Les sociétés de clearing européennes donnent accès à leurs clients aux obligations d’État russes. (Photo: Shutterstock)

Les sociétés de clearing européennes donnent accès à leurs clients aux obligations d’État russes. (Photo: Shutterstock)

Les nouvelles mesures de rétorsion économiques envisagées par les États-Unis à l’encontre de la Russie pourraient se faire au détriment des infrastructures de marché européennes. Fortement exposées, l’entreprise de messagerie financière Swift et les chambres de compensation telles que Clearstream ou Euroclear, des sociétés domiciliées en Belgique et au Luxembourg, restent garantes des transactions internationales et pourraient difficilement réduire leurs relations avec la Russie.

Bien que la Russie fasse déjà l’objet de sanctions économiques depuis l’annexion de la Crimée en 2014, les tensions depuis l’automne 2021 au sujet de l’Ukraine amènent Washington à considérer de possibles nouvelles mesures de guerre économique contre Moscou. L’administration américaine envisagerait notamment l’exclusion de la Russie du réseau de messagerie sécurisée dédié aux transactions financières interbancaires mondiales géré par Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) en Belgique depuis 1979.

L’exclusion de la Russie provoquerait l’effet d’une déflagration dans les échanges financiers au niveau global. Parmi les plus de 11.000 institutions bancaires participant à Swift dans plus de 200 pays, la Russie compte pas moins de 456 banques connectées au réseau. Ce qui représente plus de 4% des acteurs connectés au réseau. Le blocage de tous leurs codes d’identification paralyserait dès lors l’ensemble des mises en relation des banques russes avec celles du reste du monde, dans les deux sens.

Si cette sanction devait avoir lieu, cela serait une décision qui impacterait la Russie et les entreprises européennes qui travaillent avec la Russie ainsi que tout le business international. Personne n’en sortira gagnant, surtout l’Europe. En outre, cela poussera la Russie à développer son propre système de transfert de messages financiers.
Elena Pavlova

Elena Pavlovaresponsable du pôle Intelligence Économique et ConformitéAmarante

«Si cette sanction devait avoir lieu, cela serait une décision qui impacterait la Russie et les entreprises européennes qui travaillent avec la Russie ainsi que tout le business international», commente Elena Pavlova, responsable du pôle Intelligence Économique et Conformité chez Amarante, une société française spécialisée dans les solutions de sécurité internationale pour les secteurs public et privé. Elle ajoute: «Personne n’en sortira gagnant, surtout l’Europe. En outre, cela poussera la Russie à développer son propre système de transfert de messages financiers.»

Jugée peu probable par certains, la menace d’une exclusion de la Russie du réseau Swift n’en resterait pas moins lourde de conséquences. La preuve en est que des entreprises et grosses fortunes russes auraient commencé à déplacer des actifs liquides à l’étranger. «Il existe en Russie un nombre important de riches hommes d’affaires qui ne sont pas considérés comme des oligarques», souligne Veronika Konecna, head of Russia, CEE and Central Asia Practice chez Aperio Intelligence, une société d’intelligence économique avec des bureaux en Europe et en Asie. Elle précise: «En cas de crise majeure, ils voudront protéger leurs actifs en les transférant à l’étranger. Beaucoup l’ont déjà fait et détiennent des comptes bancaires ou des biens immobiliers en Europe occidentale.»

Il existe en Russie un nombre important de riches hommes d’affaires qui ne sont pas considérés comme des oligarques. En cas de crise majeure, ils voudront protéger leurs actifs en les transférant à l’étranger. Beaucoup l’ont déjà fait et détiennent des comptes bancaires ou des biens immobiliers en Europe occidentale.
Veronika Konecna

Veronika Konecnahead of Russia, CEE and Central Asia PracticeAperio Intelligence

Contactée par Paperjam, la Banque centrale européenne (BCE) reconnaît que le potentiel bannissement des banques russes du réseau Swift constitue un sujet brûlant. Toutefois, la BCE explique qu’elle n’a pas son mot à dire à ce propos, soulignant que sa supervision se limite aux opérations techniques et que le problème relève de la sphère politique: «Pour que Swift interdise les banques russes, il faudrait une législation européenne. Ce n’est pas une décision que la BCE peut influencer.» La BCE souligne également que Swift est une institution privée régie par ses propres accords de gouvernance.

Des clients aussi actionnaires

L’exclusion des participants russes pourrait créer un casse-tête des plus compliqués pour l’entreprise belge. Comme le précisent ses statuts, «la finalité coopérative de Swift est de satisfaire les besoins de sa communauté mondiale d’actionnaires, qui sont également ses clients». Toute organisation membre de Swift peut donc devenir actionnaire pour peu qu’elle soit «active dans le même domaine d’activité que les autres actionnaires» et qu’elle soit «active dans la transmission de messages financiers». Il sera donc difficile pour Swift d’exclure ses propres actionnaires de son réseau, qu’ils soient russes ou non.

Bien que la liste des actionnaires ne soit pas rendue publique, l’analyse du conseil d’administration de Swift apporte son lot d’indices. Comme stipulé par ses statuts, les membres de son conseil d’administration doivent être des employés d’un actionnaire. Le conseil d’administration de Swift, qui compte 25 membres, regroupe donc naturellement des administrateurs de toutes les régions du monde. Pour sa part, la Russie est représentée depuis 2015 par Eddie Astanin, président du comité de gestion du National Clearing Centre (NCC), la principale chambre de compensation russe.

L’exposition russe de Swift ne s’arrête pas là. La société belge possède un bureau à Moscou et une filiale russe, Swift LLC, dont elle détient 100% des parts.

