Christine Majerus est sans conteste la sportive luxem­bourgeoise n°1 des années 2010.  (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

Christine Majerus est sans conteste la sportive luxem­bourgeoise n°1 des années 2010.  (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

À 34 ans, la cycliste professionnelle Christine Majerus a l’expérience de celles qui vivront cet été, à Tokyo, leurs troisièmes Jeux olympiques. Et le vécu pour analyser les mutations que connaît aujourd’hui le sport féminin.

Cet été, vous allez disputer vos troisièmes Jeux olympiques, après Londres et Rio. Le cyclisme est un sport qui n’a pas forcément besoin de l’exposition médiatique des JO pour exister. Par conséquent, que représente, pour vous, cette participation?

Christine Majerus. – «J’espère déjà que je pourrai bien prendre part à ces Jeux. La situation semble avancer dans le bon sens quant à leur organisation, mais par les temps qui courent, rien n’a jamais l’air complètement sûr avec la situation sanitaire… Pour en venir à votre question, dans pas mal de sports, le nombre de participations aux JO en dit souvent beaucoup sur la carrière d’un athlète et sur la qualité de celui-ci. Donc, oui, cela signifie quelque chose à mes yeux. Et si le cyclisme masculin n’a peut-être pas un grand besoin de la caisse de résonance qu’offrent des Jeux, chez les filles, cela reste un événement très important. Devenir championne olympique, c’est encore un peu plus fort qu’être championne du monde. Du moins, à mes yeux.

En 2016, vous aviez terminé 16e de la course en ligne au Brésil…

«Mes deux participations olympiques ont été très différentes. À Londres, en 2012, j’étais jeune et surtout inexpérimentée. Physiquement, j’étais au niveau, mais je n’avais pas forcément l’expérience nécessaire pour accrocher un top 10 dans une telle course. Du coup, la 21e place que j’avais récoltée m’avait causé quelques regrets. Même si cette expérience ne s’acquiert qu’avec le temps… Aujourd’hui, dans les mêmes conditions, je ferais mieux.

Quatre ans plus tard, à Rio, le circuit ne me convenait pas. Il était taillé pour des grimpeurs. Je m’étais donc rendue au Brésil sans grande ambition et, au final, si mon résultat (16e) peut apparaître quelconque pour le grand public, à mes yeux, c’était une petite victoire. Parce que j’avais pu réussir, le jour J, la meilleure performance qu’il m’était possible d’obtenir.

Le cyclisme n’est pas un sport ‘normalisé’. Ce que je veux dire, c’est que l’on ne court pas dans un environnement qui est toujours le même. Contrairement à des nageurs dans une piscine qui fait toujours la même longueur ou des athlètes sur une piste d’athlétisme. En vélo, un parcours peut vous convenir. Un autre non. C’est une donnée qu’il faut toujours garder en mémoire. Et ne pas comparer ‘bêtement’ les chiffres.

Et le parcours de Tokyo, comment est-il?

«Je n’ai pas eu la chance de pouvoir effectuer une reconnaissance… Après, les avis divergent, même si la tendance est plutôt à dire qu’il s’annonce très difficile, avec un dénivelé comme on n’en voit que rarement dans les épreuves féminines et un circuit d’un type qu’on ne connaît pas vraiment par ici, avec une moitié en faux plat montant. Je vais être sincère: je ne vais pas tout miser sur cette course. Même si j’incorpore quelques stages de préparation en montagne dans mon programme, je ne perds pas de vue que d’autres belles courses m’attendent en fin de saison.

Les Jeux sont un événement où hommes et femmes sont mis sur un pied d’égalité. Ce qui n’arrive pas si souvent en matière de sport. Vous qui évoluez dans une discipline à la tradition profondément masculine, ressentez-vous souvent cette différence que l’on peut faire entre les hommes et les femmes?

«Oui, c’est certain. On constate des inégalités en termes de médiatisation, de rémunération… Mais je vous avoue que j’ai dépassé le stade où l’on se plaint de ces choses-là. Le sport féminin a ses propres forces. J’essaie donc souvent de mettre celles-ci en avant, plutôt que d’aller dans la comparaison avec les hommes. Il y a largement de quoi rendre notre discipline intéressante et attractive. Ce serait une faute de vouloir forcément reproduire ce qui se passe chez les garçons. Il faut essayer d’apprendre des erreurs commises sur le circuit masculin, mais tout en gardant notre propre identité. À mes yeux, c’est une manière de faire plus efficace que de se battre systématiquement sur tous les points de différence.

Mais cela doit être frustrant, quand même, de voir ces écarts de traitement quand on commence à pratiquer un sport de haut niveau?

