Qu’est-ce qui explique le succès de la domiciliation des ETF en Irlande?
– «Les ETF représentent 2.300 milliards d’euros d’actifs sous gestion en Europe. Cette classe d’actifs a enregistré des flux nets importants, principalement en raison des actions provenant des sociétés de gestion traditionnelles. L’Irlande abrite 1.500 milliards d’euros de ces 2.300 milliards. Le succès de l’activité ETF irlandaise peut se résumer en un mot : «Blackrock». Le groupe détient la part du lion avec 1.000 milliards d’euros et capte à lui seul la quasi-totalité des flux. C’est un marché où le gagnant rafle tout. [Les ETF globaux] sont une promesse de diversification qui est aujourd’hui moins vraie qu’auparavant pour le S&P 500, voire pour le MSCI World, où près de 70% des actions sont investies dans des entreprises américaines. En outre, les «Magnificent Seven» [toutes des entreprises technologiques américaines] représentent à elles seules 25% de l’indice. C’est une évolution folle. Le problème est que cela crée une concentration du risque.
L’argent investi dans les ETF passifs est-il destiné à y rester? «En discutant avec l’industrie de la gestion traditionnelle, on observe que les ETF passifs sont intégrés comme des briques de construction à long terme dans les portefeuilles. Cela signifie aussi que ces actifs sont définitivement perdus pour la gestion active.
Quel rôle reste-t-il pour la gestion active dans ce contexte? «Je pense que la gestion active a un rôle à jouer en matière de diversification et de réduction des risques idiosyncratiques. Il reste à voir comment ces ETF se comporteront en cas de retournement brutal du marché. La gestion active pourra alors démontrer sa pertinence.
Le taux de 15% sur les dividendes américains constitue-t-il un avantage décisif en faveur de l’Irlande?
«L’Irlande a connu des succès avec les ETF passifs MSCI World et S&P 500, grâce notamment à une convention de non-double imposition plus favorable avec les États-Unis sur les dividendes [15% contre 30% pour le Luxembourg]. Au Luxembourg, nous sommes tout aussi efficaces pour développer des ETF que l’Irlande. Le Luxembourg a aussi connu des réussites avec des ETF basés sur le MSCI Europe ou sur les marchés émergents. Amundi utilise l’Irlande pour les ETF MSCI World et S&P 500, mais tout le reste est domicilié au Luxembourg. Cela agace Amundi d’avoir à domicilier certains fonds en Irlande. C’est un mal nécessaire.
Si l’on veut concurrencer le fonds iShares Core S&P 500 de Blackrock avec ses 114 milliards de dollars d’encours et son TER très faible, il est difficile de ne pas être en Irlande. Avec un fonds similaire doté de 20 milliards d’euros, Amundi ne peut pas se permettre les frictions fiscales. Ces quelques points de base ne font pas une grande différence pour la majorité des investisseurs, mais ils comptent pour les sélectionneurs de fonds.

Comment gérer efficacement la convention fiscale?
«Il est possible d’obtenir le taux de 15% via une réplication synthétique de l’indice. J’ai récemment comparé la performance d’un ETF synthétique luxembourgeois avec celle d’un ETF irlandais, tous deux basés sur le MSCI World. Le premier affichait une performance supérieure. Le dividende moyen sur le S&P 500 étant d’environ 1,5%, la différence de 15% équivaut à 22 points de base. Le problème est que plusieurs frais dans la chaîne de valeur – comme les coûts d’exécution – ne sont pas toujours pris en compte dans le TER. Un groupe de travail réunissant de grands acteurs des ETF a conclu que la convention fiscale n’était plus un facteur décisif.
Les ETF synthétiques croissent-ils plus vite que les ETF physiques?
«Non, l’Alfi a mené des études approfondies sur le sujet. Les deux modèles présentent des avantages et des inconvénients.
Y a-t-il des discussions gouvernementales pour modifier la convention fiscale?
«Il n’est pas prévu de rouvrir la convention de non-double imposition avec les États-Unis. C’est un processus long et complexe. Le Royaume-Uni a tenté de le faire sans succès.
Les actions américaines au sein du MSCI représentent un risque de concentration.
Quels avantages le Luxembourg peut-il offrir que l’Irlande ne peut pas reproduire?
«Le Luxembourg gère 7.300 milliards d’euros d’actifs UCITS, et la gestion alternative représente plus d’un tiers des encours grâce à une forte accélération des flux. Plusieurs acteurs passés en Irlande ont dû reconstruire une présence au Luxembourg, car les grands gestionnaires développent tous des activités alternatives. L’Irlande ne propose pas de solutions et ne comblera pas son retard.
Neuberger Berman, par exemple, a toute son offre liquide en Irlande mais a dû rouvrir une entité luxembourgeoise. Tout ce qu’ils font en Irlande pourrait être fait au Luxembourg. Si j’étais à la tête de l’un de ces groupes, je chercherais à éviter de multiplier les coûts. C’est pour cela que des groupes comme JP Morgan AM ou Fidelity ont implanté leurs opérations au Luxembourg tout en supervisant des fonds irlandais. «Tous développent la gestion alternative, car ce n’est pas avec 5 ou 10 points de base de frais dans les ETF passifs qu’on bâtit un modèle de croissance, même avec des centaines de milliards sous gestion.
Les ETF sont aussi des canaux de distribution : de nombreux fonds ne sont pas accessibles via les banques en ligne comme Trade Republic. Les sociétés de gestion peuvent remédier à cela en créant une part ETF portant le même nom que le fonds, ce que permet le Luxembourg mais pas l’Irlande.
Autre succès luxembourgeois: l’Alfi a obtenu de la CSSF qu’elle ne requière plus la publication quotidienne des actifs sous-jacents. Les participants autorisés y ont accès pour couvrir leurs positions, le marché les reçoit avec un mois de décalage. Cela rassure notamment pour les actifs peu liquides. L’Irlande en parle, mais ne l’a pas fait.

