Robert Goebbels est ancien ministre et député européen (LSAP). (Photo: Edouard Olszewski/Archives Paperjam)

Robert Goebbels est ancien ministre et député européen (LSAP). (Photo: Edouard Olszewski/Archives Paperjam)

Alors que le virus est loin d’être vaincu, les commentaires sur «le monde d’après» se multiplient d’une façon virale. Les politiques, journalistes, économistes, écologistes, philosophes, psychiatres et autres moralisateurs n’avaient – tous – rien vu venir. Ce qui ne les empêche pas d’étaler généreusement leur vision de l’avenir. Généralement à partir de leurs positions de toujours.

La «mise en quarantaine» successive de quelque 220 pays et territoires finira par vaincre la pandémie. Mais le «lockdown» (on n’échappe pas aux anglicismes) mettra à genoux des pans entiers de l’économie mondiale. Les prix des matières premières, à commencer par le pétrole, sont en chute libre. À l’exception du prix du riz qui flambe.

La crise globale sera d’autant plus longue qu’elle frappe partout des économies déjà éprouvées par les conflits tarifaires déclenchés par les États-Unis de Trump. Ce sont les pays pauvres qui souffriront le plus. Selon la Banque mondiale, dans les quelque 140 pays vivant en marge de la mondialisation, «des pans entiers de la population tirent leurs revenus d’emplois informels». Qui n’ont aucun accès à la moindre protection sociale et seront en conséquence «encore plus difficiles à soutenir».

Tous ces pays n’ont ni les ressources ni la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour pallier une activité économique brutalement défaillante. Face à la récession, plus d’une centaine de pays se sont déjà adressés au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale pour des programmes de soutien urgents.

Décroissance et démondialisation

Ces dernières années, dans les pays riches et repus, de belles âmes se sont épanchées contre une croissance «incontrôlable» et une mondialisation «folle». On pestait contre «l’idolâtrie» du PIB, le «productivisme», le «consumérisme», «l’ultralibéralisme» et la «dictature des profits».

Ces vœux sont maintenant exaucés. La mondialisation est à l’arrêt. Les pauvres des pays en «développement» en souffrent en premier. Dans les pays riches, la croissance s’est inversée. Sans rentrées, sans «cashflow» (autre anglicisme incontournable), donc sans la possibilité de dégager des bénéfices, la «décroissance» s’installe!

Sauf que sans les aides publiques, la grande majorité des entreprises et des indépendants en «décroissance» se verraient rapidement acculés à la faillite. Sans le chômage partiel pris en charge par les États européens, la situation de la plupart des salariés serait calamiteuse. Les États-Unis comptent déjà 35 millions de chômeurs!

Parenthèse: Il est intéressant de noter qu’au Luxembourg comme ailleurs, les hérauts du «moins d’États» se tournent vers ce «monstre froid» pour la «socialisation» de leurs pertes. Tout en craignant que le retour à l’État fort ne mène à un «corona-socialisme» (Neue Zürcher Zeitung) mettant à mal la «privatisation des bénéfices».

Comme l’ont prouvé les pandémies depuis plus de 2.000 ans – la peste, le choléra, la grippe espagnole et bien d’autres –, aucun virus ne s’est jamais arrêté aux frontières. Une progression plus lente a toujours été suivie par une hécatombe durable pendant des années.
Robert Goebbels

Robert Goebbelsancien ministre et député européen (LSAP)

Les chantres de la décroissance utilisent la propagation du virus comme «preuve» que les échanges internationaux sont néfastes pour les humains. Certes, dans un monde non connecté par des avions, des bateaux et des trains, le virus progresserait plus lentement. Mais comme l’ont prouvé les pandémies depuis plus de 2.000 ans – la peste, le choléra, la grippe espagnole et bien d’autres –, aucun virus ne s’est jamais arrêté aux frontières. Une progression plus lente a toujours été suivie par une hécatombe durable pendant des années.

