton, nous ne gagnerions plus d’argent. Mais je n’ai pas le choix, car j’ai aussi une responsabilité sociale et je dois occuper tous mes ouvriers. Donc je construis à risque grâce à une trésorerie saine. Mais beaucoup de promoteurs sont contraints de vendre 70% de leurs biens sur plan pour obtenir une garantie bancaire avant de démarrer un projet. Tous ceux-là sont actuellement freinés dans leur élan entrepreneurial. Notre entreprise est solide et n’a pas de dettes: c’est une entreprise familiale où l’on ne distribue pas de dividendes; l’argent reste dans la société. Mais d’autres entreprises auront des problèmes de liquidités, c’est une certitude.

Le contexte produit-il un effet d’aubaine et l’opportunité de mettre la main sur des entreprises du secteur qui seraient en difficulté?

«Nous avons déjà racheté Kuhn il y a 15 ans puis Julien Cajot il y a 10 ans. Plus récemment, nous avons acquis Pianon et opéré un rapprochement avec la CDCL (Félix Giorgetti dispose d’une participation de 35%, ndlr). En deux ans, c’est déjà pas mal, puisque mes équipes ont augmenté de 550 personnes. Nous avons une option conditionnelle pour accroître notre participation dans la CDCL à la même hauteur. Ces rapprochements permettent des complémentarités, par exemple au niveau de la R&D. À Leudelange, nous allons créer une unité dédiée à la préfabrication des cages d’ascenseur et des volées d’escalier. En Belgique, nous avons investi dans une machine capable de fabriquer des pans de murs en blocs préfabriqués avec la société Green Stone. Cela permet de gagner en moyenne deux mois sur la construction du gros œuvre.

Pensez-vous que des entreprises du secteur autres que Félix Giorgetti pourraient envisager des rapprochements stratégiques ou des intégrations?

«Je suis probablement le seul à l’avoir fait jusque-là, mais chacun fait ce qu’il veut. En tant que patron, je me dois d’anticiper l’avenir et j’essaie toujours de penser cinq ans en avance. Les autres font de même de leur côté, je suppose. 

Avez-vous ressenti des effets de la hausse du salaire social minimum?

«La convention collective du bâtiment prévoit une rémunération supérieure au salaire social minimum, ce n’est donc pas un sujet pour nous. Mes ouvriers travaillent 48 heures par semaine, ils perçoivent un supplément très intéressant à la fin du mois – 40% des heures supplémentaires nettes d’impôts – et ne doivent alors pas travailler “à la bricole” le week-end.

La tripartite sera le théâtre de discussions qui seront âpres, notamment autour de l’index…

«Les syndicats en veulent toujours davantage, mais de notre côté, nous devons faire en sorte que le navire reste à flot. Les salaires dans la construction, je le répète, ne sont pas mauvais. Je ne suis pas contre l’index, mais opposé à la façon dont il est calculé. Il monte car le prix du pétrole augmente, mais si le prix du baril diminue, les salaires ne suivent pas le même mouvement: ils stagnent alors que les prix diminuent.

Pensez-vous que les candidats à l’achat d’un bien immobilier seront toujours prêts à mettre le prix pour investir au Luxembourg?

«L’État a commis l’erreur de rendre l’investissement plus difficile (depuis 2021, les plafonds de déduction fiscale ont été réduits pour les investissements immobiliers, ndlr). S’il y a moins d’attractivité, il y a moins d’investisseurs. Et s’il y a moins d’investisseurs, il y a moins de nouveaux logements. Donc ils deviennent plus rares et les prix augmentent encore. C’est incroyable, mais l’État ne semble pas avoir compris cela.

C’est d’une bêtise monstrueuse que des gens parlent de spéculation pour les terrains. 
Marc Giorgetti

Marc GiorgettiGérant Félix Giorgetti

De nombreux biens sont proposés à la vente couplée à un bail emphytéotique. Cette formule a-t-elle du sens selon vous?

«C’est un leurre. Je m’explique: vous achetez une maison avec votre conjoint pour 500.000 euros, un prix hors terrain puisque celui-ci fait l’objet d’un contrat de location à long terme. Après dix ans de vie commune, vous vous séparez et revendez la maison. Elle vaut alors 1 million d’euros. Mais le droit de préemption limite le prix de la revente à, par exemple, 600.000 euros. Les acheteurs ne profitent donc pas de la plus-value sur leur bien immobilier. Cela crée une distorsion: la valeur du bien a doublé de prix, mais la réglementation empêche de le revendre à ce prix.

Que faire alors pour contrer la flambée des prix?

«Il faut augmenter l’offre, il faut créer davantage de logements. Mon credo a toujours été le même: construire, construire, construire…

Le groupe Félix Giorgetti figure en 5e position du classement des plus importants propriétaires de foncier constructible pour l’habitat au Luxembourg, selon les données du ministère du Logement, avec plus de 50 ha disponibles. Qu’en faites-vous?

«Historiquement, notre entreprise a toujours acheté des terrains, et avec le recul, il s’avère que cette stratégie a été la bonne. Tous les terrains constructibles que nous possédons sont en procédure pour obtenir une autorisation de construire. Un hectare ne représente pas forcément 10.000 m2 constructibles, c’est une nuance majeure qui, là aussi, semble échapper à certains. Les “théoriciens de l’immobilier” parlent toujours d’hectares, mais cela n’a rien à voir. Ce qui compte, c’est la densité. L’État dispose de 2 millions de mètres carrés constructibles et n’en fait rien. Ensemble, tous les promoteurs disposent d’un stock d’environ 1 million de mètres carrés. L’État est bel et bien le premier propriétaire foncier, nous l’invitons donc à se mobiliser pour créer des logements.

