La crise va-t-elle doper les investissements dans une économie plus durable?
. – Je suis convaincue que nous n’avons pas d’autre choix et que la crise a renforcé ce sentiment. Les besoins de financement sont énormes. Ils seront nécessaires principalement sur le plan social et viseront donc des mesures de préservation de l’emploi, de sauvegarde des petites et moyennes entreprises, mais aussi le soutien au secteur de la santé, l’accès aux soins, le développement de vaccins ou l’investissement dans des équipements médicaux additionnels. Ces besoins sont au cœur des obligations Covid-19 déjà lancées. pour combattre cette crise.
La Banque africaine de développement a émis pour la première fois un montant colossal de 3 milliards de dollars. La Banque de développement du Conseil de l’Europe vient d’émettre 1 milliard de dollars, la Banque européenne d’investissement 1 milliard de dollars aussi, tandis que la Banque mondiale a lancé une obligation de 8 milliards de dollars, le plus gros montant jamais émis par une banque multilatérale de développement. Le développement de l’économie réelle plus durable était déjà à l’agenda mondial, la crise actuelle ne peut qu’accélérer la mise en place de cet agenda!
Le redressement devra être bâti nécessairement de façon durable.
Ne doit-on pas quand même s’attendre à un retour aux recettes traditionnelles pour relancer la machine économique?
Pour relancer la machine économique après les grandes crises historiques, on a toujours eu recours à des plans. Le New Deal après la grande dépression, le plan Marshall après la Deuxième Guerre mondiale… Aujourd’hui, il ne s’agit pas de reconstruire des infrastructures, mais de repenser nos comportements, notamment notre façon de consommer, en tenant compte de l’impact social et de l’impact environnemental. On parle de recovery plan, mais pour moi il doit s’agir nécessairement d’un green ou sustainable recovery plan. Le redressement devra être bâti nécessairement de façon durable. J’aime d’ailleurs beaucoup l’expression de la Commission européenne de renovation wave.
Plutôt que de reconstruire ou de redresser, il s’agit effectivement plutôt de rénover, au sens littéral du terme: améliorer en donnant une nouvelle forme, en tenant compte de la transition énergétique et du changement climatique. Rénover, c’est revoir notre façon d’agir, de gouverner, de dépenser ou d’investir. C’est aussi s’approvisionner de façon totalement responsable, consommer de façon durable et produire de manière durable. En fait, il faut se concentrer sur un modèle de croissance durable.
Favoriser des procédés de production durables qui permettraient de recevoir certaines aides ou d’éviter de devoir rembourser les aides reçues.
Comment faire en pratique pour assurer la reprise de l’activité économique tout en faisant en sorte qu’elle soit orientée vers un schéma durable?
«Au niveau européen, le Green Deal est déjà au cœur de la relance pour établir un cadre qui favorise les investissements durables et pour éviter que les plans de sauvetage soient mis en place sans prendre en compte l’impact environnemental. Autre signe positif, 180 personnalités – eurodéputés, ministres, dirigeants d’entreprise, ONG, think tanks – ont récemment prôné une ‘alliance européenne pour une relance verte’.
C’est déjà un bon début! Les énergies renouvelables pourraient aussi accélérer la reprise économique en stimulant les gains de PIB mondial de près de 100 milliards de dollars d’ici à 2050, selon un rapport de l’Agence internationale des énergies renouvelables. Ensuite, très concrètement, au niveau national, on pourrait aussi imaginer que les aides financières soient conditionnées ou non sujettes à remboursement dans le cas où les bénéficiaires reverraient leur modèle d’affaires et intégreraient systématiquement les éléments durables dans leurs procédés, dans leur chaîne d’approvisionnement ou dans leur stratégie. Ce serait le cas d’un boulanger qui se fournirait exclusivement en farine biologique mettant en exergue une agriculture respectueuse de l’environnement ou d’un coiffeur qui utiliserait des produits de coloration respectueux de l’environnement… Il est indispensable d’intégrer ces éléments environnementaux dans la reprise.
Sans laisser le temps aux acteurs économiques de ressortir les anciennes recettes…
«Il ne faut surtout pas leur laisser le temps! C’est pour cela que j’aime bien le concept de rénovation. On ne doit pas reconstruire à proprement parler, on doit poursuivre, mais différemment. Et cela devra passer par l’éducation et l’aide au développement de technologies durables qui permettront de produire des produits sustainable de façon compétitive.