Alors que grâce à la mondialisation des échanges scientifiques, la connaissance des effets du virus progresse rapidement. Une coopération de milliers de scientifiques dans des dizaines de pays s’est immédiatement mise en place pour chercher des remèdes et un vaccin.

Un passé imaginaire

Les ennemis de la mondialisation et autres adeptes de la «décroissance» proposent un retour aux «temps heureux» de l’autosuffisance. Ils chantent la «préférence nationale», voire «régionale» ou même «locale».

Ce qui prouve qu’ils n’ont rien compris de l’interdépendance à laquelle s’est soumise volontairement l’humanité en constituant les premières sociétés organisées. Vouloir au 21e siècle revenir aux temps angéliques de la cueillette, symbolisés de nos jours par les «jardins communaux» et les ruches d’abeilles sur les toits des villes, ne démontre qu’une méconnaissance totale des réalités.

Au 19e siècle, le Luxembourg ne connaissait que de petits producteurs «bio» avant la lettre. Ils ne disposaient d’aucun fertilisant, à part le fumier, ni de moyens de protection des cultures. Pour ne pas mourir de faim, quelque 70.000 autoproducteurs «heureux» ont émigré aux Amériques. Ou ont cherché du travail hors de nos frontières. Le recensement de la population française en 1892 a dénombré 32.500 Luxembourgeois en Lorraine. Les frontaliers de l’époque.

Les ressources renvoyées par les migrants à leur famille sont 10 fois plus importantes que l’aide internationale au développement. Avec la crise, cette ressource se tarit. Les travailleurs migrants sont les premières victimes de la décroissance.
Robert Goebbels

Robert Goebbelsancien ministre et député européen (LSAP)

En réponse à une récente question parlementaire, le ministre de l’Agriculture siffle la fin du rêve d’une autonomie nourricière nationale: «Il importe de signaler que le Luxembourg ne dispose pas de surfaces agricoles suffisantes pour assurer une autosuffisance protéique totale»! En fait, notre pays arriverait seulement à satisfaire la demande interne en lait et en viande de bœuf. Mais nous ne produisons qu’un tiers des œufs, 1,4% des poulets, 3% des légumes et moins de 1% des fruits consommés. La coopérative biologique BIOG importe même en automne des pommes de Nouvelle-Zélande et du Chili!

Ces déficits se retrouvent dans beaucoup de pays. En France, la quasi-rupture des chaînes logistiques induite par le confinement a immédiatement engendré d’importantes hausses de prix pour les fruits et légumes de la production nationale.

Pour cultiver la terre, les pays riches ont besoin de main-d’œuvre étrangère. Pour récolter les asperges, pour vendanger le raisin, le Luxembourg emploie des saisonniers polonais. L’Allemagne compte sur des Polonais ou des Roumains. Les Polonais sur des Ukrainiens. Les Roumains sur des Népalais.

Les travailleurs migrants sont une réalité à laquelle peu de pays échappent. Les ressources renvoyées par les migrants à leur famille sont 10 fois plus importantes que l’aide internationale au développement. Avec la crise, cette ressource se tarit. Les travailleurs migrants sont les premières victimes de la décroissance.

Un avenir imaginaire

Le confinement auquel sont soumises les populations encourage les théories conspirationnistes et la vision du lendemain à travers les lunettes d’avant.

Certes, l’après-crise s’ouvrira sur un monde différent. Probablement globalement plus pauvre. Donc moins juste.

La digitalisation va étendre sa domination. «Home office», «streaming» (autres anglicismes inévitables), téléconférences, achats et paiements en ligne vont progresser aux dépens du commerce traditionnel. Et de l’emploi dans les agences bancaires. Avec à la clé une augmentation de la demande en énergie électrique. L’impact des échanges numériques sur les gaz à effet de serre est déjà plus important que ceux des secteurs de l’aviation et du maritime réunis.

