«Si on dit qu’on doit diminuer la consommation, le confort ou la mobilité, c’est vrai que, d’un certain côté, il y aura moins d’émissions de CO2. Mais nous n’aurons ni l’adhésion populaire, ni l’adhésion politique, ni l’adhésion économique», prévient Bertrand Piccard. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

«Si on dit qu’on doit diminuer la consommation, le confort ou la mobilité, c’est vrai que, d’un certain côté, il y aura moins d’émissions de CO2. Mais nous n’aurons ni l’adhésion populaire, ni l’adhésion politique, ni l’adhésion économique», prévient Bertrand Piccard. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Bertrand Piccard, par le biais de sa fondation Solar Impulse, promeut plus de 1.000 solutions technologiques à la fois protectrices de l’environnement et rentables. Celles-ci sont la preuve que, entre décroissance et croissance illimitée, une «croissance qualitative» est possible, explique-t-il.

Bertrand Piccard était au Luxembourg le jeudi 28 avril pour avec le ministre de l’Énergie, (déi Gréng), et le ministre de l’Économie, (LSAP), sur un thème: concilier l’écologie et l’économie. Psychiatre, explorateur, il a identifié, par le biais de sa fondation Solar Impulse, plus de 1.000 solutions technologiques à la fois protectrices de l’environnement et rentables.

Dans une interview accordée à Paperjam, il se présente comme le tenant d’une «croissance qualitative», troisième voie entre décroissance et croissance illimitée. Cette voie doit permettre de découpler l’économie de la quantité de consommation pour la coupler à la «qualité de l’efficience». Une perspective qui se veut «réaliste» puisqu’elle permet, en promettant profit et création d’emplois et en adoptant ainsi le langage des entreprises et du monde politique, de les convaincre que l’écologie doit être placée au cœur du développement économique.

La pandémie a très bien illustré l’intrication très forte entre croissance économique et émissions de gaz à effet de serre. Notre modèle de consommation et de production n’est-il pas en contradiction directe avec les objectifs de l’accord de Paris?

Bertrand Piccard. – «Jusqu’à maintenant, oui, c’est vrai que le développement économique a été lié à la quantité de production, de consommation, de déchets et de pollution. Et c’est cela que nous devons changer. Or, nous voyons aujourd’hui, à travers les solutions identifiées par la fondation Solar Impulse, qu’il est possible de coupler le développement économique à la qualité de l’efficience.

Cela veut dire qu’on va avoir besoin de moins de ressources, d’énergie et de déchets pour arriver à un résultat meilleur. Donc on va pouvoir créer des emplois et assurer le développement économique en remplaçant ce qui pollue par ce qui protège l’environnement. C’est ce que j’aime appeler la croissance qualitative: nous ne sommes ainsi ni dans la décroissance, qui risque d’amener au chaos social, ni dans la croissance soi-disant illimitée, qui est un mythe destructeur nous menant au désastre écologique.

Si on dit qu’on doit diminuer la consommation, le confort ou la mobilité, nous n’aurons ni l’adhésion populaire, ni l’adhésion politique, ni l’adhésion économique.
Bertrand Piccard

Bertrand PiccardprésidentSolar Impulse Foundation

Réconcilier croissance et environnement est votre credo. Est-ce parce que vous êtes particulièrement attaché à un modèle économique basé sur la croissance ou parce que, de manière plus pragmatique, vous pensez que c’est un message beaucoup plus efficace pour convaincre les acteurs de réaliser la transition énergétique – plus efficace en tout cas que de parler de réduction de la consommation et de la production?

«C’est plus réaliste. C’est pour cela que j’ai appelé mon livre ‘Réaliste’. Il faut obtenir un résultat indépendamment d’une idéologie. Si on dit qu’on doit diminuer la consommation, le confort ou la mobilité, c’est vrai que, d’un certain côté, il y aura moins d’émissions de CO2. Mais nous n’aurons ni l’adhésion populaire, ni l’adhésion politique, ni l’adhésion économique.

Donc j’utilise mon expérience de psychiatre – parce qu’à la base je suis psychiatre avant d’être explorateur – pour parler le langage des gens que je veux convaincre. Et ceux qui peuvent vraiment changer les choses, ce sont les entreprises et le monde politique. Or, eux, ils raisonnent en termes de création d’emplois et de développement économique. Donc il faut leur montrer qu’ils peuvent créer plus d’emplois et avoir plus de développement économique s’ils mettent l’écologie au cœur de leurs actions que s’ils continuent à gaspiller comme jusqu’à maintenant.