Les obligations vertes ou durables ne risquent-elles pas de se retrouver concurrencées par des obligations de dette souveraine suite à cette crise?
«Il n’y a pas d’antagonisme entre les deux. Les États ont mis en place des programmes de soutien économique massifs, mais ils ne concurrencent pas les obligations durables. De nombreux États ont déjà émis des obligations vertes (la Pologne, la France, la Belgique, le Chili, etc.). Le risque, selon moi, n’est pas tant de voir des obligations vertes concurrencées par des obligations souveraines, mais que les États cèdent au confort d’une relance traditionnelle. Il faut s’assurer qu’ils mettront bien en place le cadre nécessaire, au niveau étatique, pour permettre aux fonds souverains d’émettre des obligations vertes, sociales et durables pour sortir l’économie de la crise. En effet, un fonds souverain peut émettre de la dette étatique pure ou émettre de la dette thématique – une obligation verte, sociale ou durable. Mais dans ce deuxième cas, il doit faire un effort de documentation préalable et mettre en place un cadre réglementaire. Le risque est qu’il ne mette pas ce cadre en place pour pouvoir agir plus vite.
Au cœur de la crise, avez-vous perçu des comportements différents de la part des investisseurs par rapport aux investissements durables?
«Les investisseurs qui étaient déjà convaincus avant la crise de la nécessité d’investir de manière durable le sont encore plus aujourd’hui! On a vu aussi que la crise replace le social sur le radar des grands investisseurs. Tous se mobilisent et les grandes obligations sociales dont j’ai parlé précédemment ont été émises alors qu’il existe une grande volatilité sur les marchés. Ce contexte compliqué n’a pas du tout impacté les émissions obligataires. Le Luxembourg Green Exchange a connu un très bon début d’année avec l’introduction de plus de 60 nouvelles obligations vertes, sociales et durables, et son activité a encore été très soutenue en mars et début avril. C’est un signal très rassurant pour le marché de la finance durable. Mars 2020 a même été un mois exceptionnel pour les émissions d’obligations sociales. Elles ont atteint un montant total de 7 milliards de dollars au niveau mondial alors que la moyenne mensuelle des émissions d’obligations sociales en 2018-2019 était de 1,2 milliard par mois. En plus, toutes ces nouvelles obligations, liées directement à la crise du Covid-19, ont été sursouscrites. Les investisseurs sont fortement demandeurs de ce type d’instruments financiers. Et la demande est toujours plus importante que l’offre.
Comment expliquer cet engouement?
«Les taux n’étant pas particulièrement favorables, j’y vois donc plutôt une grande motivation. J’imagine que, pour ces investisseurs, c’est une manière de contribuer à la lutte contre la crise sanitaire. Mais dans le cadre du mouvement actuel en faveur de la transition énergétique, les investisseurs institutionnels auront l’obligation, à l’avenir, au niveau européen, de démontrer de quelle manière ils tiennent compte des critères durables (ESG) dans leur politique d’investissement. Ce sont de très belles occasions pour eux d’agir dans ce sens. Face à ces nouveaux comportements, on manque clairement de produits d’investissement durables.
Les investissements durables se portent beaucoup mieux que les investissements traditionnels.
Les marchés boursiers se sont littéralement effondrés au début de cette crise. Les cours des valeurs durables ont-ils évolué différemment de la tendance générale?
«De manière générale, les investissements durables se portent beaucoup mieux que les investissements traditionnels. Au niveau des actions, une analyse récente de la banque HSBC a démontré que les sociétés bénéficiant d’une bonne note ESG et qui tirent plus de 10% de leurs revenus de projets climatiques ont mieux performé que les sociétés traditionnelles. Novethic a aussi démontré que, face à la crise du Covid-19, les stratégies durables des entreprises sont payantes. Donc, depuis le début de la crise, les entreprises qui ont les meilleures notations environnementales, sociales et de gouvernance ont montré une plus forte résistance au choc économique et financier actuel. Au niveau des fonds, de nombreuses études démontrent que les fonds ESG ont une corrélation plus positive dans la récession et Standard & Poor’s a annoncé que les fonds ESG avaient mieux performé que l’indice S&P 500. À la Bourse de Luxembourg également, la performance de notre indice Lux RI Fund, comme l’indice MSCI World SRI d’ailleurs, comparé aux indices traditionnels – LuxX, Cac 40 et Dax –, démontre que les valeurs durables ont été nettement moins impactées.
