À entendre les discours et témoignages des acteurs économiques ou politiques du Grand-Duché, la taille du pays est une caractéristique-clé pour comprendre la thématique qui nous occupe. Une taille qui génère des avantages comme des inconvénients d’ailleurs. Étant donné sa taille, le Luxembourg ne peut pas disposer d’industries dominantes dans tous les secteurs, mais le pays peut en revanche accueillir de nombreuses start-up, ou des secteurs de niche et innovants, comme celui de la recherche translationnelle ou l’exploration minière spatiale par exemple. Le Luxembourg ne peut pas non plus influencer tous les débats européens, mais il peut innover en étant un pays pilote. «Lorsque l’on ne peut pas tout faire, que l’on n’a pas la taille pour tout faire, il faut choisir de manière pragmatique et adéquate dans quoi être bon, dans quoi investir et œuvrer à être le meilleur», déclare Philippe Wery de manière très pragmatique au début de son intervention. Le Luxembourg a développé avec succès ces dernières décennies une logique de «cluster» pour dynamiser son économie et a démontré une capacité régulière à faire de bons choix pour permettre au pays de connaître une prospérité continue. Que l’on parle du secteur bancaire, de celui des fonds ou plus récemment du bois, du commerce électronique ou des fintech, «cette logique a toujours permis au pays d’avoir un coup d’avance», affirme Philippe Wery. De plus, le monde économique luxembourgeois est un ensemble d’acteurs proches pouvant faire preuve de solidarité. «On peut imaginer une entreprise locale en racheter une autre pour la sauvegarder et protéger le tissu économique national, et voir dans ces circonstances un État qui va soutenir moralement le projet, sinon plus.»
Une crise apporte aussi son lot d’enseignements, notamment en ce qui concerne la gestion au sein des entreprises. Pour Philippe Wery, expert de ce sujet, la période actuelle met en lumière les lacunes liées à la gestion des liquidités dans les sociétés: «If cash is king, assets are princesses and liquid assets are emperors.» Plus qu’une lacune, car «les dirigeants des entreprises sont des professionnels qui n’ont pas besoin qu’on leur dise que les liquidités sont essentielles», martèle Philippe Wery, c’est dans les usages qui sont parfois devenus de mauvaises habitudes que le problème réside: investissements limités, priorité à la distribution de dividendes, utilisation trop grande des crédits bancaires, suivi de trésorerie pas assez détaillé et régulier, politiques de paiement et de collecte des dus parfois trop généreuses, utilisation d’effets leviers parfois trop aventureux, bref, une multitude d’éléments qui, ensemble, peuvent amener des entreprises dans des situations critiques dès l’arrivée d’une crise comme celle du Covid. Bien sûr, ajoute Philippe Wery, «pour beaucoup d’entreprises, le contexte général ne leur permet pas la flexibilité de constituer les réserves suffisantes pour contrer cette crise, mais même pour celles-là, de bonnes pratiques doivent émerger pour limiter les effets dévastateurs la prochaine fois». La résilience de notre économie vient aujourd’hui de la capacité et la rapidité de réaction des gouvernements, mais également de la capacité des organisations à mobiliser des réserves financières. «Les capacités de mise en réserve des liquidités dans les organisations luxembourgeoises existent, mais doivent sans doute être augmentées», précise Philippe Wery. «Il existe également d’autres solutions, comme des fonds spécialisés en matière de dettes, ou dits de ‘sales and lease back’, qui permettent de dégager des liquidités basées sur des actifs, même illiquides, présents dans l’entreprise.»
À long terme, les ferments de la croissance d’une zone sont la main-d’œuvre et les infrastructures qui ont été conjointement développées.
Mais concrètement, qu’en est-il du plan de relance prévu pour sortir de cette crise? Si l’on s’en tient à la dernière crise que le monde a connue, la crise financière de 2008, les plans de relance mis en œuvre n’ont pas fonctionné. D’une part car la crise monétaire grecque a empêché certaines mesures d’aller à leur terme, mais aussi et surtout parce que, d’autre part, l’endettement des États ne pouvait être considéré par les politiques européennes, inflexibles à ce sujet. Aujourd’hui, les choses semblent avoir changé. «Les communications européennes le montrent, les déficits publics ne seront pas un point de blocage pour mettre en œuvre des plans de relance», selon le Chief Executive Officer d’Arendt Business Advisory.
«À long terme, les ferments de la croissance d’une zone sont la main-d’œuvre et les infrastructures qui ont été conjointement développées», précise notre orateur. Cela signifie donc des investissements constants en termes d’éducation, de formation, dans la requalification des personnes et dans des infrastructures innovantes liées à ce sujet. Tous les plans de relance en Europe intègrent donc aujourd’hui la circularité, le green deal, la durabilité, car la nouvelle donne d’infrastructures sera écologique. C’est au travers de ces thématiques que l’on pourra réinvestir et assurer une croissance pérenne. «On voit la conjonction des intérêts écologiques et économiques. Le capitalisme a rejoint l’idéologie et c’est une très bonne chose puisque cela nous permettra d’avancer», selon Philippe Wery.