Nous sommes, dans les pays riches, de loin les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre par personne. La croissance verte n’est-elle pas le rêve teinté de déni de ceux qui, dans ces pays riches, ne veulent pas remettre en cause leur mode de vie?

«Si on parle des pays riches, il faut regarder les 9/10e des pays dans le monde qui ne sont pas riches et qui ne rêvent que d’une chose: se développer pour rattraper notre niveau de développement. Que va-t-on leur dire à eux? Ne vous développez pas? Restez sans électricité, sans sanitaires, sans bâtiments chauffés ou climatisés? Mais vous aurez le monde entier contre vous! Donc il faut montrer que ce développement est possible de manière écologique, avec de nouveaux produits, de nouveaux systèmes, de nouveaux matériaux, de nouveaux procédés, de nouveaux appareils.

Il faut faire croître l’économie de manière à assurer une bonne qualité de vie, mais cette économie doit être découplée de la quantité de consommation pour être couplée à la qualité de l’efficience.
Bertrand Piccard

Bertrand PiccardprésidentSolar Impulse Foundation

En outre, quand on parle de décroissance, vous avez les tenants de la décroissance qui ne disent pas ce qui doit décroître, et les tenants de la croissance qui ne savent pas quoi faire croître. Or, ils se disputent sur un immense malentendu. Parce que c’est évident qu’il faut décroître la pollution, l’inefficience, le gaspillage, les déchets, la démesure. Mais il y a d’autres choses qu’il faut croître: la santé, l’éducation, la sécurité sociale, les caisses de retraite. En fait, il faut faire croître l’économie de manière à assurer une bonne qualité de vie, mais cette économie doit être découplée de la quantité de consommation pour être couplée à la qualité de l’efficience. Et là, vous avez une solution réelle.

«Aujourd’hui, c’est toujours légal de polluer, de gaspiller, d’être inefficient. Il faut que les gouvernements accompagnent cette modernisation des infrastructures par une modernisation des réglementations», estime Bertrand Piccard. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

«Aujourd’hui, c’est toujours légal de polluer, de gaspiller, d’être inefficient. Il faut que les gouvernements accompagnent cette modernisation des infrastructures par une modernisation des réglementations», estime Bertrand Piccard. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Le directeur de l’Erin (le département «environnement» du List), Lucien Hoffmann, prévenait, dans une , qu’il est «très difficile de parier sur une amélioration technologique seule sans aborder aussi son usage», expliquant que, «historiquement, très peu de nouvelles technologies ont permis une réduction de la consommation d’énergie». Par exemple, les voitures thermiques n’ont jamais été aussi efficaces, mais la demande en pétrole atteint des sommets, car améliorer les moteurs a permis de construire des voitures plus lourdes. Qu’en pensez-vous?

«Je pense que c’est tout à fait juste. Il s’agit de ‘l’effet rebond’. C’est pour cela qu’il faut une réglementation, comme la taxe carbone, qui oblige à tenir compte des externalités. Les produits seront un peu plus chers, mais on en consommera beaucoup moins, donc, en fin de compte, il y aura une amélioration du pouvoir d’achat. Avec une taxe carbone et une réglementation adéquate, l’effet rebond peut être positif, et pas négatif.

On a besoin d’une législation moderne qui pousse à utiliser des technologies modernes.
Bertrand Piccard

Bertrand PiccardprésidentSolar Impulse Foundation

Les pouvoirs publics doivent donc réglementer pour modifier les comportements de consommation…

«La meilleure manière de changer un comportement, c’est une réglementation. Cela ne se fait pas tout seul. Je suis vraiment saisi par le fait que, si on a identifié ces 1.400 solutions qui sont économiquement rentables et qui protègent l’environnement, malgré cela, ce n’est pas mis en place. On a besoin d’une législation moderne qui pousse à utiliser des technologies modernes.