«Ce n’est pas gratifiant, en tout cas. Quand vous réalisez un top 10 dans un monument du cyclisme, comme le Tour des Flandres, et que cela vous donne droit à une ligne dans les journaux, alors que, dans le même temps, il y a deux pleines pages sur une course masculine où aucun Luxembourgeois n’a franchi la ligne d’arrivée, c’est forcément frustrant. Mais il faut apprendre à faire les choses pour les bonnes raisons. Je n’ai pas commencé le vélo pour être dans les médias. Ce qui m’ennuie plus, c’est que ce déficit de médiatisation n’aide pas à développer le sport ou, plutôt, à faire naître des vocations. C’est un manque de publicité que j’associe à une forme de gâchis, même si je dois être juste et dire que les choses se sont déjà un peu améliorées. Sur le plan personnel, j’ai d’ailleurs investi pas mal de temps à cultiver une certaine relation avec la presse.

C’est tout le sport féminin qui est globalement moins médiatisé. Il suffit de feuilleter un journal ou un cahier sportif pour s’en convaincre. Mais, dans le cyclisme, la donne a un peu changé grâce à la télévision. Beaucoup plus de courses féminines sont aujourd’hui télévisées. C’est une belle exposition…

«Le cyclisme féminin n’est plus là pour servir de bouche-trou dans les grilles des programmes TV. Aujourd’hui, nos épreuves font partie de la programmation. C’est évidemment une évolution intéressante. Après, toutes les courses ne sont pas retransmises. Celles qui le sont sont souvent des épreuves où une version masculine existe déjà et passe à la télé. Ce qui signifie que les moyens techniques sont déjà en place. Cela rend plus simple la retransmission de notre course. Mais c’est déjà une avancée. Désormais, il faut espérer que toutes nos courses puissent être télévisées. Et pas juste les grandes classiques flamandes, comme c’est le cas aujourd’hui.

La pandémie a eu beaucoup de côtés négatifs, mais il y en a tout de même un qui a joué en faveur du cyclisme féminin: vu que les spectateurs ne peuvent plus venir sur le bord des routes, les organisateurs sont obligés de proposer une retransmission. Sinon, cela ne sert plus à rien d’organiser cette épreuve. Et la bonne nouvelle, c’est que cela semble intéresser le public. Les audiences sont en augmentation et les retours sont positifs. Il faut maintenant que l’offre s’élargisse…

Vous parliez aussi de l’aspect financier. À ce niveau-là, la différence est-elle aussi grande qu’on peut l’imaginer entre hommes et femmes?

«Oui, c’est un fait. Même si tout n’est pas rose non plus chez les garçons. Ceux qui évoluent dans le World Tour, c’est-à-dire la D1 du cyclisme, gagnent bien leur vie. Mais pour ceux qui sont dans les catégories inférieures, cela peut s’avérer bien plus compliqué…

Après, au sommet, les différences sont là et sont importantes. En matière de prize money, notamment. Vous avez peut-être vu l’énorme écart entre la dotation des vainqueurs masculin et féminin sur la première classique de l’année, Het Nieuwsblad (l’Italien Davide Ballerini a touché 16.000 euros, alors que la Néerlandaise Anna van der Breggen en a perçu… 960, ndlr)? C’est assez incompréhensible! Depuis deux ans, l’Union cycliste internationale (UCI) a imposé un salaire minimum sur le World Tour féminin. C’est une bonne chose, mais le décalage hommes-femmes reste très important (en 2021, le salaire féminin minimum est fixé à 20.000 euros brut pour une employée et 32.800 euros pour une cycliste sous statut indépendant, alors qu’ils sont respectivement de 40.045 euros et 65.673 euros sur le World Tour masculin, ndlr).

Les salaires du vélo féminin doivent se situer loin de ceux révélés dernièrement dans la presse italienne concernant les stars du peloton masculin…

«Au niveau des meilleurs, les écarts sont encore plus marquants, oui. Les meilleures féminines gagnent beaucoup moins que leurs équivalents masculins. La Gazzetta dello Sport annonçait ainsi que le Slovène Tadej Pogacar, lauréat du dernier Tour de France, est à 5 millions d’euros par saison. Le Colombien Egan Bernal gagne, lui, 2,8 millions. Et juste derrière, on retrouve le champion du monde français, Julian Alaphilippe, à 2,3 millions d’euros, puis les nouvelles stars comme Wout Van Aert (2,2) et Mathieu van der Poel (2). C’est bien simple, avec un seul de ces derniers salaires, on peut réaliser une saison complète d’une équipe féminine!

On peut certainement évaluer à plus d’un millier le nombre de garçons qui sont professionnels dans votre sport. Et chez les filles, combien êtes-vous?

