L’Irlande attire les investisseurs grâce à plusieurs atouts majeurs. Mais le Luxembourg ne manque pas, lui non plus, d’arguments solides. (Photos: Nader Ghavami/Maison Moderne/Archives/Shutterstock)

L’Irlande attire les investisseurs grâce à plusieurs atouts majeurs. Mais le Luxembourg ne manque pas, lui non plus, d’arguments solides. (Photos: Nader Ghavami/Maison Moderne/Archives/Shutterstock)

Si le Luxembourg conserve sa première place en matière de domiciliation de fonds d’investissement en Europe, l’Irlande connaît une croissance constante de sa propre industrie. Certains acteurs évoquent désormais la nécessité de renforcer la collaboration entre ces Places rivales.

À chaque bilan annuel établi sur base des chiffres de la CSSF (Commission de surveillance du secteur financier), les médias et pouvoirs publics luxembourgeois se félicitent de la bonne forme du secteur des fonds au Luxembourg. Et à raison. Depuis la dernière crise financière en 2008, la Place vole de record en record. Alors qu’elle comptabilisait 1.530 milliards d’euros sous gestion en février 2009, l’industrie luxembourgeoise des fonds a passé la barre des 2.000 milliards en juin 2010. En septembre 2014, c’est celle des 3.000 milliards d’euros sous gestion qui a été dépassée. Avec une régularité remarquable, l’industrie a ensuite battu de nouveaux records en septembre 2017 (4,037 milliards d’euros d’actifs sous gestion) puis en janvier 2021 (5,050 milliards d’euros).

Le point le plus élevé de cette ascension quasiment constante a été atteint en décembre dernier, avec un record absolu de 5,859 milliards d’euros d’actifs sous gestion au Luxembourg. Cela signifie donc que l’argent placé dans des fonds d’investissement domiciliés au Luxembourg a plus que triplé en un peu plus de 10 ans. Il a doublé entre 2014 et aujourd’hui. Comment ne pas se flatter de cet insolent succès?

La fulgurante ascension irlandaise

Rétifs à tout excès de confiance, les représentants du secteur financier luxembourgeois ainsi que les responsables politiques du pays n’ont jamais eu l’outrecuidance de se reposer sur leurs lauriers. En témoignent les efforts constants réalisés pour renforcer l’attractivité du Luxembourg, notamment à travers la création de nouveaux outils comme le Fiar, qui a boosté la croissance du secteur des fonds alternatifs. Et ils ont bien fait. Car, tapis dans une ombre de moins en moins épaisse, les concurrents de la place financière luxembourgeoise n’ont jamais cessé de se développer. Parmi ces acteurs aux dents longues, l’Irlande est certainement celui dont les crocs sont les plus acérés.

Selon les derniers chiffres de l’European Fund and Asset Management Association (Efama), les actifs nets sous gestion atteignent désormais, en Irlande, le chiffre considérable de 4,067 milliards d’euros. Dans ce total, les fonds Ucits se taillent la part du lion (3,095 milliards d’euros). Mais les actifs alternatifs sont, ici aussi, en forte croissance: ils totalisent 972,1 milliards d’euros à la fin 2021, alors qu’ils ne rassemblaient que 796 milliards d’euros l’an dernier. Ce chiffre est désormais plus élevé que celui du Luxembourg (935 milliards d’euros d’actifs alternatifs). La croissance annuelle des actifs alternatifs en Irlande avait déjà été plus importante que celle du Luxembourg entre le 4e trimestre 2018 et l’année 2020: +14,2%, alors qu’elle n’était «que» de 7,6% au Luxembourg. Par ailleurs, toujours selon les chiffres de l’Efama, on compte également plus de sociétés de gestion en Irlande (417 en 2020) qu’au Luxembourg (268).