Le ministre du Logement Henri Kox (déi Gréng) a proposé quelques pistes pour sortir de la crise du logement…

«Oui, et le Premier ministre a confirmé l’intention de taxer les propriétaires fonciers, mais sans aucune précision. Nous constatons que de nombreux propriétaires privés ne souhaitent même pas vendre leurs terrains. Pour débloquer la situation, il faut créer un avantage, fiscal ou autre, pour motiver les propriétaires à vendre leurs terrains.


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Combien de temps en moyenne gardez-vous vos terrains avant de voir se concrétiser un projet?

«En moyenne, cela prend 10 ans, mais si le terrain n’est pas dans le PAP, cela peut monter à 15 ans pour obtenir l’autorisation de construire. Ce sont des délais incroyablement longs. Je ne sais pas si ce sont les plus longs en Europe, mais on ne doit guère en être éloigné. Il faut aller beaucoup plus vite, simplifier les procédures.

Mais des voix s’élèvent pour dénoncer la spéculation foncière des entreprises de construction au Luxembourg…

«C’est d’une bêtise monstrueuse que des gens parlent de spéculation pour les terrains. Nous ne spéculons pas: dès que l’autorisation est reçue, nous construisons. J’ai des ouvriers à occuper, ce n’est pas un jeu.

Les promoteurs étrangers sont de plus en plus présents au Luxembourg, notamment sur des projets fonciers majeurs: Besix, Immobel ou encore Thomas & Piron. Redoutez-vous ces concurrents?

«Je les perçois surtout comme les instigateurs d’une inflation des prix des terrains. Pour pénétrer le marché, ils se battent pour trouver du foncier constructible et ils sont prêts à mettre le prix en conséquence, et n’ont aucune gêne à le revendre plus cher. Ce n’est pas notre philosophie.

Lorsque vous revendez vos projets après avoir gardé un terrain 10 ou 15 ans, le tarif est tout de même celui de l’année en cours, et non pas celui de 10 ou 15 ans plus tôt…

«Bien sûr, car nous sommes tout de même une entreprise commerciale. Mais nous avons une sensibilité à la qualité et un nom à défendre, ce qui n’est pas forcément le cas de ces nouveaux venus. Je dois admettre que nous sommes, malgré nous, entraînés dans ce mouvement de prix ascensionnels et que parfois, par la force des choses, nous subissons le jeu contre notre gré.

Quelles sont vos priorités en tant que président du Groupement des entrepreneurs?

«La priorité est de savoir comment compenser la hausse des coûts auprès de nos clients. Notre marge a déjà été affectée par les coûts supplémentaires induits durant la pandémie. La concurrence est très grande sur les marchés publics et compte tenu du risque engagé, une marge de 3% n’est, à mon sens, pas suffisante. L’autre dossier de taille concerne les terres d’excavation et leur mise en décharge. Nous demandons à ce qu’une loi impose à chaque commune de disposer d’un site de recyclage des matériaux. Actuellement, nombreux sont les bourgmestres à estimer que ce type d’infrastructure génère des nuisances sonores et au niveau du trafic. Pourtant, les terrains vides en forme de cuvette ne manquent pas.


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Que faites-vous actuellement de vos terres d’excavation?

«Nous sommes obligés de les évacuer à l’étranger. Je peux vous assurer que si nous n’avions pas ce problème de manque de décharges, nous pourrions diminuer notre flotte de camions de 30%. Mais nous sommes contraints de générer un trafic supplémentaire, et d’après nos calculs, il émet autant de pollution que l’ensemble de la ville de Diekirch en un an.

Le Covid a remis en avant la possible suppression du congé collectif…

«Le congé collectif est la meilleure chose qui soit: tout le monde part au même moment et revient au même moment.

Pourquoi avoir investi dans le secteur de la restauration, notamment via Concept+Partners?

«Pour comprendre le métier et développer ensuite l’offre d’hospitality. C’est tout simplement de la diversification vers une nouvelle branche d’activité. Nous avons pour cela et notre projet hôtelier à Kockelscheuer. Au total, nous avons prévu de développer 1.000 chambres d’hôtel et de coliving dans les dix prochaines années au Luxembourg.

Vous détenez aussi des participations dans trois constructeurs italiens et CNB Chantier naval de Bordeaux. Comment êtes-vous arrivé de la cons­truction de bâtiments à celle des bateaux?

«C’est ma passion. J’ai acheté un bateau, puis j’ai acheté le chantier [sourire]. À l’époque, un des chantiers italiens construisait quatre bateaux par an. L’équivalent de la SNCI locale, à Trieste, l’avait accompagné pour une reprise. Sur les onze derniers mois, nous avons vendu 68 bateaux à voile et 60 à moteur.  

Vous préférez les grues ou les bateaux?

«J’adore les deux. J’aime bien la mécanique, c’est impressionnant de voir comment les grues fonctionnent. Et un bateau à voile performant, c’est un concentré de physique, de technologie et d’ingénierie.»

Cette conversation a été rédigée pour l’édition magazine de  parue le 21 septembre 2022. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam. 

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