Les plans de relance en 2008 étaient axés sur la demande, et en conséquence l’investissement public. Autrement dit, une logique postulant que pour qu’un pays se porte bien, il faut que ses habitants consomment. Mais, contrairement à la crise de 2008 qui avait fait plonger le revenu des ménages et où l’on avait tenté de redonner du pouvoir d’achat, la crise sanitaire actuelle n’a pas impacté fondamentalement les ressources financières des citoyens. «Aujourd’hui, c’est un plan de relance conjoint de la demande et de l’offre qui est nécessaire», indique Philippe Wery, en précisant un point: «Le risque majeur de ces plans qui investissent dans les entreprises ou l’innovation, c’est l’absence de coordination.» En effet, les plans existants aujourd’hui, en Allemagne ou en France par exemple, ne se prennent pas en compte l’un et l’autre. «Le Luxembourg aura le sien, mais il devra composer avec les autres États et participer à un élan européen tout en gardant sa spécificité», précise l’intervenant. Enfin, conclut-il, «les plans de relance doivent par logique soutenir d’abord les secteurs de l’économie susceptibles de réussir et de conduire sur des rails la croissance de tout le train national.» Ainsi, certains seront oubliés de ces plans. L’État doit alors, en parallèle, mettre en place des plans de soutien à ces secteurs à croissance plus faible et leur permettre ainsi de passer le cap de la crise et profiter par après du nouvel élan insufflé par les plans de relance nationaux. Ainsi, le Luxembourg pourra sortir de la crise par le haut avec le moins de dégâts possible sur notre économie.
Le Luxembourg a par ailleurs besoin, plus que jamais, de ressources qualifiées. L’enjeu est donc de rester attractif pour les talents du monde entier, ce que réussit parfaitement le pays. En ce qui concerne la rétention de ces talents, comme le disait notre orateur un peu plus haut, l’investissement dans l’éducation, la formation continue et notamment la reconversion des personnes est un bon investissement qui mérite que l’on y consacre beaucoup d’efforts. «Pourquoi un ingénieur du secteur automobile ne pourrait-il pas participer à l’aventure du space mining, pourquoi un banquier ne pourrait-il pas soutenir une fintech?», s’interroge, enthousiaste, Philippe Wery. Si l’investissement national est fort, ces reconversions semblent en effet possibles et peuvent faire partie de la solution.
La métaphore culinaire improvisée par notre invité pour résumer ce dont a besoin le Luxembourg pour sortir de la crise conclut en beauté ce deuxième épisode d’Arendt We Live. «C’est assez simple comme recette: faisons un quatre-quarts. Nous avons besoin d’un quart de volontarisme politique, ingrédient indispensable qu’il faut porter doucement à émulsion. Ajoutons un quart d’innovation, car le Luxembourg réinvente ses recettes sans cesse, puis un quart de pragmatisme national sous toutes ses formes, en sauce, en julienne, grillé ou rôti, c’est toujours un ingrédient-clé. Pour terminer, c’est un quart de financement bien dosé, saupoudré d’un peu de chance, mais celle-ci ne sourit-elle pas, selon l’adage, aux maîtres-coqs les plus audacieux?»
Retrouvez l’intégralité podcast Arendt We Live:
4 questions express à Philippe Wery
• La crise peut-elle être considérée comme une opportunité économique?
La crise est une occasion de rebâtir le modèle économique actuel, les périodes post-crises ont souvent été des périodes de croissance faste et d’approche du plein-emploi. En théorie, cela semble donc avoir du bon, malheureusement, certaines personnes feront les frais de ce changement et c’est un problème moral, éthique. Il faut trouver des solutions pour que ces derniers sortent de la crise par le haut également, notamment grâce aux initiatives de reconversion professionnelle.
• Une des forces proprement luxembourgeoises qui lui permettra de sortir de la crise?
Le pragmatisme dont parlait Laurent Schummer (voir épisode 1) est une force indissociable du pays. C’est sous ce prisme que se dessineront les perspectives futures. Mais je parlerais également d’une véritable intelligence contextuelle et situationnelle existant au Luxembourg. Elle me frappe littéralement depuis 20 ans que je vis ici.
• Quelle est la leçon à retenir de cette crise en ce qui concerne la gestion des entreprises ?
Je crois que c’est la capacité à se projeter, à disposer de plans préétablis, et faire des réserves en prévision du pire, pour pouvoir débloquer des pans de liquidités ensuite, si besoin. C’est une base du management qui s’est révélée être essentielle aujourd’hui, car c’est elle, en grande partie, qui génère la résilience d’une entreprise.
• La solution n’est-elle pas finalement la suivante: innover, innover et toujours innover?
Je ne crois pas à l’innovation pure et simple, laissée à son propre sort. La seule façon d’avancer, c’est une innovation accompagnée, gérée à un moment donné, à qui on donne tous les atouts nécessaires pour grandir du stade d’innovation au stade de réussite, et donc de création de valeur, d’emplois et de pérennité.