L’industrie des fonds irlandaise est donc en plein développement, et maintenir la première place européenne du Luxembourg en matière de domiciliation de fonds sera donc un défi permanent au cours des prochaines années…

Nicolas Mackel, CEO de Luxembourg for Finance (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne/Archives)

Nicolas Mackel, CEO de Luxembourg for Finance (Photo: Matic Zorman/Maison Moderne/Archives)

Un jumeau du modèle luxembourgeois

Cette croissance de l’activité en Irlande pourrait ne pas être inquiétante pour le Luxembourg si elle ne reposait pas sur une spécialité identique à celle développée sur la Place luxembourgeoise, à savoir la distribution transfrontalière de fonds d’investissement. En d’autres mots, c’est en chassant sur le même territoire que Luxembourg que Dublin a commencé à tutoyer les sommets. «Au Luxembourg, l’industrie des fonds a commencé à se développer à la fin des années 80, quand a été mise en œuvre, à l’échelle nationale, la directive européenne sur les Ucits, explique CEO de Luxembourg for Finance. Rapidement, des acteurs américains, suisses, anglais ou venant d’autres régions du monde ont commencé à venir à Luxembourg pour y créer des fonds destinés à être distribués sur plusieurs marchés européens. L’Irlande a compris, un peu plus tard, que c’était là un business particulièrement intéressant. Et le pays nous a tout simplement imités.»

En Irlande, ce serait ainsi un jumeau de l’écosystème luxembourgeois qui aurait été mis en place. «L’expertise multijuridictionnelle en moins», assure Nicolas Mackel. Il n’empêche que les capacités de mimétisme de l’industrie irlandaise s’avèrent très poussées, jusque dans le choix des mots. «Il y a trois ans, l’Irlande a sorti une nouvelle stratégie pour guider le développement de son industrie financière. Savez-vous comment ils l’ont nommée? Ireland for Finance, relève le CEO de Luxembourg for Finance. Autre exemple: alors que le Luxembourg fait son nation branding à travers le slogan ‘Let’s Make it Happen’, l’Irlande vient de sortir ‘We Make it Happen’. Cela m’amuse beaucoup, mais ça m’irrite aussi un petit peu. C’est toutefois un bon signe. Comme le dit l’expression: ‘imitation is the sincerest form of flattery’.»

Fiscalité et disponibilité des talents

Il n’empêche qu’au-delà de son habilité à imiter le Luxembourg, l’Irlande dispose aussi de réels atouts, qui ne doivent rien à la Place luxembourgeoise. Son succès repose ainsi également sur sa proximité culturelle avec les États-Unis. Parlant la même langue et partageant un certain nombre de traditions, Américains et Irlandais s’entendent comme larrons en foire. Lorsque Londres a quitté l’Europe, il a donc paru logique, pour de nombreux acteurs américains, de se relocaliser en Irlande. «Cela dit, l’Irlande existait déjà avant le Brexit, estime Nicolas Mackel. La plus grande partie des acteurs présents sur le territoire irlandais l’étaient déjà avant que le Royaume-Uni quitte l’Union européenne, mais cet événement a confirmé la position importante de l’Irlande dans l’industrie européenne des fonds… comme celle du Luxembourg.»

Parmi les autres attraits de la Place irlandaise, il faut évidemment relever un régime fiscal plus avantageux qu’au Luxembourg. L’impôt sur les sociétés ne s’élève en effet qu’à 12,5%, contre 17% au Luxembourg pour les sociétés dont le revenu imposable dépasse les 200.000 euros. Pour des gestionnaires dont les marges s’érodent, notamment en raison de l’inflation réglementaire, ces quelques pourcents font une différence importante… En outre, l’Irlande dispose d’un réservoir de talents important et relativement jeune, là où le Luxembourg peine de plus en plus à recruter et n’est pas capable de produire lui-même le nombre de professionnels dont il a besoin pour faire fonctionner son industrie. «En Irlande, des accords existent entre certaines universités régionales et d’importants acteurs de l’industrie pour s’assurer d’obtenir, chaque année, un nombre important de nouveaux diplômés. La création d’emplois est également subventionnée dans des régions plus éloignées de Dublin, de nature rurale. Cela explique le développement de plusieurs centres financiers dans le pays», détaille Nicolas Mackel.