«Le World Tour est composé, pour l’heure, de neuf équipes, comportant chacune 12 coureurs. Faites le calcul… Et à ce contingent, on peut sans doute ajouter une quinzaine de jeunes filles qui ont la chance de pouvoir être soutenues par une structure comme celle que l’on connaît chez nous avec l’armée luxembourgeoise. Cette dernière accueillant en son sein pas mal d’athlètes. Cela existe aussi notamment en Allemagne, en Italie… Et cela en a sauvé plus d’une, ces dernières années. Heureusement que ces structures étaient là. Parce que si on avait dû attendre le salaire minimum de l’UCI, beaucoup n’auraient pas connu la carrière qu’elles ont eue. C’est d’ailleurs mon cas…

En temps de pandémie, les structures comme celles-là sont encore plus un réel avantage. Cela assure une certaine sécurité financière alors que pas mal d’équipes, elles, ne parviennent pas à assurer leurs obligations à 100%. C’est une assurance qu’il faut saluer. Et remercier les gens qui la rendent possible.

Avez-vous senti des effets de la vague féministe qui a suivi le mouvement #MeToo?

«Les agressions sexuelles existent dans le sport. Comme dans tous les secteurs. Mais je ne pense pas que ce mouvement soit à la base de la hausse de médiatisation du cyclisme féminin. En tout cas, je l’espère, parce que cette dernière serait alors due à de mauvaises raisons. Même s’il est toujours bon de pointer des inégalités… [silence]

Pour moi, l’explication est plutôt liée à la hausse de niveau des courses. Une fois que l’on regarde une course féminine, on s’aperçoit qu’elle contient tous les ingrédients qui font le sel du cyclisme. Si l’on est fan de vélo masculin, il n’y a aucune raison de ne pas apprécier son pendant féminin. À moins d’être misogyne.

Vous avez aujourd’hui 34 ans. C’est un âge où une femme peut se dire qu’il est temps de devenir maman. Une grossesse semble de plus en plus compatible avec le fait de mener une carrière de haut niveau dans le sport. Aujourd’hui, il apparaît possible d’être une championne et une maman. Avez-vous senti une évolution à ce niveau-là?

«La maternité est un frein à la carrière d’une athlète féminine. Le temps est compté et peut amener à devoir effectuer des choix que les hommes ne sont, eux, pas tenus de faire. Un garçon peut continuer sa carrière jusqu’à 38 ou 39 ans. Une fille aussi, potentiellement. Sauf que l’envie d’avoir un enfant pousse à arrêter. Mais il est vrai que, de plus en plus, certaines arrivent à mener de front ces deux ‘vies’. Je pense notamment à mon ex-­équipière, la Britannique ‘Lizzie’ Armitstead (32 ans). Cette dernière a donné naissance à une petite fille voici deux ans, avant de revenir, l’année dernière, sur le circuit. Et de retrouver son niveau, puisqu’elle fait toujours partie des meilleures au monde. Du coup, alors qu’elle disait qu’elle allait arrêter à l’horizon 2020 pour fonder une famille, elle envisage désormais de rouler quelques saisons de plus. Il existe également désormais une clause concernant la maternité dans les contrats des équipes World Tour. Ce qui semble être tout à fait normal pour une personne travaillant pour une entreprise quelconque, mais qui ne l’est pas forcément dans le domaine du sport. Souvenez-vous des athlètes qui avaient vu, voici deux ans, certains de leurs sponsors diminuer leurs dotations parce qu’elles étaient enceintes. Et ce en raison d’une clause dans leurs contrats liée à la performance. Nike, notamment, avait été mis en cause. C’est Allyson Felix, sextuple championne olympique d’athlétisme, qui avait dénoncé ces faits… La clause dont je parle nous offre donc une certaine forme de liberté vis-à-vis de notre employeur. On ne peut pas être ‘lâchée’ du jour au lendemain. Cela peut forcément donner des idées.

On sait que, dans votre discipline, une femme comme Jeannie Longo a couru jusqu’à 45 ans. Mais vous, à 34 ans, songez — vous à l’après-cyclisme?

«Il faut être réaliste, je suis plus proche de la fin que du début. Mais je suis toujours au niveau. Et si rien ne change dans les deux prochaines années, je ne vois pas de raison de précipiter ma fin de carrière. Mon contrat court jusque fin 2022. On verra alors les options qui s’offrent à moi, et surtout l’envie qui m’animera (ou non). Après, je n’ai pas encore pris vraiment le temps de réfléchir à cet après-­carrière. Si vous me demandez aujourd’hui vers quoi je m’orienterais, j’aurais tendance à vous répondre que l’envie m’habite de découvrir d’autres horizons. Mais rien n’est encore concret dans ma tête. Et cela ne m’inquiète pas. Je suis quelqu’un de polyvalent à qui son job a apporté certaines qualités qui peuvent servir dans bien des domaines. Notamment dans le travail en équipe.

On ne peut donc pas rêver de vous voir aux JO de Paris en 2024?

«Je ne crois pas… Même si cela pourrait être une très belle fin de carrière pour moi, vu que j’habite pas mal dans le Val-d’Oise, en région parisienne. C’est un peu ma deuxième maison. Mais tout cela est encore tellement loin…»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  qui est parue le 29 avril 2021.

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