Les actifs des clients français gérés par Patrimundi 1869, une société de gestion indépendante basée à Luxembourg, ont progressé de près de 10% en 2024. «Avec une accélération au début de l’été, au moment des élections législatives», explique l’associé-dirigeant de cette société de 25 personnes, Alain Crefcoeur.
Patrimundi 1869 est spécialisée en gestion discrétionnaire, avec une clientèle française, belge, luxembourgeoise, allemande et quelques autres nationalités. À l’image du secteur de la banque privée au Luxembourg, où près de deux clients sur trois proviennent de ces mêmes pays, selon KPMG.
La croissance des clients français représente pour Alain Crefcoeur le fait marquant de 2024. «Bon nombre d’investisseurs ou d’épargnants français ont eu très peur, et c’est encore vrai aujourd’hui, de la présence de l’extrême gauche (LFI) dans un gouvernement ainsi que de la situation économique de leur pays. J’ai vu bon nombre de clients français, nouveaux ou existants, ouvrir des comptes à Luxembourg pour se mettre à l’abri. L’inquiétude était et reste palpable.»
Répartition géographique des clients

La répartition géographique de la clientèle dans le secteur de la banque privée au Luxembourg est restée largement stable entre 2022 et 2023, environ 65% des clients provenant de la Belgique, de la France, de l’Allemagne et d’autres pays européens. (Source: KPMG/Enquête sur la banque privée)
Patrimundi 1869 collabore avec des family offices français, qui proposent à leurs clients des mouvements de capitaux. La société luxembourgeoise les accompagne. Son patron précise n’avoir pas démarché activement des clients. «Ce n’est pas notre façon de procéder. Les nouveaux clients sont arrivés naturellement par le réseau et les relations de la société sur la Place. Dans plusieurs cas, on parle de simples transferts de comptes, parfois dans la même banque.»
Président de l’Association luxembourgeoise des family offices (Lafo), confirme: «À court terme, qu’il s’agisse de l’instabilité en France ou ailleurs dans le monde, c’est une bonne nouvelle pour le Luxembourg.» Moins en raison d’un afflux de nouveaux résidents que d’une arrivée accrue de capitaux, ajoute l’associé-fondateur de Lagonda Family Partners, une société de conseil spécialisée dans la gestion de patrimoine pour une clientèle fortunée.
«Si l’on suit les , certains veulent mettre une pression fiscale monumentale sur les familles fortunées, d’autres veulent resserrer les conditions de l’exit tax… Cela peut arriver et les gens veulent mettre leurs capitaux à l’abri. Le Luxembourg est l’un des éléments de réponse possible. Cet argent peut être placé dans des fonds, des contrats d’assurance-vie ou tout simplement en dépôt dans des banques privées classiques au Luxembourg», explique le président de la Lafo.
Le spectre de la préemption
À l’abri de quoi? Pour réduire la pression fiscale tout en respectant la légalité, changer de pays de résidence apparaît comme la solution la plus évidente. «Quand je discute avec de grandes familles qui réfléchissent à mettre leurs capitaux à l’étranger, ce n’est pas pour payer moins d’impôts. Il s’agit clairement de protection des actifs», souligne le spécialiste.
Depuis trois ou quatre ans, Pascal Rapallino entend par exemple «une petite musique qui fait son chemin en France»: la préemption d’un certain pourcentage des actifs des Français pour éponger la dette nationale. «En plaçant ses capitaux non seulement à l’étranger, mais aussi dans une structure, par exemple un fonds, on bénéficie d’une double protection. Si on est simplement investisseur d’un véhicule qui ne nous appartient pas, ce sera compliqué pour l’État français de faire liquider ce véhicule étranger pour récupérer des capitaux français.»
