Chaque couche d’innovation technologique (IA) vient s’agréger et se développe grâce aux couches antérieures, et ce, encore plus intensément quand il s’agit d’innovations technologiques d’une même branche. Ceci m’amène à postuler qu’avant de parler d’intelligence artificielle générative (la dernière couche d’innovation dans l’intelligence artificielle), il me faut parler d’une manière succincte des couches antérieures d’intelligence artificielle.
Le traitement automatique du langage naturel (natural language processing pour les anglicistes), la compréhension du langage naturel (natural language understanding), l’apprentissage automatique (machine learning en anglais) et l’analyse exploratoire des données (data analytics en anglais) ont permis l’éclosion d’applications diverses comme les moteurs de recherche, les systèmes experts, les systèmes de recommandation, les générateurs d’image, les chatbots pour ne parler que des plus connus.
Toutes ces anciennes couches ont en commun la création de systèmes de recommandation sur la base de données historiques que des algorithmes apprennent à appréhender et à déchiffrer quant à leurs modèles et comportements et des extrapolations possibles et probables. Toutes ces anciennes couches ont en commun certaines limites concernant la fiabilité de leurs recommandations, et ce dépendant des approches de supervision, de renforcement utilisées sur les données analysées.
L’emploi en voie de «rationnalisation»
L’intelligence artificielle générative (IAG) est le dernier avatar des innovations IA. Une avancée très importante sans doute qui se focalise non pas sur la reconnaissance de modèles et de comportements, mais sur la «création» de nouvelles données à partir de données de base – une création entre guillemets car rien ne peut être créé sui generis. Les promesses de l’IAG sont multiples et les conséquences profondes, surtout quand elles sont utilisées d’une manière complémentaire avec les couches anciennes de l’IA. Créativité de résultats d’analyse (IAG), couplée au rigorisme de résultats d’analyse (apprentissage automatique et autres) forment un cocktail détonant qui va changer la donne dans biens des métiers.
Notamment dans l’industrie des services financiers, importante pour le Luxembourg. Ces métiers sont, dans le désordre, la banque dépositaire, les services aux fonds (comptabilité, valorisation, les rapports financiers/opérationnels/de risque, l’agence de transfert), l’audit, le conseil, la conformité, la gestion d’actifs…
Tous ces métiers ont en commun une hyper spécialisation, un traitement d’un nombre grandissant de données plus ou moins homogènes, plus ou moins structurées, un travail répétitif même si à grande valeur ajoutée, un travail toujours assez manuel, une utilisation d’outils digitaux et une automatisation de processus balbutiante, et des erreurs humaines qui peuvent être qualitativement ou quantitativement importantes.
La plupart des experts sont d’accord sur le fait que l’IAG et l’IA traditionnelle, appliquées à des métiers ayant certaines de ces caractéristiques susnommées, auront pour effet de rationaliser l’emploi (un doux euphémisme qui cache une réduction des effectifs). Il y aura bien d’autres résultantes induites, de deuxième voire de troisième rang.
Des organisations à faire évoluer
Bien sûr, de nouveaux métiers devront être créés. Comme les métiers afférents à la gestion des risques de l’IAG/IA. Quid des certifications de conformité appliquées à l’IAG/IA? Il y aura certainement des équivalences SOC 2 par exemple. Quid des standards qui devront être développés pour mieux cerner le déploiement et la gestion d’outils IAG/IA? Le DevOps (administration des structures informatiques) appliqué à l’IAG/IA semble aussi une piste très importante à creuser. Si l’on part du principe que nos entreprises adopteront des outils IAG/IA et que ces outils devront être vérifiés et certifiés (d’un point de vue de sécurité, de vie privée, de transparence des décisions induites, de présence de biais décisionnel) puis devront être constamment mis à jour et gérés (mise à jour des données, raffinement à la marge des algorithmes, optimisation des outils, gestion au jour le jour de l’utilisation, interaction avec des agents IA, ingénierie IA), bon nombre de nouvelles expertises vont voir le jour, soit auprès d’entreprises existantes soit par le biais de nouvelles start-up. Que d’opportunités!