Si l’Irlande peut compter sur une main-d’œuvre locale abondante, elle attire également des profils étrangers, et ce pour une bonne raison: elle dispose d’une grande réputation à l’international. «Tout le monde a en tête une image de l’Irlande, ses campagnes verdoyantes, son caractère festif… Le nation branding du Luxembourg est loin d’être au niveau. Personne, à l’étranger, ne s’imagine exactement ce qu’est le Grand-Duché, et c’est certainement un point à travailler», affirme le CEO de Luxembourg for Finance.

Voilà qui donne un aperçu du sérieux de ce candidat au titre de première Place pour la domiciliation de fonds d’investissement en Europe…

Caroline Pimpaud, partner au sein de DLA Piper Luxembourg. (Photo: DLA Piper)

Caroline Pimpaud, partner au sein de DLA Piper Luxembourg. (Photo: DLA Piper)

Expertise et agilité luxembourgeoises

Si la concurrence est donc de qualité, le Luxembourg n’est pas arrivé là où il en est par hasard. La Place regorge d’atouts, qui ont séduit un nombre croissant d’acteurs tout au long des dernières années. C’est en premier lieu son indiscutable expertise multijuridictionnelle qu’il faut pointer. «Si on souhaite distribuer des fonds sur plusieurs marchés et le faire de façon conforme, le Luxembourg est l’endroit idéal. C’est là un fait que plus personne n’ignore», poursuit Nicolas Mackel. Les atouts traditionnels du Luxembourg sont également toujours aussi séduisants pour les structures cherchant à créer des fonds en Europe: la stabilité économique et politique, le multilinguisme généralisé qu’on connaît dans le pays, et la position centrale du Grand-Duché en Europe, là où l’Irlande est située à la périphérie du continent. «Le Luxembourg s’est également engagé au bon moment dans des tendances porteuses, comme la finance durable. L’Irlande est encore à la traîne à ce niveau. Nous avons par ailleurs considérablement développé notre activité avec la Chine. Et puis, même si nous sommes tous les deux membres de l’Union européenne et donc tenus d’implémenter les mêmes règles, nous avons toujours fait preuve d’une grande agilité, qui doit continuer à nous différencier à l’avenir», ajoute Nicolas Mackel, qui estime que c’est au niveau du service rendu que la Place luxembourgeoise offre une réelle plus-value aux acteurs financiers.

Toutefois, au-delà de l’inévitable compétition qui existe entre deux places financières aux activités et aux résultats comparables, le CEO de Luxembourg for Finance insiste sur la nécessité d’améliorer la collaboration entre les deux pays. «Il est évident que nous avons des intérêts communs, explique-t-il. Pour moi, il est essentiel que nous commencions à nous parler un peu plus, à échanger plus régulièrement entre responsables irlandais et luxembourgeois. Ce n’est pas le cas pour l’instant. Or, nous avons tous à y gagner.»

Le meilleur des deux Places

Les acteurs du secteur, eux, n’ont pas attendu que les deux places financières commencent à échanger. Ils sont déjà nombreux à avoir déployé une activité tant en Irlande qu’au Luxembourg. Parmi eux, on compte notamment Ocorian. Pour son regional head of Europe et managing director Luxembourg, Christophe Gaul, ce choix fait totalement sens. «De nombreux clients souhaitent créer des fonds en Irlande. Pour une société comme la nôtre, on ne peut pas nier que le coût de l’emploi est aussi bien moins élevé. Par ailleurs, la réactivité des banques irlandaises, lorsqu’il s’agit d’ouvrir un compte, est parfois plus importante que celle de leurs homologues luxembourgeoises, ce qui peut faire pencher la balance du côté irlandais dans certains cas de figure.»