La Bourse de Luxembourg va-t-elle proposer de nouvelles voies pour la finance verte?
«Nous avons annoncé à la mi-avril renoncer aux frais de cotation pour les obligations sociales ou durables qui sont émises sur LGX en réponse à la crise du Covid-19. C’est notre réponse à la crise mondiale que l’on traverse aujourd’hui et un encouragement pour les émetteurs qui se mobilisent dans la bonne direction. Nous avons déjà coté des produits de ce type émis par la BEI, la Banque africaine de développement, la Banque de développement du Conseil de l’Europe et la Banque mondiale. Nous travaillons aussi en permanence à la sensibilisation et à l’éducation des investisseurs et de la société civile, de manière générale. Dans ce but, nous envisageons très prochainement la création d’une «école de la bourse verte».
Nous mettons aussi en place une base centralisée des données nécessaires pour comprendre, analyser, mesurer et comparer une obligation par rapport à une autre. Enfin, au niveau de la finance durable, nous continuerons à accueillir sur notre plate-forme les émetteurs qui s’engagent à la plus grande transparence, à rendre des comptes quant à la manière dont ils investissent les fonds qui leur sont prêtés. Que ce soit à travers des obligations vertes, sociales ou durables, ou des obligations de transition lorsque le marché se sera accordé sur une définition commune.
De quoi parle-t-on exactement lorsqu’on parle d’obligations de transition?
«Dans le cadre de ces obligations, ce n’est plus uniquement le type de projet financé qui importe, c’est la stratégie globale de l’émetteur qui est prise en compte et les objectifs qu’il s’est engagé à atteindre, quel que soit le projet directement financé par l’obligation. C’est à travers ce genre d’obligations que nous allons élargir la gamme de produits que nous accueillons sur notre plate-forme, tout en exigeant toujours la plus grande transparence.
Et ce projet d’«école de la bourse verte», en quoi consistera-t-il?
«De nombreux établissements financiers et investisseurs aimeraient contribuer au développement durable, mais ils n’ont pas les connaissances nécessaires des pratiques de marché. L’éducation est la clé! L’expertise de LGX est d’ailleurs fréquemment sollicitée et nous assumons notre responsabilité. , permettant ainsi aux émetteurs, aux investisseurs, aux gestionnaires d’actifs, aux étudiants de développer leurs connaissances en finance durable, créer et soutenir des produits d’investissement durable, et aider à orienter les futurs flux de capitaux vers des projets d’investissement durable. Nous offrons d’ailleurs déjà depuis plusieurs mois des formations en finance durable à des institutions financières reconnues au niveau international, en partenariat avec IFC, et au niveau national pour des banques comme la BIL. Nous collaborons avec de grandes écoles de commerce, comme la Stockholm School of Economics, mais aussi des universités, dont l’Université du Luxembourg. Il s’agit donc de rassembler toutes ces initiatives… le lancement approche!
L’effondrement des prix du pétrole n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui prêchent pour une économie de plus en plus verte…
«Effectivement, rend cette énergie bon marché au détriment des énergies renouvelables. Mais la volatilité des prix du pétrole remet aussi en question la rentabilité des projets liés à cette énergie fossile, qui deviennent beaucoup moins attrayants. Au final, c’est donc favorable aux grands projets d’énergies renouvelables. Selon certaines analyses récentes, les prix du pétrole devraient remonter dans un monde post-coronavirus. Les énergies renouvelables seront par contre beaucoup moins chères et plus faciles à raccorder aux réseaux électriques que les centrales électriques conventionnelles à combustibles fossiles. Enfin, il ne faut pas oublier que le prix n’est plus le seul facteur motivant la consommation! Dans nos pays, les énergies renouvelables sont devenues très populaires alors que les centrales à énergies fossiles sont au cœur du problème des émissions de carbone.»