Il me semble aussi opportun d’aborder le sujet de l’organisation du travail. Nos schémas, nos organigrammes, notre organisation d’entreprise devront impérativement évoluer. En effet, qu’est-ce qu’un organigramme autre que la représentation schématique de liens et relations fonctionnelles entre fonctions et entre personnes. Ces liens et ces relations se sont développés en grande partie grâce et à cause de la manière dont nous avons pu et nous pouvons traiter l’information. Ces traitements d’information étaient limités par nos capacités humaines, techniques et technologiques. L’IAG/IA va faire voler tous ces acquis en morceaux, et nous allons devoir penser l’entreprise d’une manière différente. L’IAG/IA repousse cette limite de traitement et de compréhension de l’information et surtout le processus décisionnel qui en découle. Ceci implique aussi des modes de gouvernance, de contrôle différents, assujettis à des cadres légaux et réglementaires qui devront prendre en compte l’éthique et des objectifs sociétaux.
De plus, ces changements au sein du monde de l’entreprise ne se développeront pas seulement d’une manière endogène au monde du travail. Demain, tout un chacun aura loisir d’interagir avec un agent IAG/IA digital et pourra de ce fait prendre des décisions nouvelles, ou des décisions différentes, informé par une analyse et une expertise jusque là hors de portée du commun des mortels. Prenez l’exemple de l’internet qui, dans la main de chaque consommateur, de chaque citoyen, a profondément changé nos économies et le comportement de nos entreprises. Il en sera de même avec l’IAG/IA, et ce bien sûr dans le monde des services financiers, des fonds, des investissements, des services au fonds. Un consommateur, un client, un utilisateur bien mieux armé et informé sera une source exogène de changement.
Ne pas trop légiférer trop tôt…
De plus, l’intelligence artificielle générale (IAG’, à différencier de l’intelligence artificielle générative, IAG) va aussi poindre son nez – pensez à une super intelligence «sous stéroïdes» capable de répliquer toute activité humaine. Je laisse le soin aux critiques de nous dire si cette nouvelle étape est possible dans un avenir proche. Les opportunités seront décuplées si cette nouvelle avancée s’avère fructueuse.
Finalement, quelques commentaires d’ordre législatif et réglementaire. Il m’apparaît opportun de ne pas surlégiférer et surréglementer trop tôt, le risque inhérent étant de ne pas utiliser d’une manière optimale ce que ces nouvelles innovations peuvent nous apporter. Plus facile à dire qu’à faire dans le cadre de l’Union européenne… En revanche, il paraît opportun de s’atteler à la création de standards professionnels appliqués à l’IAG/IA. Des organismes comme l’Organisation internationale de normalisation (ISO) travaillent déjà sur des standards appliqués à l’IAG/IA (et d’autres comme la NIST aux États-Unis par exemple, et pour n’en citer qu’une autre). Mais il ne faut pas se limiter à ces organisations techniques.
Dans le cadre de l’industrie des fonds, pourquoi ne pas créer des standards IAG/IA spécifiques et adaptés qui pourraient être utilisés pour les prochaines années de croissances de la Place. Quelle autre juridiction que le Luxembourg est la mieux placée pour en devenir le leader ou la tête pensante et fondatrice? Nous avons un régulateur aguerri aux mondes de la finance et des fonds, des entreprises de conseil spécialisées, des cabinets d’avocats experts dans les moindres détails de toute loi sur les fonds et bon nombre d’autres experts dans d’autres métiers au service de fonds.
Un nouveau gouvernement luxembourgeois, un nouveau ministre des Finances, devrait se pencher sur la création de standards IAG/IA de concert avec le secteur privé. Ce serait un atout formidable pour le Luxembourg de demain. J’ajoute que des standards IA spécifiques à l’industrie des fonds, serviraient aussi de tremplin pour toutes les industries de gestion des données traitées et/ou créées, de cadre de travail aussi, et de garde-fou contre de potentielles dérives.
*Pascal Bouvier est un investisseur en capital risque. Il investit dans des start-up dans le domaine de la fintech, de la cybersecurité et de domaines technologiques comme l’intelligence artificielle. Il est l’associé gérant de MiddleGame Ventures. Pascal commença sa carrière dans la banque en Europe et aux États-Unis. Avant de devenir investisseur en capital risque, il fut entrepreneur et travailla pour diverses start-up et PME aux États-Unis. Il obtenu son MBA auprès de la Darden Business School à l’Université de Virginie, et est un Chartered Financial Analyste (CFA). Il vit à Luxembourg depuis janvier 2020.