En ce qui concerne la difficulté de recruter des collaborateurs, je suis pour ma part plus positive. Au Luxembourg, je constate que les jeunes travailleurs sont bien mieux formés au secteur des fonds.
Caroline Pimpaud

Caroline PimpaudpartnerDLA Piper Luxembourg

Au lieu d’une compétition entre les deux Places, ces acteurs soulignent plutôt une grande complémentarité. Au-delà des gestionnaires ou administrateurs de fonds, ce sont aussi les cabinets d’avocats, indispensables supports de l’industrie de fonds, qui développent leur activité de part et d’autre du Royaume-Uni. Le cabinet international DLA Piper fait partie de ceux qui ont choisi de s’établir tant dans un pays que dans l’autre. «Nous avons ouvert un bureau en Irlande pour disposer d’un plus grand nombre de solutions à offrir à notre clientèle, explique , partner au sein de DLA Piper Luxembourg. Notre objectif est en effet de pouvoir proposer la meilleure structure et le meilleur domicile en fonction des besoins particuliers de chaque client.»

Jusqu’il y a peu, le Luxembourg conservait, par exemple, une meilleure attractivité par rapport aux fonds alternatifs. «L’introduction, en 2020, de l’Investment Limited Partnership Bill en Irlande devrait toutefois permettre aux acteurs de disposer d’une structure pour les fonds de private equity, real estate, venture capital, etc., précise Aongus McCarthy, legal director au sein de DLA Piper Irlande. Pour l’Irlande, cette nouveauté permet de gagner du terrain dans le secteur des actifs alternatifs.» La flexibilité, la stabilité et la solidité du cadre légal luxembourgeois restent toutefois des atouts majeurs pour tous les acteurs de l’industrie financière. «Avant de décider où domicilier un fonds, on travaille donc énormément ensemble, entre le Luxembourg et l’Irlande, pour comparer les deux juridictions sous tous les angles et choisir l’endroit qui conviendra le mieux aux attentes du client», ajoute la partner de DLA Piper Luxembourg.

Un effet boule de neige

Forte de ses nouveaux outils légaux, l’Irlande ne compte en tout cas pas mettre un frein à ses ambitions. «Le Luxembourg dispose d’une grande réputation en matière de fonds, notamment en ce qui concerne les actifs alternatifs, mais l’Irlande peut offrir de nombreuses opportunités à tous les acteurs qui ne se seraient pas encore installés au Grand-Duché, poursuit Aongus McCarthy. L’objectif du pays est de faire rentrer un nombre important de nouveaux acteurs en Irlande et de créer un effet boule de neige bénéfique pour le business. Les projections de croissance sont très intéressantes, notamment avec une augmentation considérable des effectifs en place. Le défi de la formation et de l’upscaling est donc aussi bien connu en Irlande.»

Cela ne signifie pas que cette croissance se fera au détriment du Luxembourg. «Il y a clairement du business pour tout le monde, notamment en raison des importantes liquidités accumulées durant la pandémie, ajoute Caroline Pimpaud. Dans ce cadre, le Luxembourg dispose encore de nombreux atouts: le service offert dans le pays, longtemps décrié, mais qui a su devenir extrêmement professionnel et qualitatif, la grande diversité des outils juridiques et réglementaires, le multilinguisme, sa position centrale en Europe… En ce qui concerne la difficulté de recruter des collaborateurs, je suis pour ma part plus positive. Au Luxembourg, je constate que les jeunes travailleurs sont bien mieux formés au secteur des fonds. Dès leur arrivée, ils savent de quoi on parle et sont vraiment motivés à l’idée de travailler dans ce domaine. C’est pour moi un signe très positif pour l’industrie luxembourgeoise.»

Alors, compétition ou collaboration? Il y a peut-être un dernier mot qui résumerait mieux la relation entre l’Irlande et le Luxembourg, en lui apportant de surcroît une touche plus positive: émulation. Car en échangeant, en s’observant et en souhaitant toujours faire mieux, les deux places financières devraient, à terme, bénéficier toutes deux de ces efforts répétés pour gravir la première marche du podium des Places européennes dédiées aux fonds d’investissement.

Cet article a été rédigé pour  paru le 27 avril 2022 avec  Le contenu du supplément est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.

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