Serge Weyland: «Une promesse de diversification qui est moins vraie qu’autrefois.» (Photo: Nader Ghavami)
Comment expliquer le succès croissant des ETF passifs, mais aussi des ETF actifs en Irlande?
«Il faut se pencher sur ce que l’on appelle des «ETF actifs» proposés par JPM ou Nordea. Ce ne sont pas des stratégies de gestion active pure, mais plutôt du smart beta ou des approches systématiques. Leur comportement est très proche de celui des ETF passifs.
Que faire pour améliorer les statistiques côté luxembourgeois?
«On n’a pas encore vu d’ETF réellement basés sur des stratégies de gestion active traditionnelles. JPMAM et Fidelity proposent des ETF avec un objectif de surperformance nette d’environ 100 points de base par an. Peut-on surperformer avec un très faible tracking error? Ce sont de nouvelles approches.
On n’a pas encore vu de maisons traditionnelles lancer une part ETF d’un fonds actif classique. Cela viendra, et nous pensons que cela se fera depuis le Luxembourg, puisque les fonds sont déjà domiciliés dans le pays. «Les gestionnaires craignent de cannibaliser leurs canaux existants. L’objectif est d’attirer de nouveaux encours, pas de déplacer ceux déjà acquis.
Qu’est-ce que l’Irlande propose que le Luxembourg pourrait répliquer ou améliorer?
«Grâce à un volume important, l’Irlande a pu standardiser ses processus, notamment avec ses conseillers juridiques. En coopération avec la CSSF et les juristes, nous sommes désormais capables de guider plus efficacement les sociétés de gestion au Luxembourg et de les orienter vers des experts ETF. Le Luxembourg est aussi le siège de prestataires comme les banques dépositaires capables de servir les grands gestionnaires d’ETF.
En dix ans, le pays a énormément renforcé les compétences et la substance dans les sociétés de gestion. L’Irlande, elle, commence tout juste à se réveiller sur le sujet. Le régulateur irlandais est d’ailleurs plutôt nerveux à ce propos. Il est souvent plus facile de conserver un client que d’en gagner un nouveau.
Le Luxembourg agit-il pour garder les acteurs déjà présents sur son sol?
«Nous travaillons étroitement avec le gouvernement, qui comprend bien les défis du secteur financier. Il a récemment amélioré le régime fiscal pour les expatriés. Il existe aussi des avantages comme le deuxième pilier de retraite, des déductions pour la formation, ou encore des aides à l’innovation, notamment dans le domaine de l’IA.
Observe-t-on davantage d’activités de front office au Luxembourg?
«L’Alfi travaille sur plusieurs initiatives pour augmenter les fonctions de front office. Dans la gestion alternative, cela commence à porter ses fruits : des équipes de financement global des fonds, de sélection de deals, voire des équipes d’investissement sont désormais présentes.
Pourquoi revient-on si souvent à la gestion alternative?
«Je pense qu’il faut s’attendre à davantage de fusions-acquisitions parmi les grands gestionnaires. Plusieurs fonds de private equity font face à des problématiques de succession. Cela ouvre des opportunités pour des acteurs traditionnels comme Franklin Templeton ou Blackrock. Autrefois unifiés, Blackstone et Blackrock se sont séparés en 1995. Blackrock s’est lancé dans les fonds d’investissement privés. Blackstone, de son côté, a aussi commencé à proposer des stratégies liquides.»

Serge Weyland: «Le Luxembourg est aussi le siège de prestataires comme les banques dépositaires capables de servir les grands gestionnaires d’ETF.» (Photo: Nader Ghavami)
Le point de vue d’une banque dépositaire
«Le Luxembourg a fait de grands progrès récemment pour lever les obstacles à l’entrée, tant pour les investisseurs actifs que pour les émetteurs potentiels d’ETF actifs», a indiqué Ken Shaw, responsable des solutions ETF pour la zone EMEA chez State Street, à Paperjam. «Les trois éléments les plus différenciateurs de l’industrie des ETF au Luxembourg [par rapport à l’Irlande] sont :
1) la possibilité de lancer une classe d’actions cotée d’un fonds non coté existant
2) la possibilité de lancer des ETF actifs semi-transparents
3) l’expertise en matière de services pour les ETF synthétiques.» «Ces avantages devraient amener les émetteurs potentiels, en particulier ceux disposant d’une présence active locale, à envisager une stratégie “Luxembourg d’abord”.»
25%
Les «Magnificent Seven» (toutes des entreprises américaines) représentent 25% du MSCI World.
Cet article a été rédigé en anglais pour l’édition magazine de , parue le 26 mars. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié en français sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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