L’Europe restera redevable des échanges internationaux. Pour se nourrir, pour importer les matières premières indispensables à son fonctionnement. Pas seulement pour le cobalt et le lithium. Nous ne pourrons pas, dans tout avenir prévisible, nous passer de pétrole et de gaz naturel.
Robert Goebbels

Robert Goebbelsancien ministre et député européen (LSAP)

La Commission européenne prône un «Green New Deal».

L’ambition est louable. Mais les détails d’exécution font défaut. Faut-il renoncer à sauver les secteurs classiques de nos économies? Et les millions d’emplois qui en découlent? L’aviation, le maritime, le tourisme? La sidérurgie, l’industrie automobile, celle du ciment?

Investir dans les énergies renouvelables, bien sûr. Mais l’énergie verte doit être transportée. Les panneaux photovoltaïques doivent être produits. Tout comme les éoliennes. Ce qui nécessite la mobilisation de matières premières, la fabrication des supports pour la production et le transport des énergies «douces». Dont les socles en béton pour éoliennes ou pylônes pour lignes à haute tension.

La mobilité verte reposant sur des voitures électriques exige des investissements colossaux dans l’industrie minière pour extraire les minéraux nécessaires au fonctionnement du monde nouveau. On compte 5 à 6 grammes de cobalt dans une batterie de téléphone, 30 grammes dans un ordinateur portable, 5 à 6kg dans une batterie de voiture électrique. Sans évoquer le lithium et les 25 autres matières premières requises.

L’Europe restera redevable des échanges internationaux. Pour se nourrir, pour importer les matières premières indispensables à son fonctionnement. Pas seulement pour le cobalt et le lithium. Nous ne pourrons pas, dans tout avenir prévisible, nous passer de pétrole et de gaz naturel. La Norvège, pays se voulant écologiquement très à la pointe, vient d’ouvrir un nouveau gisement renfermant 2,8 milliards de barils de pétrole.

Ceux qui veulent rapatrier en Europe la production des médicaments ‘made in China’ et des génériques ‘made in India’ devront accepter plus de chimie, le génie génétique et d’autres procédés honnis par nos sociétés peureuses face au moindre risque.
Robert Goebbels

Robert Goebbelsancien ministre et député européen (LSAP)

Même en bannissant les moteurs à combustion, l’Europe ne pourrait pas se passer de la pétrochimie. Qui resterait indispensable pour fournir les pneus pour les voitures électriques, le bitume pour les pistes cyclables, les matières isolantes pour les maisons à basse consommation d’énergie. Les composants pour l’électronique et l’électroménager. Et pour des équipements hospitaliers.

«made in China» et des génériques «made in India» devront accepter plus de chimie, le génie génétique et d’autres procédés honnis par nos sociétés peureuses face au moindre risque. Au Luxembourg, on n’arrive même plus à autoriser ou un «» de Google. Alors que pendant le confinement, tous les habitants du pays ont utilisé à profusion les services de ce fournisseur incontournable de l’ère digitale.

Dépenser sans compter?

«Après la blessure de la crise viendra le temps de la reconstruction», affirme l’Alliance pour une relance verte. Oui. Mais il faudra la financer. Après avoir soutenu à grands efforts financiers le maintien de l’emploi et la survie des entreprises et des indépendants pendant la crise.

Les paquets d’aides sont énormes. La Banque centrale européenne, le Mécanisme européen de stabilité, la Banque européenne d’investissement, la Commission européenne et les États de l’Union . Mais il s’agit essentiellement de crédits, donc de création monétaire.

Les crédits devront être remboursés. Il ne suffira pas de taxer les riches. L’immense majorité des contribuables n’échappera pas une grosse «aumône» solidaire. Et puis et surtout, il faudra de nouvelles créations de richesse. Donc de la croissance. Donc du commerce international de biens et de services. Donc, et c’est souhaitable, une mondialisation plus équilibrée, plus inclusive. Donc, surmonter le protectionnisme, le nationalisme, le repli sur soi. À une crise globale doit répondre une solidarité globale.