Aujourd’hui, c’est toujours légal de polluer, de gaspiller, d’être inefficient. Il faut que les gouvernements accompagnent cette modernisation des infrastructures par une modernisation des réglementations. Ce qui ne veut pas dire tout interdire, cela veut souvent dire autoriser des choses qui ne sont pas autorisées aujourd’hui. Par exemple, décharger sa voiture électrique sur sa maison le soir pendant les pics de consommation, et la recharger plus tard quand il y a pléthore d’énergie, cela, la réglementation ne le permet pas. Donc je n’appelle pas à plus d’interdictions, mais à une modernisation de la législation pour favoriser l’arrivée de toutes ces technologies.

Au lieu de produire plus et de consommer plus, il faut consommer moins grâce à l’efficience.
Bertrand Piccard

Bertrand PiccardprésidentSolar Impulse Foundation

Craignez-vous que, impactées par la crise économique, les entreprises investissent moins dans la transition? Que leur conseilleriez-vous, afin d’éviter qu’elles ne prennent cette direction?

«Quelle est la conséquence de la guerre en Ukraine? Une crise alimentaire dans le monde et une crise énergétique. Et la solution à ces deux problèmes est exactement la même que pour le changement climatique: il faut être plus efficient. Au lieu de produire plus et de consommer plus, il faut consommer moins grâce à l’efficience.

Au niveau alimentaire, il faut savoir que, entre la production et la consommation, la moitié de la nourriture est perdue. Elle pourrit sur place, elle est mal transportée, elle est gaspillée. Donc on voit qu’il y a un potentiel énorme de mieux utiliser ce que nous avons.

75% de l’énergie produite sont perdus simplement parce qu’on a des systèmes d’infrastructure inefficients.
Bertrand Piccard

Bertrand PiccardprésidentSolar Impulse Foundation

Et concernant l’énergie?

«75% de l’énergie produite sont perdus simplement parce qu’on a des systèmes d’infrastructure inefficients. Un exemple: le tiers de l’électricité dans le monde est consommé par des moteurs électriques dans les usines. Or, comment fait-on varier leur puissance? Au lieu de mettre plus ou moins d’électricité, on augmente les résistances. Donc le moteur est toujours à fond, et on a toujours autant d’énergie consommée pour un effet encore moins bon.

Comme en plaçant une sourdine sur une trompette…

«Exactement. Or, aujourd’hui, avec la gestion digitale, on peut faire varier la vitesse de rotation du moteur pour varier le débit. C’est 60% d’économie! Donc si tout était modernisé rien qu’au niveau des moteurs électriques d’usine, cela permettrait 60% d’économie d’électricité sur le tiers de l’électricité du monde. C’est colossal! On réduit de 22%. Rien qu’en faisant cela.

Alors, au lieu d’aller chercher un autre fournisseur de gaz que la Russie, on ferait mieux de devenir efficient, d’isoler les bâtiments, de changer les systèmes de chauffage. Et les solutions sont extraordinaires: Celsius, par exemple, fait de la géothermie en ville, du forage à 200 mètres de profondeur de manière à mettre des pompes à chaleur dans des immeubles en ville. C’est cinq à six fois plus efficient qu’un radiateur électrique ou qu’un chauffage au fioul, c’est absolument incroyable!

Je vois que les solutions techniques existent. Cela me rend optimiste. Maintenant, ce qui me rend pessimiste, c’est de voir le temps qu’il faut pour mettre en place les processus élémentaires.
Bertrand Piccard

Bertrand PiccardprésidentSolar Impulse Foundation

Quand on regarde l’évolution des émissions de gaz à effet de serre, la situation paraît désespérée…

«Oui, complètement.

Vous espérez, vous qui avez réalisé le tour du monde en avion solaire alors qu’on disait cela impossible, que l’impossible soit justement possible?

«Je vois maintenant que les solutions techniques existent. Cela me rend optimiste. Maintenant, ce qui me rend pessimiste, c’est de voir le temps qu’il faut pour mettre en place les processus élémentaires. Par exemple, les usines ne crachent pas seulement de la fumée, mais de la chaleur dans l’atmosphère, donc de l’énergie. Une des start-up labélisées par la fondation Solar Impulse capte cette chaleur par des échangeurs thermiques dans les cheminées et redonne cette chaleur à l’usine. C’est 20% d’économie d’énergie pour l’usine. Or, c’est évident que cela devrait être obligatoire partout, puisque c’est rentable…»