Le momentum de la finance décentralisée et l’Europe ne doit pas rater son cadre réglementaire, plaide Jean-Louis Schiltz. (Photo: Maison Moderne)

Le momentum de la finance décentralisée et l’Europe ne doit pas rater son cadre réglementaire, plaide Jean-Louis Schiltz. (Photo: Maison Moderne)

Mardi, le Premier ministre a salué sa vision en matière d’infrastructures. Mercredi, Jean-Louis Schiltz (avec Nadia Manzari) a publié la quatrième version de son analyse de la réglementation de la monnaie virtuelle. Un document incontournable.

«Le Luxembourg continue de se positionner favorablement et d’être à la pointe du développement. Quand je vois ce qu’ils font autour de la 5G, autour du HPC Meluxina, c’est certainement ‘the next big thing’, tout cela va dans la bonne direction. Le train est toujours en marche et il avance au moins à la même vitesse que dans le temps. Tout le positionnement autour du cloud, nous sommes aussi en train de le réussir!»

Si Jean-Louis Schiltz se félicite que le Premier ministre, (DP), ait salué sa vision pour la construction de l’infrastructure numérique du Luxembourg, à l’occasion de l’ouverture de la conférence de trois jours sur l’avenir de la connectivité, l’avocat avait une autre actualité. Avec , qui a quitté la CSSF pour intégrer son étude, l’ancien ministre a publié la quatrième édition de son analyse de la réglementation de la monnaie virtuelle.  comme une horloge suisse, à mettre entre toutes les mains, les bonnes et, surtout, les mauvaises. Une bonne occasion de partager quelques insights.

Que pointez-vous comme changements dans la quatrième version de votre analyse sur l’environnement réglementaire des monnaies virtuelles?

Jean-Louis Schiltz. – «Ce qui continue de m’interpeller, c’est que lorsque je regarde le Luxembourg dans le domaine des fintech, l’innovation se fait par le droit et très peu par la loi. Ce qui veut dire que le modèle que je prône depuis un certain nombre d’années – appliquer des lois existantes à des nouveaux modèles et innover en ce sens par le droit – est toujours un modèle qui reste porteur. Ou bien on applique les anciennes règles aux nouveaux modèles, ou bien le Luxembourg procède par voie de ‘soft law’, comme les circulaires ‘cloud’ de la CSSF qui se font sans passage par la case législation. Avec une exception notable: les deux lois du 1er mars 2019 et du 22 janvier 2021 sur la blockchain et les titres, qui permettent de rajouter une couche de sécurité juridique pour les émissions par ou sur la blockchain et la circulation des titres au niveau de la blockchain. Le Luxembourg est intervenu par la législation parce que les acteurs hésitaient à se lancer, faute d’assurances ou de garanties dans le cadre existant que cela pouvait se faire ou pas.

La «pratique douce», appelons-la comme ça, est-elle toujours le meilleur modèle pour l’écosystème financier du pays, compte tenu de la relative anarchie qui peut régner dans ce secteur?

J.-L.S.: «Il faut compléter ce que je viens de dire par la dimension européenne. Il y a des développements continus au niveau européen, comme MiCA ou comme le projet pilote sur le settlement et le clearing. Autre exemple, encore plus concret: quand la CSSF a autorisé les premiers échanges cryptos, Bitstamp et Bitflyer, elle a dit: un, vous appliquez la législation sur les instituts de paiement puisqu’à Luxembourg personne ne peut faire une activité financière sans autorisation; et deux, elle a également par là directement appliqué le cadre anti-blanchiment à ces instituts. L’Europe a suivi, plus tard, en édictant la même règle et en l’élargissant aux porte-monnaie digitaux. Cette influence joue également. Je suis traditionnellement hésitant pour dire qu’il faut légiférer à tout-va. À l’Université, j’insiste toujours auprès de mes étudiants pour qu’ils aillent chercher un texte qui existe au lieu de vouloir mettre en œuvre une nouvelle législation. Au niveau de la législation, que je qualifierai de plus historique, le Luxembourg a une particularité, celle des PSF, notamment de support. Dans ce contexte, on voit très bien qu’en matière de prestation de KYC, cela a un certainement un avantage. La question du périmètre des PSF de support reste entière.

La position du Luxembourg est-elle assez dynamique par rapport au marché qui explose dans de nombreuses directions aujourd’hui?

J.-L.S.: «Si on regarde les dernières années, il s’est passé beaucoup de choses au Luxembourg. Parfois, on a été précurseurs sur les autres, comme avec les deux premiers exchanges. Dans le domaine de la recherche, on a élargi la panoplie ces dernières années. C’est un atout pertinent supplémentaire. Le Covid a bon dos, mais le développement de nouveaux projets à l’international ou à partir de l’international vers le Luxembourg n’a pas connu un coup d’accélérateur. Mais les choses reprennent. Je considère qu’historiquement, selon le paysage régulatoire, les tendances fortes des États-Unis arrivent chez nous avec un an ou deux de retard. Aujourd’hui, je vois un engouement pour tout ce qui est finance décentralisée. Selon les chiffres, cela représente un marché de 55 à 80 milliards d’euros. Dans les universités américaines, c’est le sujet porteur en matière de fintech. Les universités suisses et l’ESMA commencent à s’y intéresser aussi. Intéressons-nous à la DeFi et à définir comment on peut contribuer à forger un cadre régulatoire à ces activités décentralisées. Croire qu’il n’y aura pas de cadre régulatoire serait une très mauvaise chose. Il faut voir aussi dans quelle mesure ces projets, que l’on dit décentralisés, sont réellement des projets décentralisés. Ou est-ce qu’on n’est pas très souvent dans un modèle qui consiste à désintermédier Jacques pour réintermédier Paul? D’un autre côté, et le bitcoin l’a montré en premier, nous devons réaliser qu’à l’avenir, il y aura des protocoles et des développements de protocoles qui fonctionneront de manière décentralisée. Après avoir fait le tri entre la vraie décentralisation et l’autre, il restera dans les années à venir toute une série de protocoles ou un ou deux protocoles qui seront vraiment décentralisés. Il faudra répondre à la question: ‘Comment approche-t-on cela d’un point de vue régulatoire?’ Il y a deux approches: on sanctionne ceux qui n’ont pas les autorisations nécessaires, pas traditionnellement celle de l’Europe, puisqu’on cherche toujours à développer un cadre, une bonne chose; dans cette deuxième hypothèse, il y a deux sous-possibilités: ou bien on essaie de réguler le protocole et les développeurs – ce qui est voué à l’échec, puisque, si personne ne contrôle le protocole décentralisé, contrôler ne va nulle part –, ou bien on régule ceux qui interviennent sur le protocole quand il touche le monde réel. C’est un des grands enjeux. Toute la finance décentralisée, basée sur de la blockchain ou des smart contracts ou des protocoles interopérables ouverts, est du bitcoin sophistiqué. Aux États-Unis, on voit très bien une forte poussée dans ce sens-là.

… Mais à chaque fois qu’on évoque la question de la finance décentralisée, on voit des groupements de banques ou de groupes financiers s’allier pour «recentraliser» ce qui se passe?

J.-L.S.: «Dans la mesure où les regroupements aspirent à une accélération des processus et où cela rend les choses interopérables, ce n’est pas une mauvaise chose. Mais je ne suis pas un adepte de l’adoption de la blockchain pour le plaisir de la blockchain. Prédire si ce seront des protocoles décentralisés ou centralisés ou mis en place par des groupements, personne n’en sait rien.»

Cette interview est issue de la newsletter hebdomadaire Paperjam Trendin’, à laquelle vous pouvez vous abonner .