Les grandes familles fortunées n’ont pas attendu fin 2024 pour mettre en place des structurations internationales. Mais l’associé de Lagonda Family Partners entend et lit qu’en France, la «classe moyenne supérieure ++» (cadre supérieur, médecin…) y réfléchit désormais aussi. «Encore une fois, le sujet n’est pas l’augmentation de la fiscalité en France: c’est vraiment l’inquiétude sur le patrimoine», insiste-t-il.
De nombreux Français ont opté pour un contrat d’assurance-vie luxembourgeois.
Pourquoi le Luxembourg? «Parce que c’est multiculturel, c’est polyglotte, tous les acteurs sont présents et c’est plus facile pour un Français de venir à Luxembourg que d’aller en Irlande. Déjà, il y a la barrière de la langue», estime Pascal Rapallino.
«Le secteur bancaire luxembourgeois bénéficie d’une solide réputation en matière de sécurité et de qualité des services, avec de nombreuses banques affichant d’excellents ratings, ce qui attire particulièrement les clients étrangers», complète Alain Crefcoeur. L’associé-dirigeant de Patrimundi 1869 souligne la tradition luxembourgeoise en gestion et la diversité des produits d’investissement proposés. Il cite la vision internationale des banques luxembourgeoises par rapport à leurs homologues françaises, souvent centrées sur le CAC40.
Et de mettre en avant le rôle clé des compagnies d’assurances, notamment via le contrat d’assurance-vie luxembourgeois, très prisé en Belgique et en France. «Ce produit permet une gestion diversifiée et flexible des portefeuilles, contrairement aux contrats français, souvent rigides et peu performants. Ces dernières années, de nombreux Français ont opté pour ce type de contrat, contribuant à une croissance constante du marché luxembourgeois. Après le léger ralentissement récent, je pense que les tensions actuelles ont un peu relancé la machine.»
De manière surprenante, les pays nordiques arrivent en force au Luxembourg.
Pascal Rapallino ne confirme pas avoir gagné des clients en 2024 en raison de l’instabilité en France et ailleurs. Il cite une conférence à Paris annulée faute de disponibilité des participants, des family offices submergés par les demandes de structuration patrimoniale de leurs clients français. «Cet exemple illustre une activité sans précédent en France, liée aux besoins urgents de structuration avant la fin d’année, probablement en réaction au contexte actuel.»
Le phénomène est-il conjoncturel ou structurel? «J’ai l’impression qu’il est tout de même assez structurel. Si l’on parle uniquement des capitaux, j’ai le sentiment que les transferts effectués aujourd’hui ne seront pas inversés. À mon avis, l’argent qui a été transféré est destiné à rester», estime Alain Crefcoeur.
Et le mouvement n’est pas propre à la France, ajoute Pascal Rapallino: «La Belgique, c’est un peu la même problématique. Et, de manière surprenante, on observe un phénomène similaire dans les pays nordiques. Cela n’a rien à voir avec les cas français ou belge, mais les pays nordiques arrivent également en force au Luxembourg et en Suisse. Il pourrait y avoir des raisons géopolitiques, en lien avec les frontières de la Russie.»
Pas une bonne nouvelle
Si certains se réjouissent de cette situation à Luxembourg, ce n’est pas le cas du président de la Lafo. «Je ne pense pas, si on a une vision à long terme, qu’il faille s’en réjouir. Une instabilité, que ce soit en France, en Allemagne ou dans une moindre mesure en Belgique, n’est clairement pas une bonne nouvelle à terme pour le Luxembourg, parce que ce n’est pas une bonne nouvelle à terme pour l’Europe.»
Et de conclure: «L’arrivée de Donald Trump dans ce chaos global compliquera les choses, car l’Europe, déjà fragilisée, sera encore plus attaquée. Le Luxembourg pourra tirer son épingle du jeu par rapport à ses voisins, mais être le meilleur élève dans une zone de faible croissance revient à être ‘le borgne au milieu des aveugles’: premier, mais parmi les cancres. Une vigilance globale sur l’Europe est indispensable.»