L’histoire ne ferait-elle que se répéter? En octobre 2014, Swift faisait déjà part de pressions reçues la poussant à déconnecter la Russie de son réseau, dans le contexte de l’annexion de la Crimée par la Russie. L’entreprise avait alors répondu être «une société coopérative mondiale neutre», mais en septembre 2015, le Parlement européen votait une résolution non contraignante sur les relations entre l’Union européenne et la Russie dans laquelle Swift était montrée du doigt. La société belge avait alors qualifié cette prise de position d’ingérence: «En vertu des principes fondamentaux du droit européen, consacrés par la Charte des droits fondamentaux de l’UE, le fait de singulariser Swift de la sorte interfère de manière disproportionnée avec le droit fondamental de Swift d’exercer son activité et son droit de propriété.»

L’accès aux obligations d’État russes

En plus de s’attaquer à la participation russe au réseau Swift, Washington envisage de bloquer l’accès des banques russes au dollar américain pour les opérations de compensation. Les deux principales sociétés de clearing européennes, Clearstream et Euroclear, pourraient alors voir leurs activités fortement impactées. «Cette forme de sanction, que les États-Unis pourraient imposer unilatéralement, pourrait empêcher les particuliers et les entreprises russes d’effectuer des transactions courantes ou importantes», indique la responsable pour la Russie chez Aperio Intelligence, Veronika Konecna. «De même, les États-Unis pourraient étendre l’interdiction d’acheter des obligations d’État russes», ajoute-t-elle.

Cette forme de sanction, que les États-Unis pourraient imposer unilatéralement, pourrait empêcher les particuliers et les entreprises russes d’effectuer des transactions courantes ou importantes. De même, les États-Unis pourraient étendre l’interdiction d’acheter des obligations d’État russes.
Veronika Konecna

Veronika Konecnahead of Russia, CEE and Central Asia PracticeAperio Intelligence

Enregistrée au Luxembourg, Clearstream offre par exemple depuis 2006 un accès au marché russe à ses clients. En 2012, la banque étendait son offre aux obligations d’État russes, les Obligatsyi Federal’novo Zaima (OFZ), sur une base de gré à gré. Bénéficiant d’un service de gestion d’actifs, les clients peuvent ainsi conserver leurs titres russes sur leur compte. Avec l’entrée en service en 2013 du dépositaire central de titres russes, le National Settlement Depository (NSD), jouissant d’un lien direct avec Clearstream, les investisseurs et négociants ont alors bénéficié d’une réduction de 52% de leurs frais de conservation des titres.

De façon générale, Cleastream offre des services de «settlement», de prêt et d’emprunt de titres, de trésorerie et de paiement pour ses clients intéressés par les opportunités des marchés russes grâce à sa connexion au NSD. À noter que la principale banque russe, Sberbank of Russia, sert de banque dépositaire pour les opérations de Clearstream vers le NSD. En septembre 2014, le département du Trésor américain a ajouté Sberbank of Russia à sa liste de sanctions liées à l’activité russe en Ukraine.

Un risque constamment surveillé

Cleastream se montre bien consciente de la situation. Selon son dernier rapport annuel, les risques liés à l’environnement des affaires, telles des évolutions règlementaires, reflètent la sensibilité de ses activités. La banque a d’ailleurs déclaré à Paperjam que «Clearstream, en tant que fournisseur mondial d’infrastructures financières, considère la conformité aux sanctions comme une capacité essentielle pour garantir la sécurité des opérations de marché et a mis en place un système solide et flexible pour la gestion des sanctions et des embargos».

De plus, la banque indique se tenir prête à toute évolution du cadre réglementaire international: «Une équipe dédiée suit de près les développements actuels, consulte les parties prenantes concernées et est prête à réagir si et quand des restrictions sont imposées par les autorités compétentes.»

De son côté, Euroclear offre des services de transaction liés aux obligations d’État, d’entreprises et municipales russes depuis un peu moins d’une décennie. Contactée, l’entreprise enregistrée en Belgique nous a expliqué qu’il n’est pas de son ressort de commenter le risque de sanctions avec la Russie.

Les institutions financières devront s’assurer qu’elles ne sont pas exposées aux cibles des sanctions, que ce soit directement ou indirectement. Cela peut s’avérer difficile, car les actifs peuvent être détenus via une chaîne d’entités offshore ou sous le nom de prestataires de services professionnels. Des ressources importantes peuvent être nécessaires pour mener des contrôles préalables et des enquêtes supplémentaires sur l’exposition potentielle aux sanctions.
Veronika Konecna

Veronika Konecnahead of Russia, CEE and Central Asia PracticeAperio Intelligence

En dehors des investissements dans des titres de créances ou d’actions d’entreprises et de gouvernements russes, aucune entreprise de services financiers ne reste à l’abri d’un contrecoup possible à la suite de nouvelles sanctions économiques. Qu’elles entretiennent des relations d’affaires avec des particuliers fortunés – souvent exposés sur le plan politique – ou des sociétés importantes russes, «les institutions financières devront s’assurer qu’elles ne sont pas exposées aux cibles des sanctions, que ce soit directement ou indirectement», note Veronika Konecna. Ce qui crée un certain défi: «Cela peut s’avérer difficile, car les actifs peuvent être détenus via une chaîne d’entités offshore ou sous le nom de prestataires de services professionnels. Des ressources importantes peuvent être nécessaires pour mener des contrôles préalables et des enquêtes supplémentaires sur l’exposition potentielle aux sanctions.» Face au risque de sanctions, les entreprises peuvent aussi choisir de se retirer du marché russe, au risque d’un retrait prématuré lourd de conséquences.